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«Diffamation et anonymat» par Michaël POUTRÉ Table des matières Introduction... 1 Partie I Un concept fondamental à la démocratie : la liberté d expression... 2 Partie II L affaire Rawdon et les insultes anonymes... 6 Partie II.1 La notion d insulte... 6 Partie II.3 La notion d anonymat... 8 Partie III Liberté d expression, insulte et anonymat : quelle protection, quels enjeux?... 10 Conclusion... 16

Introduction Connu sous le pseudonyme de Jeffsabres, un internaute de 21 ans, Jean- François Champagne, est soupçonné d'avoir harcelé et menacé de mort plusieurs personnalités québécoises sur Twitter dont Guy A. Lepage, Michelle Blanc et Véronique Cloutier. La Presse, 31 mars 2011 1 L affaire «Jeffsabres» faisait les manchettes au moment de préparer ce texte. Il s agit encore d un cas où un individu se cache derrière le pseudonymat ou l anonymat que permet Internet pour tenir des propos disgracieux. Michelle Blanc, une des victimes de Champagne et par ailleurs spécialiste des médias sociaux, rappelle toutefois que «[s]ur Twitter, Facebook, les forums, les blogues ou ailleurs, vous n êtes et ne serez jamais totalement anonyme.». 2 Démasqué, Champagne, alias, «Jeffsabres» devra répondre de ses actes devant les instances criminelles. De plus en plus de cas semblables sont judiciarisés, notamment du côté de la justice civile. Au Québec, un des cas les plus notoires est certainement l affaire Rawdon 3, dans laquelle des blogueurs avaient tenus des propos diffamatoires à l endroit de la mairesse et du directeur général de la ville. La Cour d appel du Québec y est venu tempérer l ampleur de l injonction rendue en première instance ordonnant la fermeture complète du blog sur lequel avait été tenus les propos illicites. L objet du présent texte est de commenter cette citation du juge Rochon extraite du jugement en question : «d'aucuns pourraient s'interroger sur l'étendue de la protection qui doit être accordée à la liberté d'expression lorsque de pures insultes sont proférées de façon anonyme.» 4 Avant de nous prononcer sur la question que lance le juge, nous croyons nécessaire d en traiter les différents éléments, soit d un côté l étendue de la protection de la liberté d'expression, et de l autre, les concepts d insulte et d anonymat. Ainsi, dans la partie I, nous explorerons la liberté d expression, concept fondamental aux sociétés démocratiques, mais ayant des limites légitimes. Ensuite, dans la partie II, nous expliquerons les notions d insulte et d anonymat et en relèverons 1 Caroline Touzin, «Un internaute accusé de harcèlement sur Twitter», Cyberpresse, en ligne <http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201103/30/01-4384805-un-internaute-accuse-deharcelement-sur-twitter.php>. 2 Michelle Blanc, «JeffSabres, la saga, les enjeux, les limites», en ligne <http://www.michelleblanc.com/2011/03/30/jeffsabres-la-saga-les-enjeux-et-les-limites>. 3 Prud'homme c. Rawdon (Municipalité de), 2010 QCCA 584. 4 Ibid., par. 53. 1

les enjeux juridiques. Finalement, à la lumière des commentaires faits dans les parties I et II, nous livrerons notre réflexion sur l interrogation du juge Rochon dans la partie III. Partie I Un concept fondamental à la démocratie : la liberté d expression Mais ce qu il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l expression d une opinion, c est que cela revient à voler l humanité John Stuart Mill De la liberté Au Canada et au Québec, la liberté d expression est un droit fondamental protégé constitutionnellement, tant par la Charte canadienne des droits et libertés 5 que par la Charte des droits et libertés de la personne 6. Si on se contente souvent de dire que la liberté d expression est nécessaire à la démocratie, il est intéressant de se demander pour quelles raisons elle est importante, si fondamentale. Dans une étude portant sur les enjeux juridiques entourant la liberté d expression sur Internet, l auteur Dragoș Cucereanu nous indique que Several aims of freedom of expression can be identified : (a) search for and exchange of information and ideas with others, as the basis for forming informed opinions, for pluralism and tolerance, and the discovery of truth, (b) self-expression and self-realisation, (c) participation in public life and decision-making processes at various levels, (d) control of authorities in the exercice of their duties, the public watch dog function, (e) means of exercising or protecting other rights and legitimate interests, and (f) progress of society as a whole. 