De l'actualité du trauma et de ses modes de sédation



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Transcription:

De l'actualité du trauma et de ses modes de sédation Elise Aurin 1 Lacan, dans Les complexes familiaux, rappelait que la psychanalyse est venue à Freud en un temps qui voyait s accomplir un bouleversement des structures traditionnelles de la famille : «Le sublime hasard du génie n explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne alors centre d un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles qu un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d Oedipe» 2. Il indiquait ainsi que c est à son fondement même que la psychanalyse est tissée des liens étroits entre les formes institutionnelles de la famille et la constitution psychique. La famille freudienne, matrice du trauma sexuel, est un catalyseur de jouissance dont les fonctions symptomatiques se trouvent redistribuées par l évolution du lien social contemporain. Lacan notait que le complexe d Œdipe aurait été impensable hors la famille paternaliste de la culture occidentale, relevait à titre de particularité la concentration sur le père des fonctions de sublimation et de répression, son «double rôle», à la fois représentant de l autorité et centre de la révélation sexuelle. De l ambiguïté de l imago paternelle, il pointait les effets à la fois symptomatiques et créatifs, typiques de notre civilisation. Son caractère éminemment symbolique s atteste dans les modes de sa carence ou de son déclin, les névrosés témoignant toujours de son insuffisance ou discordance au regard de sa fonction. L Œdipe pourtant ne sature pas les fonctions de jouissance et de régulation du désir de la famille moderne, dont le trait spécifique est la contraction autour du couple. Durkheim la désignait du nom de «famille conjugale», et Lacan soulignait «l influence 1 Doctorante en Psychopathologie, Université Rennes 2, Psychologue clinicienne 2 Lacan, J., «Les complexes familiaux», Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p.61 1

prévalente que prend ici le mariage, institution qu on doit distinguer de la famille» 3. En 1908, Freud consacrait à cette institution un article : La morale sexuelle civilisée 4. On connaît la thèse freudienne, célèbre : notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. Elle se fonde d une cession par chacun de sa pleine souveraineté comme d un renoncement à certains modes de satisfaction pulsionnelle. En affirmant que cet ensemble de sacrifices constitue le fonds culturel commun, la matière même de nos biens matériels ou idéaux, Freud posait une équation inédite: les plus admirables réalisations de la civilisation ne sont que du sexuel sublimé. Le concept de sublimation vient alors intimement conjoindre renoncement pulsionnel et productions culturelles, et dire leur homogénéité. Pourtant cette transmutation connaît une limite : une certaine dose de satisfaction sexuelle directe, variable selon les sujets, reste indispensable. C est à partir de ce point de doctrine que Freud démontre les ravages de ce qu il appelle la «morale sexuelle civilisée», c est-à-dire la restriction de l exercice de la sexualité au seul cadre du mariage. Le renoncement aux pulsions, obtenu par leur répression éducative pendant l enfance et la jeunesse, devrait trouver sa compensation dans le mariage, qui en constitue la visée et la promesse de récompense. Or il n en est rien, l abstinence requise en amont organisant l échec des buts mêmes du mariage : la contention de tous les élans et curiosités sexuels de l enfant affaiblit l homme, quand elle ne le rend pas neurasthénique ou pervers, et fait de la femme un être inapte au plaisir comme à la réflexion. Voilà le portrait misérable que Freud dresse du mariage : la conjonction de deux pauvres êtres en qui toutes possibilités d épanouissement ont été patiemment étouffées. Triste vie, qu assombrit encore s il le fallait la désillusion devant la fuite de ce bonheur ardemment désiré, et dont le prix fut le renoncement aux pulsions. Dès lors qu éveillé, le sexuel ne saurait être réduit au silence, seulement déplacé sur une autre voie, et la fuite dans la maladie sera souvent la seule issue en direction de la satisfaction. 3 Ibid., p.27 4 Freud, S., «La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes», La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp.28-46 2

