Les dynamiques à l œuvre dans le Printemps arabe

4 Dossier. XXX Les dynamiques à l œuvre dans le Printemps arabe L Occident doit se libérer de certains de ses préjugés tenaces sur le monde arabe pour évaluer avec justesse les processus démocratiques à l œuvre dans les nouveaux régimes. La présence de l islamisme comme force politique ne signifie pas une mort annoncée de la démocratie arabe. Pascal Boniface, Directeur de l Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), maître de conférences à l Institut d études européennes de l université Paris VIII 1. P eut-on observer des similitudes entre les pays du monde arabe, alors que chacun possède sa complexité, sa culture, son histoire, sa localisation? Ce qui a été appelé le Printemps arabe montre que l État-nation reste l échelon essentiel de la vie internationale. On a d abord parlé d événement spécifique au monde arabe dans lequel les populations prendraient en main leur destin après avoir été privées pour des raisons diverses d autodétermination. Le fait que les populations se fassent de plus en plus entendre n est cependant l apanage du monde arabe. C est vrai sur l ensemble des continents grâce au développement de l alphabétisation, du niveau de vie économique. Avec un dollar par jour pour vivre, les revendications sont plus faibles qu avec un statut de classe moyenne et un accès plus important à l information. L «effet domino» n a pas eu lieu partout : ainsi, deux régimes qui semblaient immuables, voire soumis à une succession dynastique comme ceux de l Égypte et de la Tunisie, ont changé de dirigeants à la surprise générale ; mais ce n est pas le cas de l Algérie ou de l Arabie saoudite car chaque pays a son histoire propre, sa spécificité politique, stratégique et historique. Si l effet domino constaté en Europe en 1989 ne s est pas reproduit à l identique dans le Printemps arabe, c est que les causes ne sont pas les mêmes. Tous les pays de l Est avaient des régimes comparables en 1989, en raison de l imposition d un système politique par l Armée rouge, par la présence militaire soviétique. Les pays de p.4-9_boniface.indd 4 22/11/2012 17:25:35

Les dynamiques à l œuvre dans le Printemps arabe La Revue de la CFDT N 109 5 l Est vivaient sous l imposition d un système politique, le système communiste. Mikhaïl Gorbatchev a mis fin à l ère Brejnev dans laquelle les pays satellites n étaient pas libres de leurs choix internes mais dépendaient de l Union soviétique, qui rappelait parfois sa prééminence par la force comme elle l avait fait en 1953 en Allemagne de l Est, en 1956 en Hongrie, en 1968 en Tchécoslovaquie et en 1980 en Pologne. Tous les régimes sont tombés dès que M. Gorbatchev a annoncé qu il n utiliserait plus la force. Dans les pays arabes, ce n était pas cela, et aujourd hui il y a vingtdeux situations différentes. Il existe un effet global, qui n est pas limité au monde arabe, dans lequel les opinions prennent une importance considérable. Je ne dis pas que celles-ci dominent le monde ni que la démocratie existe partout dans le monde, mais même dans les pays non démocratiques, les opinions se font davantage entendre qu auparavant. En Chine se trouvent 500 millions d internautes et la Chine d aujourd hui n a plus rien à voir avec celle de Mao Tsé-toung. Ce n est évidemment pas une démocratie mais ce n est pas non plus le système totalitaire dans lequel le Parti communiste contrôle la vie privée, la façon de s habiller et les loisirs de chaque individu. Ce mouvement général a donc également atteint le monde arabe. Cependant, chacun possède son histoire personnelle : une révolution en Tunisie, une révolution et un coup d État militaire en Égypte, une guerre civile avec participation militaire étrangère en Libye, une guerre civile sans participation militaire étrangère importante en Syrie, au Yémen un règlement politique après une guerre civile et à Bahreïn, la répression d une révolte populaire avec l assentiment des puissances occidentales qui appelaient au Printemps arabe dans les autres pays. D ailleurs, il existe une grande part d hypocrisie à propos de Bahreïn. Il est délicat de dire que les révoltes populaires sont légitimes en Syrie et en Libye, en les appuyant militairement dans un cas et de soutenir une répression armée à Bahreïn au nom de la menace chiite, ce qui ramène une révolte sociale à une dimension confessionnelle. La