7 La Cour suprême du Canada a eu maintes occasions de se prononcer sur la question et nous dit qu «[i]l est difficile d imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d expression dans une société démocratique» 8. De plus, dans Irwin Toy, décision notoire en matière de liberté d expression 9, les juges nous indiquent que [l]a liberté d'expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l'esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient elles. Cette protection est, selon les Chartes canadienne et québécoise, 5 Art. 2b). 6 Art. 3. 7 Dragoș Cucereanu, Aspects of Regulating Freedom of Expression on the Internet, Antwerpen, Portland, Intersentia, 2008, p. 9. 8 Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326. 9 Il s agissait de déterminer si la publicité faite aux enfants relevait de la liberté d expression. 2

«fondamentale» parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l'individu. [Nous soulignons] 10 Dans cette même décision, on développe une analyse en deux étapes lorsqu il y a allégation d une violation de la liberté d expression dans le contexte de la Charte canadienne. La première étape consiste à déterminer si l activité en question relève bien du champ d application de la garantie et la deuxième, à déterminer si l action gouvernementale porte effectivement atteinte à la liberté d expression. La Cour nous enseigne qu il est très important de donner une portée large à la notion d expression comme on doit généralement le faire lors de l interprétation de la Charte, et que les activités d expression «ne se limitent pas au seul mouvement de la langue, des mâchoires et des cordes vocales pour produire des sons linguistiques.» 11 Dès lors qu une activité entend transmettre une signification, elle est expressive. 12 En fait, la notion d expression comporte selon nous quatre éléments déterminants qui auront chacun une importance relative selon la situation. D abord, une expression émane d un émetteur, lequel peut fortement teinter le message : The status, past behaviour and/or statements and other details regarding the content originator [ ] may influence the effect of the message. This is because it is normal for persons with critical, independant thinking to examine not only the plain text or meaning of a message, but also what its author may imply, what motives and purpose lay behind the statement. 13 On notera toutefois que l anonymat de l auteur a parfois pour objet d éviter de teinter de la sorte le message pour que l auditoire n ait pas une opinion biaisée de l idée, du message passé. 14 Pour qu il y ait expression, il doit y avoir un message, un contenu, une «signification». Le message est parfois explicite, mais peut aussi être implicite, voire métaphorique. Il peut être délicat de restreindre la portée de la liberté d expression sur cet élément en particulier. Le message envoyé 10 Irwin toy ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. 11 Ibid. 12 C est ainsi que la Cour suprême a étendu la garantie à l expression commerciale, laquelle a aussi un rôle à jouer dans notre société : «Au-delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d'expression, l'expression commerciale qui, répétons-le, protège autant celui qui s'exprime que celui qui l'écoute, joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques éclairés, ce qui représente un aspect important de l'épanouissement individuel et de l'autonomie personnelle. La Cour rejette donc l'opinion selon laquelle l'expression commerciale ne sert aucune valeur individuelle ou sociale dans une société libre et démocratique et, pour cette raison, ne mérite aucune protection constitutionnelle.» Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712. 13 D. Cucereanu, précité note 7, p. 97-98. 14 Donnons simplement l exemple de la correction anonyme des examens qui existe dans bien des universités. 3