Au-delà du caractère circonstancié de ce pamphlet contre l abstinence et la monogamie, se dégage ici un véritable axiome de la pensée de Freud : le renoncement à la satisfaction ne peut rester sans compensation. Freud a produit plusieurs constructions conceptuelles de cette soustraction de jouissance, dont l invariant est que l exigence pulsionnelle rencontre toujours un obstacle sur le chemin de sa réalisation, qui l engagera à se reporter sur une série d objets substitutifs. En 1929, dans Malaise dans la Culture, Freud reprenait à nouveaux frais la question du sacrifice et de la satisfaction à partir de la figure du Surmoi. Héritier du complexe d Œdipe, le Surmoi est néanmoins au principe de ceci que le sacrifice des pulsions ne soit payé en retour que par un accroissement de l exigence pulsionnelle, paradoxe que Lacan ramassera magistralement en soulignant sa nature pulsionnelle: la voix et le commandement de jouissance Ŕl impératif catégorique- sont la face obscène et féroce de l interdit soutenu par le père, l envers de sa fonction pacificatrice, l envers de la promesse d un usage réglé du sexuel et d une compensation de la jouissance perdue. Le «Malaise dans la culture» est désormais le corrélat irréductible de l Œdipe, corrélat proprement structural, et non plus soluble dans une hygiène sexuelle, comme Freud l articulait plus tôt. La finalité de l existence est sans doute la recherche du bonheur, et pourtant le programme du principe de plaisir est partout tenu en échec. La douleur et l angoisse menacent de tous côtés, dans un corps promis à la finitude, dans le déchaînement aveugle des puissances naturelles, enfin, là où elle est sans doute la plus inacceptable, dans le lien même aux autres hommes. Pour supporter cette vie, des compensations sont nécessaires : d'abord de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose ; puis des satisfactions substitutives qui l'amoindrissent; enfin, des stupéfiants qui nous y rendent insensibles, sans conteste la façon la plus directe et efficace d éviter la souffrance. Freud a longtemps pensé la toxicomanie comme équivalent de la masturbation. La seule véritable addiction, écrivait-il, est la masturbation, et les besoins impérieux de 3

morphine, d alcool, de tabac sont en fait déterminés non par la nature de ces produits, mais parce que, comme la masturbation, ils sont des substituts de la jouissance sexuelle manquante 5. Freud préconisait logiquement que les moyens d accès à une sexualité normale soient préalables à toute tentative de sevrage, nécessairement vouée à l échec sans l instauration des conditions ad hoc de la satisfaction sexuelle 6. Dans Malaise dans la culture, la fonction de la drogue n est plus toute inscriptible au chef de cette première thèse qui en fait jouissance substitutive : l intoxication y devient le principe d une mise en série, qu introduit la si célèbre phrase de Freud, «pour supporter la vie, nous ne pouvons nous passer de remèdes sédatifs» 7 : l art est narcose, trop légère cependant, la religion opium, les menus plaisirs, de fugaces étourdissements. Le recours à la drogue est encore le moyen le plus efficace pour se séparer de ce qui fait souffrir. La sédation du malaise par la drogue ne relève pas du refoulement ou de la formation de compromis, ni de la sublimation. Pratique du corps, ordonnant la modification des conditions mêmes de la sensibilité, elle est un mode radical d évitement de la souffrance, d anesthésie, qui consiste en un retrait ou une soustraction du sujet. En effet, Freud relève que la drogue n est pas seulement pourvoyeuse d une jouissance immédiate, mais surtout d un degré d indépendance sans égal à l égard du monde extérieur : le «briseur de soucis» 8 permet de «se soustraire à la pression de la réalité» 9. Dès ses premières recherches, Freud a conçu la psyché sur le modèle d un organisme régi par le principe du plaisir, dont la fonction première est homéostatique, et le mode de défense primitif, la fuite devant la stimulation douloureuse, prototype du refoulement. Freud donnait dans l Interprétation du rêve le paradigme de l échec de la fuite : le cauchemar, et la paralysie pétrifiante qui s y empare du sujet au culmen de l angoisse. Le principe du plaisir est ainsi intimement lié à la possibilité de se mouvoir, c est-à-dire au déplacement, dont le refoulement est un mode élaboré. La sédation est là 5 Lettre à Fliess du 22/12/97, in Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, p.211 6 Freud, S., «La sexualité dans l étiologie des névroses», Résultats, idées, problèmes, Tome I, Paris, PUF, 1998 7 Freud, S., Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p.17 8 L expression est de Goethe et citée par Freud dans Le malaise dans la culture, Op.cit., p.21 9 S. Freud, Malaise dans la culture, op. cit., p. 21 4