motivation première de la révolte à Bahreïn était due au fait que les gens étaient démunis plutôt que chiites. La crainte du chiisme, la peur de l Iran nous ont poussés à soutenir la monarchie de Bahreïn alors que nous avons combattu d autres régimes qui réprimaient leurs populations. Il apparaît donc clairement que chaque situation est différente. Comment analyser les nouvelles formes de mobilisation populaire qui ont eu lieu dans les révolutions arabes? Les jeunes et les femmes, notamment en Tunisie, y ont pris une part importante et l ensemble des populations d une manière générale, était déterminée pour retrouver sa liberté, mais plus d un an et demi après, leur présence semble moins visible? Ceux qui sont au pouvoir aujourd hui, aussi bien en Tunisie qu en Égypte, n ont pas été à la source des révolutions qui ont renversé les régimes. Ce sont plutôt des forces laïques, progressistes qui ont provoqué le renversement du régime et ce sont plutôt des partis religieux plus 1 > Pascal Boniface vient de publier Comprendre le monde aux éditions Armand Colin, Don t Panik (avec Médine) aux éditions Desclée de Brouwer et L Atlas du monde global (avec Hubert Védrine) chez Armand Colin. Site Internet de l IRIS : www.iris-france.org. Il existe un effet global, qui n est pas limité au monde arabe, dans lequel les opinions prennent une importance considérable. Même dans les pays non démocratiques, les opinions se font davantage entendre qu auparavant. p.4-9_boniface.indd 5 22/11/2012 17:25:35

6 Dossier. XXX Si les partis religieux ont gagné les élections, il ne me semble pas que ce soit leur caractère religieux qui leur ait donné leur popularité, mais plutôt le fait qu ils incarnaient historiquement l opposition au régime. conservateurs sur le plan des mœurs qui possèdent désormais le pouvoir. Toutefois, ils ont pris le pouvoir car ils ont incarné depuis plus longtemps l opposition aux régimes qui ont été renversés. L Égypte et la Tunisie ne peuvent pas être mises sur le même plan. La société civile est beaucoup plus développée en Tunisie. Le droit des femmes y est établi depuis plus longtemps qu en Égypte. Dans les deux cas s opère un processus politique avec des tentatives de retour en arrière sur certaines libertés et une ligne politique pour conserver, une fois le régime politique renversé, les avancées sur le droit des femmes. Si les partis religieux ont gagné les élections, il ne me semble pas que ce soit leur caractère religieux qui leur ait donné leur popularité, mais plutôt le fait qu ils incarnaient historiquement l opposition au régime. C étaient eux les plus réprimés, les plus interdits, les plus anciennement installés dans l opposition. Ils étaient aussi les mieux organisés. Les manifestations étaient davantage incontrôlées et spontanées. En Tunisie, par exemple, l actuelle opposition aurait pu obtenir beaucoup plus de sièges. Elle a perdu les élections et des sièges en raison de sa propre division politique. Cela me rappelle la comparaison faite par une experte polonaise. Elle disait qu au moment du renversement du communisme, l opposition se trouvait dans les églises et pas dans les universités ou les syndicats qui étaient pour le régime. Les catholiques ultraconservateurs ont pris le pouvoir dans un premier temps. Ils ont essayé de revenir sur un certain nombre de droits, le droit à l avortement notamment. Ensuite, la lutte politique s est engagée. Ils ont dû de nouveau reculer. Les libertés qui avaient été mises en cause ont été rétablies. Le débat politique se déroule actuellement. Je doute que les tentatives de restriction de l égalité hommes-femmes aboutissent en Tunisie. Cependant, il n est pas possible d attendre de ces pays qu ils accomplissent en deux ans ce que nous avons nous-mêmes mis des décennies à réaliser. Justement, le modèle de la démocratie avec des lois, des élections, des règles, des libertés, tel que nous le connaissons, se mettra-t-il en place? La démocratie est un processus. Ce n est pas un produit instantané prêt à la consommation dès qu a été versé un peu de poudre et ajouté de l eau. Regardons comment se sont construites les démocraties dans les pays qui se disent démocratiques aujourd hui. Cela a pris énormément de temps avec des allers et retours dans un sens ou un autre. Il est normal qu il y ait des combats politiques contradictoires et que des turbulences apparaissent. L opinion va peser dans les évolutions et la démocratie va s imposer d une manière propre à ces pays. Pour l instant, les différents courants s affrontent car ils n ont pas la même conception. Il est impossible de réclamer un système démocratique dans les pays arabes en imposant l absence de partis radicaux. Lorsque les pays occidentaux ont cette exigence, ils se situent dans une vision complètement dépassée des relations internationales. L Occident ne dirige plus le monde p.4-9_boniface.indd 6 22/11/2012 17:25:35