par l émetteur passe par un canal. Il est important de faire une distinction entre le canal et le message. 15 Par exemple, la même idée peut être véhiculée dans une langue, puis dans une autre 16, dans un médium, puis dans un autre, et ainsi de suite. Bref, le canal est ce qui caractérise le chemin emprunté par le message pour rejoindre le dernier élément de notre quadrilogie : le récepteur. Le récepteur peut être celui ou ceux à qui le message est destiné, mais aussi celui qui prend acte, qui est témoin du message. Finalement, ajoutons simplement que ces quatre éléments s inscrivent nécessairement dans un contexte particulier qui, s il ne fait pas partie à proprement dit de la notion d expression, est toutefois déterminant quant aux conséquences de celle-ci. Une autre remarque devant être faite sur la liberté d expression est que le sens commun n est pas nécessairement un bon outil pour en analyser la portée. La juge McLachlin, dans l affaire Zundel, résume bien cette idée : La liberté d'expression est donc une garantie qui sert à protéger le droit de la minorité d'exprimer son opinion, quelque impopulaire qu'elle puisse être; adaptée à ce contexte, elle sert à éviter que la perception de la «vérité» ou de l' «intérêt public» de la majorité réprime celle de la minorité. L'opinion de la majorité n'a pas besoin d'une protection constitutionnelle; elle est tolérée de toute façon. 17 Malgré tout, aussi large soit la portée de la liberté d expression, celle-ci se confronte à d autres intérêts qu il importe de protéger. Ainsi, la sécurité des personnes 18, la vulnérabilité de certains membres de la société 19, l ordre social 20, la vie privée 21, la dignité et la réputation 22 des individus sont autant de raisons légitimes de limiter la liberté d expression. Parfois, ces limitations ne s adressent qu à l un des quatre éléments de l expression. Par exemple, dans le cas de l interdiction de la publicité destinée aux enfants de moins de treize ans, c est au récepteur que 15 Il peut être difficile de faire la distinction notamment lorsque le canal choisi sert à catalyser le message ou est en lui-même porteur de signification. 16 On distingue parfois le canal du «code», ce à quoi se rattacherait la langue. Cela n est toutefois pas nécessaire pour les fins du présent texte. 17 R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731. 18 L article 264.1du Code criminel prohibe les menaces. 19 Notamment les enfants : on notera à cet égard les articles 163.1 et suivants du Code criminel sur la pornographie juvénile, ou encore l article 248 de la Loi sur la protection du consommateur interdisant la publicité destinée aux enfants de moins de treize ans. 20 Les articles 318 et suivants du Code criminel encadrent la propagande haineuse. Notons aussi que dans certains pays, notamment en France, on interdit les propos négationnistes de l Holocauste. 21 L issue du conflit entre vie privée et liberté d expression est souvent déterminée par la notion d intérêt public. À cet égard, on lira Pierre Trudel, «L intérêt public», en ligne, <http://www.chairelrwilson.ca/cours/drt6913/interetpublicengeneral.pdf>. 22 Aussi consacrées comme un droit fondamental : Charte des droits et libertés de la personne, art. 4. 4

l on s intéresse étant donné sa vulnérabilité. Pour ce qui est de la propagande haineuse, c est plutôt le contenu, la signification, que l on tente d encadrer, car on admet qu il puisse avoir un impact négatif sur la société soit en ostracisant une communauté, soit en incitant à la violence. Lorsqu il est question de limiter la liberté d expression dans le contexte de la protection de la réputation, ce qui nous occupe dans le cadre du présent texte, il est intéressant de noter que les quatre éléments de l expression sont impliqués dans l analyse. D abord, on examinera le comportement de l émetteur pour tenter de voir s il a commis une faute, le droit de la diffamation étant, au Québec, une extension de la responsabilité civile extracontractuelle. Ainsi, la qualité de l émetteur modulera le standard de la personne raisonnable: le comportement d un journaliste professionnel sera examiné différemment de celui d un employé en grève tenant des propos sur son employeur, par exemple. L analyse du contenu est elle aussi cruciale, car elle permet d apprécier le caractère fautif des propos. Seuls les propos objectivement diffamatoires seront sanctionnés. 