autre chose, qui convoque l idée d une soustraction sans déplacement, d une anesthésie là où le déplacement est impossible. Sédation et compensation de jouissance se trouvent ainsi intriquées dans l économie libidinale de l intoxiqué selon Freud, mais il faut ici poser qu elles répondent de deux registres distincts, et que la logique de la soustraction n est pas homogène à celle de la substitution ou du déplacement. De la soustraction du sujet au malaise dans la culture, le grand texte de Freud passait sous silence la pointe la plus vive, combien plus abrupte, et sans appel, que le recours aux drogues : le suicide. Lacan évoquait, dans Fonction et champ de la parole et du langage, un suicide proprement symbolique, tel le suicide d Empédocle se précipitant dans l Etna, par lequel le sujet dit «non» à sa capture dans l intersubjectivité, «non» à «l aliénation de son désir dans un vouloir qui est toujours vouloir de l autre» 10. Lacan lisait dans la disparition réalisée du sujet la manifestation de la pulsion de mort comme affirmation désespérée et paradoxale de la vie, «suprême détour par où la particularité immédiate du désir ( ) retrouve dans la dénégation un triomphe dernier» 11 ; et indiquait que ce mouvement de soustraction désigne le sujet en deçà des «jeux sériels de la parole» 12 : en deçà non pas du signifiant et des lois du langage, mais de l aliénation dialectique des lois de la parole. Cet en deçà de la logique de la relation trouvera à se déplier et se rectifier encore dans l enseignement de Lacan, lors de la formalisation de l opération de séparation, articulée à celle de l aliénation, dans un binaire qui impose de distinguer des modes du sujet en tant qu il est repéré dans son rapport ou aux signifiants de l Autre, ou à la jouissance. C est encore ce même topos -le suicide- que Lacan convoquait alors pour situer le sujet de la séparation, ce sujet qui, au manque de l Autre, fait l appoint de sa propre disparition : «l Autre, veut-il me perdre?» De l usage de drogue, Lacan a peu parlé, bien moins que Freud, si peu que l exhaustion des références est possible, et rapide. La première fois, il évoquait la 10 Lacan, J., «Fonction et champ de la parole et du langage», Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 320 11 Lacan, J., «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 320 12 Ibid., p.320 5

toxicomanie pour la congédier : c est un terme policier qui n intéresse pas la psychanalyse 13. La seconde fois, il l articulait au déversement des effets du discours scientifique dans le lien social contemporain, soulignant le paradoxe selon lequel ce déversement n est pas pour rien dans l angoisse qu il se propose de traiter. 14 La troisième fois, il situait sa fonction d une façon extrêmement précise, avançant, en 1975, une définition de la drogue : «c est ce qui permet de rompre le mariage avec le petit-pipi» 15. Référence est ici faite au petit Hans, à son angoisse, et au traitement de celle-ci par la phobie des chevaux. Ce mariage, continuait Lacan, est une affliction, et tout ce qui permet de le rompre est bienvenu. En l affirmation de cette nécessité, Lacan faisait écho au «nous ne pouvons pas nous passer de sédatifs» freudien, proféré quarante ans plus tôt, mais en portant tout l accent sur une logique de rupture, de séparation, et non de compensation. La fonction de la drogue n est aucunement dans sa définition lacanienne substitut de satisfaction ou consolation d un bonheur promis et déçu. «Rompre le mariage avec le petit pipi» était ce à quoi la phobie de Hans se dévouait, comme Lacan l a longuement commenté dans son séminaire La relation d objet 16. Lacan y indiquait que le «petit-pipi» n appartenait ni au temps de la complétude maternelle, ni au temps du pacte avec le père, mais devait être situé comme irruption de la «pulsion réelle», et plus précisément au point de rencontre de la pulsion et du manque de l Autre ; rencontre traumatique, à l intersection du réel et du symbolique, que signe l apparition de l angoisse. En 1975, le «mariage avec le petit-pipi» a reçu son nom dans la doctrine: «il n y a pas de rapport sexuel». Loin d être un constat empirique, c est par la logique que Lacan démontre qu en ce qui concerne le rapport entre les sexes, la relation est strictement impossible à écrire : «il n y a pas d élaboration logicisable et du même coup mathématisable du 13 Lacan, J., Petit discours aux psychiatres, Conférence inédite à Sainte-Anne du 10 novembre 1967 14 Ibid. 15 Lacan, J., Journées d étude des cartels de l École freudienne de Paris, Séance de clôture, 1975. 16 Lacan, J., Le séminaire livre IV, «La relation d objet», Paris, Seuil, 1994 6

rapport sexuel» 17. Il en déduit qu en tant que partenaire du rapport sexuel, le sujet n a pas d autre femme que le phallus, ce qui le met dans l embarras, voire l angoisse. 18 Se dégage ici un fil extrêmement consistant de l enseignement de Lacan, à parcourir depuis son commentaire de la Verneinung freudienne jusqu à ses constructions borroméennes : En cette intersection du symbolique et du réel, «ce point reculé de la structure» où Lacan, après Freud, nous porte, il inscrivait dans les entrelacs du nœud borroméen la jouissance phallique, mais aussi l angoisse, et le symptôme, dont l abord à partir du réel en modifie profondément les coordonnées: irruption de jouissance corrélée au non-rapport sexuel, le symptôme n est plus tant formation de substitut, comme Freud l articulait, que fonction d un réel dont Lacan disait qu il est ce qui revient toujours à la même place. 17 Lacan, J., Séminaire RSI, inédit, leçon du 18/03/75 18 Lacan, J., Séminaire RSI, inédit, leçon du 17/12/74 7