Les dynamiques à l œuvre dans le Printemps arabe La Revue de la CFDT N 109 7 depuis déjà assez longtemps, et cela sera de moins en moins le cas. Même si des pays votent pour des partis qui ne correspondent pas à notre philosophie, le plus important reste que la démocratie s y enracine. Souvent, l argument est de dire que dans les pays musulmans, la démocratie est «un homme, une voix un jour». Lorsque les partis islamistes prennent le pouvoir, ils privent de liberté, ils détruisent la démocratie et deviennent répressifs. L exemple de l Iran le corrobore. Effectivement, l ayatollah Khomeini y a pris le pouvoir en 1979 de façon révolutionnaire en chassant la dictature du Shah d Iran puis en imposant sa propre dictature. Ce sont les faits mais il faut réfléchir à la cause : l Iran en 1980 était en guerre contre l Irak, soutenu à l époque par les pays occidentaux et les pays arabes. Une nation en guerre peut plus facilement imposer une dictature car elle fait taire l opposition jugée non patriotique. Lorsqu il y a une menace extérieure, la population se fédère beaucoup plus rapidement autour du pouvoir en place. Finalement, Robespierre n était pas musulman mais il a lui aussi imposé une dictature lorsque la patrie était en danger. Il ne faut pas confondre l effet de l établissement d un régime dictatorial en Iran après la révolution à la cause qui était que le pays était en guerre. Or, ni l Égypte ni la Tunisie ne sont pour l instant menacés de l extérieur. Les courants religieux dans le monde arabe structurent-ils la vie politique? Comment interpréter la présence au pouvoir de partis islamistes en Tunisie et en Égypte? Les partis islamistes ont réussi à obtenir le pouvoir grâce à leur ancrage social. Ils possèdent beaucoup d associations d entraide et sont en pointe sur la lutte contre la corruption, en Égypte comme en Tunisie. Ils sont présents dans les domaines qui défendent la justice sociale. Ces partis revendiquent le partage des richesses et l intégrité dans l exercice du pouvoir. Zine el-abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte représentaient un pouvoir autoritaire corrompu alors que les présidents égyptien Gamal Abdel Nasser et tunisien Habib Bourguiba n étaient pas considérés comme anti-sociaux. Z. Ben Ali et H. Moubarak ont supprimé de nombreuses aides sociales et rendu encore plus fragile la situation des plus démunis. Toutefois, le parti Ennahda, les Frères musulmans et les salafistes doivent composer avec la réalité du pouvoir. En Égypte, ils ont perdu un tiers des voix entre les élections législatives et les présidentielles. Ils savent bien que l imposition d un code vestimentaire ou alimentaire aurait un impact sur le tourisme. Cela aurait des effets économiques négatifs et, par conséquent, une baisse de popularité du régime. Ce n est pas parce que dans un village, l alcool est interdit dans les bars que l ensemble du pays est soumis à la prohibition. Les mots d ordre nationaux ne sont pas forcément suivis au niveau local. Ce serait un échec car il y aurait une résistance de la société civile. L Occident ne dirige plus le monde depuis déjà assez longtemps. Même si des pays votent pour des partis qui ne correspondent pas à notre philosophie, le plus important reste que la démocratie s y enracine. p.4-9_boniface.indd 7 22/11/2012 17:25:35