23 Certes, rares sont les mots ou les expressions qui sont diffamatoires de façon inhérente, mais ceci n empêche pas les tribunaux de recourir aux dictionnaires pour faire ressortir le sens commun de certaines expressions. Le canal n est important que lorsqu il module l effet du message, le rendant ainsi plus ou moins diffamatoire. Sinon, «[l]a forme d expression du libelle importe peu c est le résultat obtenu dans l esprit du lecteur qui crée le délit.» 24 Finalement, le récepteur est lui aussi au cœur de l analyse de la diffamation en droit québécois : sans préjudice subi par ce dernier, il n y a pas de responsabilité. Il faut soulever que le préjudice peut émaner de la réception du message fautif par la victime elle-même, mais aussi de la réception du message par un auditoire plus ou moins grand (qui peut même ne pas inclure la personne sur qui portent les propos). En d autres termes, il importe de qualifier et d identifier le ou les récepteurs pour mesurer l ampleur du préjudice. Bref, on comprend que les situations de diffamation sont très casuistiques et contextuelles : tous les éléments constitutifs de l expression doivent y être pris en compte pour voir s il y a matière à limiter la liberté d expression. Nous avons vu que la liberté d expression, fondamentale à nos démocraties, se confronte souvent avec d autres intérêts qu il est tout aussi légitime de protéger. C est précisément dans cette balance d intérêts que s inscrit le commentaire du juge Rochon. Le magistrat se questionne quant à «l étendue de la protection qui doit être accordée à la liberté d'expression» concept que nous avons analysé dans cette partie, mais dans le contexte précis où des «insultes sont proférées de façon anonyme». Il convient donc maintenant de s attarder à ces deux notions. 23 Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663. 24 Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), p. 211. 5

Partie II L affaire Rawdon et les insultes anonymes Avant de commenter les notions d insulte et d anonymat, il importe de rappeler brièvement les faits de l affaire Rawdon. Comme nous l avons dit, les situations de diffamation sont très contextuelles, et donc la bonne connaissance du paysage factuel est nécessaire à la compréhension du contexte dans lequel se situe la citation faisant l objet de ce texte. Dans l affaire Rawdon, des propos diffamatoires sont tenus à l égard de la mairesse et du directeur général de la municipalité de Rawdon, les demandeurs, sur un blog concernant l actualité municipale locale. Le blog en question est fondé en 2005. En 2007, les demandeurs apprennent qu ils font l objet de propos très peu élogieux à leur égard sur ce blog. Ils entreprennent donc de multiples démarches judiciaires 25 contre la personne à l origine du blog, les personnes ayant tenus les propos disgracieux, les modérateurs ainsi que l hébergeur du blog. Les demandeurs veulent notamment une injonction interlocutoire enjoignant aux défendeurs d arrêter de tenir des propos diffamatoires et de fermer le site. L injonction leur est accordée en première instance, mais, portée en appel par les défendeurs 26, elle est finalement rejetée. Cet extrait du jugement résume bien les motifs de la Cour d appel : [71] Toutefois, la fermeture complète du site Internet n'était pas justifiée. En fonction de la preuve faite, la fermeture complète d'un forum de discussion qui contient 240 pages et qui traite de la vie municipale à Rawdon m'apparaît être une mesure extrême et trop drastique car, à la limite, le but recherché était le retrait d'un maximum de 22 paragraphes. Ce type de mesure s'avérera rarement approprié puisque non seulement une telle mesure met une fin brutale aux échanges déjà effectués, mais elle prive également les participants d'un mécanisme de communication futur auquel ils ont librement adhéré. Bref, malgré qu il y ait eu des propos clairement diffamatoires sur le blog, il était injustifié de le fermer complètement. Partie II.1 La notion d insulte En droit québécois, il n y a pas de régime distinct pour encadrer les insultes. Celles-ci sont sanctionnées uniquement lorsqu elles sont fautives, par le biais de la responsabilité civile. Ainsi, les auteurs Baudouin et Deslauriers nous indiquent que 25 L affaire, ou plutôt la saga Rawdon regroupe une panoplie de procédures judiciaires, dont des requêtes en irrecevabilité et une ordonnance Anton Piller, mais nous nous contenterons de résumer les deux jugements rendus concernant l injonction demandée par les demandeurs. 26 Notons l intervention en appel de plusieurs intervenants (journal The Gazette, journal La Presse, Association canadienne des libertés civiles) ayant un intérêt pour la défense de la liberté d expression. 6

[t]oute atteinte à la réputation, qu elle soit verbales (parole, chanson, mimique) ou écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait, etc.), publique (article de journaux, de revues, livres, commentaires de radio, télévision) ou privée (lettre, tract, rapport, mémoire), qu elle soit seulement injurieuse ou aussi diffamatoire, qu elle procède d une affirmation ou d une imputation ou d un sous-entendu, constitue une faute qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. On retrouve le terme diffamation employé, la plupart du temps, dans un sens large couvrant donc l insulte, l injure et pas seulement l atteinte stricte à la réputation. [Notes omises] 27 S il est vrai que les insultes relèvent du droit de la diffamation, il importe selon nous de distinguer les «pures insultes» du propos diffamatoire. L auteure Nicole Vallières établit très clairement la distinction à faire entre les deux notions : Une première distinction s impose entre la diffamation et l injure. L article 29 du Code français de la presse l établit avec une remarquable concision. Nous l avons souligné plus haut : «toute allégation ou imputation d un fait qui porte atteinte à l honneur... est une diffamation». Mais l article ajoute que «toute expression outrageante, terme de mépris ou invective, qui ne renferme l imputation d aucun fait, est une injure». Nos tribunaux ont entériné cette distinction. La diffamation doit donc se présenter sous la forme «d une articulation précise de faits de nature à être sans difficulté l objet d une preuve et d un débat contradictoire». Autrement, il ne peut s agir que d une injure. On ne saurait répertorier les expressions ou les termes injurieux qui sont à la mesure de l imagination et du style de chacun, mais on peut indiquer à titre d exemples quelques expressions que la jurisprudence a qualifiées d injurieuses. Il en est ainsi des termes «voyous» et «gibiers» pour qualifier des adversaires politiques ou bien encore «chiens enragés» pour désigner les membres d un conseil d administration. [Nous soulignons] 28 Que l on soit face à des insultes fautives ou des propos diffamatoires fautifs, il y aura matière à sanction. La distinction se situe plutôt sur le plan de l analyse du préjudice. Alors que les propos diffamatoires portent réellement atteinte à la réputation d une personne, les insultes ou propos injurieux «sont plutôt ceux qui font mal à la victime, lui cause [sic.] un préjudice qu'elle ressent dans son for intérieur sans par ailleurs que soit nécessairement diminuée l'estime dont elle jouit auprès de son entourage ou du public.» 29. Ainsi, dans le cas des propos diffamatoires, le préjudice sera souvent garant de la quantité de récepteurs, alors que pour les insultes, il suffit que la victime ait été témoin des propos. 27 Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 7 e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 257-261. 28 Nicole Vallières, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, p. 8. 29 Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, par. 36. 7

Prononcer une insulte est un acte performatif. La teneur du message est souvent maigre et peu de signification peut être rattachée à une insulte. Quant à eux, les propos diffamatoires font mal justement parce qu ils sont porteurs de sens. On peut donc penser que la liberté d expression demande peu de protection lorsqu il s agit de pures insultes. En effet, il est très difficile de rattacher de pures insultes avec ne serait-ce qu un des objectifs de la liberté d expression identifiés plus haut. Malgré tout, l insulte doit réellement causer un préjudice pour être sanctionnée. Or, on accordera souvent peu de crédibilité à une insulte : celle-ci est souvent imagée, exagérée, sans fondement ou carrément ridicule. Ainsi, elle ne causera bien souvent que peu ou pas de tort à la réputation d une personne 30, et à moins de cas extrême 