8 Dossier. XXX Les populations votent, mais sans amélioration de la situation sociale, il y aura un désenchantement par rapport à la démocratie. Celleci ne nourrit pas forcément son homme. Dans le Maghreb francophone, les mouvements islamistes sont aujourd hui moins visibles. Même si l Algérie a soif d une plus grande égalité sociale, elle garde le souvenir de la guerre civile des années 1990 qui a fait 100 000 à 200 000 morts. Les Algériens souhaitent désormais vivre dans une société apaisée. Le Maroc, quant à lui, avait anticipé certaines réformes, il est donc moins menacé par les courants islamistes. La volonté de changement des citoyens de la région arabe est-elle aussi forte qu au début des révolutions? Il y avait une volonté de changement très forte qui était liée à une expression de demande politique et de demande sociale. Les populations votent, mais sans amélioration de la situation sociale il y aura un désenchantement par rapport à la démocratie. Celle-ci ne nourrit pas forcément son homme. En Allemagne de l Est, quand les gens ont lutté pour détruire le Mur, c est non seulement parce qu ils souhaitaient être libres mais aussi parce qu ils voulaient être de plus grands consommateurs. Il faut regarder les choses de façon réaliste. La bataille est donc à la fois politique et économique. Qu en est-il de la Ligue des États arabes? C est une coquille vide qui se réunit régulièrement mais elle n a pas de réelle unité, excepté pour l affaire syrienne. Les pays arabes sont habitués à faire des appels à l unité et à se déchirer entre eux. C est peut-être un peu moins le cas depuis que Mouammar Kadhafi n est plus au pouvoir. Il était l un des trublions les plus importants, puisqu il insultait ses collègues chefs d État et de gouvernements. Il est cependant notable qu avec l affaire syrienne, la Ligue arabe a montré qu elle était capable de parler d une seule voix, y compris contre l un de ses membres. Pourquoi n y a-t-il pas eu d intervention de la France en Syrie alors qu elle a pris part aux interventions militaires en Libye? La France n est pas intervenue dans le conflit syrien en raison des effets de son intervention en Libye. Pour qu il y ait une intervention en Syrie, il aurait fallu un vote du Conseil de sécurité de l ONU (Organisation des Nations unies), ce qui n a pas été le cas. La Russie, la Chine et le Brésil s y sont opposés. Il y a eu finalement un changement de mission. Nous sommes passés de la responsabilité de protéger les populations à une volonté de changement de régime. Une intervention aurait abouti à une déroute stratégique et à un détournement de la résolution 1973 qui prévoit «une zone d exclusion aérienne au-dessus de la Libye, et l usage de tous les moyens nécessaires pour protéger les populations civiles à l exception de forces d occupation étrangères». De plus, l armée syrienne est plus forte que l armée libyenne. La comparaison n est donc pas possible. Ce n est pas le même sujet. p.4-9_boniface.indd 8 22/11/2012 17:25:35

Les dynamiques à l œuvre dans le Printemps arabe La Revue de la CFDT N 109 9 Les replis ethniques risquent-ils de l emporter sur le sentiment d appartenance nationale? Si le cadre national fournit à chaque communauté le droit d exister, le repli ethnique n existe pas. Si les communautés se sentent menacées en l absence d un cadre national protecteur, la tentation du recours à la protection ethnique est plus forte. Cela a été le cas en Irak, en Syrie et cela peut l être aussi aujourd hui en Libye. Comment doit être pris en compte le conflit israélo-palestinien pour l avenir du monde arabe? L agenda de Benyamin Netanyahou était de mettre au premier plan l affaire de l Iran pour laisser penser que le problème principal par rapport à la sécurité dans la région était l Iran et non pas le non-règlement de la question palestinienne. Il a aussi été dit que le Printemps arabe montrait que la question palestinienne était mineure, puisqu aucune révolution n avait eu lieu au nom de la Palestine. C est évident. Les Égyptiens comme les Tunisiens se révoltent pour des questions les concernant. C est le cadre national qui prévaut. Cependant, l affaire palestinienne reste fédératrice dans l ensemble du monde arabe voire du monde musulman, comme le montrent les événements de Gaza. Même si chacun fait de la politique intérieure en fonction des critères de politique intérieure, la cause palestinienne reste extrêmement mobilisatrice dans l ensemble du monde arabe. La Palestine est pour les Arabes l aveu d une duplicité occidentale, d un «deux poids deux mesures», d une injustice qui est faite à un peuple qui leur ressemble. Contrairement à ce qu ont dit trop rapidement certains (qui ne faisaient que reprendre une argumentation israélienne), la cause palestinienne reste très importante, y compris pour le Printemps arabe. Propos recueillis par Fabienne Doutaut p.4-9_boniface.indd 9 22/11/2012 17:25:35