31, peu de dommage en son for intérieur. L absence de signification véhiculée par une insulte, si elle lui fait perdre la qualité d expression protégée, la rend du même coup anodine. Partie II.3 La notion d anonymat La citation du juge Rochon pose la question de l anonymat dans le contexte de la protection de la liberté d expression. Les enjeux soulevés par l anonymat font couler beaucoup d encre depuis quelques années, ce qui coïncide avec l arrivée d Internet. Or, l anonymat n est pas le propre d Internet 32 et existe depuis bien longtemps. Il faut toutefois reconnaître qu Internet rend beaucoup plus aisée et accessible la tenue de propos de façon anonyme. Comme c est le cas dans bien d autres domaines, Internet a agi comme catalyseur : il exacerbe les bons comme les mauvais côtés de la liberté. 33 En matière de liberté d expression, l anonymat a plusieurs bons côtés. Même si la liberté d expression est protégée constitutionnellement, l anonymat demeure un moyen d émettre des opinions ou des propos peu populaires sans craintes de représailles. Ainsi, l anonymat, dans un sens, favorise la libre circulation des idées. En fait, il peut permettre d atteindre plus facilement 30 D. Cucereanu, précité note 7, p. 105. 31 La Cour d appel semble toutefois encline à reconnaître un préjudice même lorsque les propos sont démesurés : Genex Communications inc., précitée note 29, par. 171. 32 Par exemple, la diffusion massive d une lettre anonyme : Contant c. Frappier, 2003 CanLII 18792 (QC C.S.). 33 Chantal ENGUEHARD, Robert PANICO, «Technologie et usage de l anonymat à l heure de l Internet», dans Terminal : informatique culture et société, numéro 105, Paris, L Harmattan, été 2010. Voir aussi Ian KYER, «Technology and Personal Freedom», [2007] 56 U.N.B.L.J. 36, p. 36-37. 8

les objectifs de la liberté d expression identifiés plus haut, notamment en ce qui concerne les notions de «self-expression» et «self-realisation», et celle de «public watchdog» 34. Toutefois, l anonymat apporte aussi tout un lot de mauvais côtés lorsqu il est question de liberté d expression, et peut tout autant miner certains de ses objectifs. Dans un premier temps, on pense au manque d imputabilité qu implique la tenue de propos sous le couvert de l anonymat : il n est plus besoin d assumer les propos que l on tient et les risques de dérapage sont donc amplifiés. Aussi, des propos menaçants le seront encore plus s ils sont anonymes. 35 Or, la diffamation s intéresse peu au caractère menaçant des propos. En fait, le préjudice qu entend compenser le droit de la diffamation, et qui est souvent assimilé à l atteinte à la réputation, sera potentiellement moins important lorsque les propos sont anonymes. Effectivement, l anonymat de la source des propos rendra la plupart du temps ces derniers beaucoup moins crédibles aux yeux d une personne raisonnable 36, donc moins susceptibles de déconsidérer la réputation de quelqu un, nous indique l auteur Dragoș Cucereanu, précité. Cependant, ce dernier poursuit en disant que [h]owever, it would be an oversimplified statement of reality, since the above argument is valid for (most) people with critical, independant thinking. Unfortunately, no society can yet claim that most people of its member correspond to this description, and thus there are enough people who make no major difference between credible (identifiable) and less credible (anonymous) authors or expression. 37 Certes, tous n ont pas le même sens critique. Toutefois, dans une démocratie, on doit postuler que chaque citoyen est raisonnable: éluder trop rapidement le sens critique d une partie de la population relève selon nous d un paternalisme dangereux en matière de protection des libertés individuelles. Ajoutons que l anonymat est souvent employé sur des blogs non professionnels. Contrairement aux médias professionnels qui proposent généralement du contenu de qualité, les propos issus de «blog or privately hosted website should be taken with a grain of salt» 38. La 34 Un exemple actuel et emblématique du «public watchdog» est le site Wikileaks, qui a permis de révéler plusieurs documents d intérêt public sous le couvert de l anonymat. Le site est toutefois controversé et il s agit encore d une balance d intérêts, mais cette fois entre la liberté d expression et la sécurité nationale. 35 D. Cucereanu, précité note 7, p. 183. 36 Notons toutefois que la Cour d appel de l Ontario ne semble pas partager ce point de vue : «[communication via the Internet are] instantaneous, seamless, interactive, blunt, borderless, and farreaching. It is also impersonal, and the anonymous nature of such communications creates a greater risk that any defamatory remarks are believed by their reader» Barrick Gold Corporation v. Lopehandia, [2004] O.J. No. 2329 (C.A.), par. 31. 37 D. Cucereanu, précité note 7, p. 108. 38 Ken BLANCHARD, «Defamation, Anonymity, & Free Speech», South Dakota Politics, en ligne <http://southdakotapolitics.blogs.com/south_dakota_politics/2010/02/defamation-anonymity-freespeech.html>. 9

nature même des blogs devrait être prise en compte lorsqu on évalue l impact de propos anonymes sur la réputation d une personne. 39 De plus, il peut être pertinent de distinguer l anonymat total du pseudonymat. 40 En effet, dans le dernier cas, le pseudonyme peut donner plus de crédibilité au propos, surtout lorsqu il est utilisé de façon récurrente. Dans le même ordre d idées, distinguons l anonymat et le phénomène des faux nez (sock poppets), consistant à agir sur le web sous une fausse identité, et qui, selon nous et selon d autres 41, est d autant plus pernicieux. Ceci dit, nous croyons que la plus grande difficulté avec l anonymat et son explosion depuis l arrivée d Internet et plus récemment, du web 2.0, est la difficulté technique qu il y a de retrouver les fautifs pour obtenir compensation ou pour les punir. Alors que l anonymat combiné avec des propos discutables, impopulaires ou agaçants demeure souhaitable 42, quand il devient le refuge d expression illégale, le tout en laissant impunis les coupables ou en laissant non compensées les victimes de diffamation, il titille beaucoup plus le sens commun et ce, tant celui des citoyens que celui des juges. Ce problème appelle toutefois certaines nuances que la citation du juge Rochon nous permet d aborder. La table étant maintenant mise, nous livrerons notre point de vue sur l interrogation que lance le magistrat. Partie III Liberté d expression, insulte et anonymat : quelle protection, quels enjeux? D abord, si nous avons vu que l anonymat présente de bons et de mauvais côtés, il est important de rappeler que le juge Rochon ne nous demande pas «Est-ce que l anonymat est bon ou non?». Nous croyons que la citation va beaucoup plus loin : on se demande si l étendue de protection de la liberté d expression devrait être modulée par le caractère anonyme des propos. Est-ce que l anonymat affecte ou devrait affecter la portée conceptuelle de la liberté d expression dans une société de l information caractérisée par l aisance avec laquelle tout un chacun peut exprimer tout 39 À cet égard, voir Glenn Harlan Reynolds, «Libel in the Blogosphere : Some Preliminary Thoughts», [2006] 84 Wash. U. L. Rev. 1157, p. 1166 et ss. 40 Thomas F. COTTER, Lyrissa Barnett LIDSKY, «Authorship, Audiences, and Anonymous Speech» Minnesota Legal Studies Research Paper No. 06-37 (21 août 2006), p. 39. L article est disponible en ligne <http://ssrn.com/abstract=925736>. 41 Sur la question et pour de multiples exemples du phénomène : Patrick LAGACÉ, «Les faux-nez», Cyberpresse, en ligne < http://www.cyberpresse.ca/chroniqueurs/patrick-lagace/201104/01/01-4385356- les-faux-nez.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_b13b_patricklagace_3269_section_pos1>. 42 Le Premier Amendement de la constitution américaine a d ailleurs été interprété comme conférant un droit à l anonymat : McIntyre v. Ohio Elections Commission, 514 U.S. 334 (1995). 10

et n importe quoi? Visiblement, le juge Rochon semble avoir un malaise avec l anonymat des propos dans l affaire Rawdon, tel qu en témoignent ces quelques extraits : [49] Prononcées sous le couvert de l'anonymat pour la plupart, ces insultes et ces grossièretés ne sont que cela. Elles ne sont bien souvent reliées à aucune trame factuelle ou argumentaire quelconque. [ ] [53] À ce stade interlocutoire, les insultes et les injures apparaissaient gratuites et prononcées pour la plupart sous le couvert de l'anonymat. Par ailleurs, d'aucuns pourraient s'interroger sur l'étendue de la protection qui doit être accordée à la liberté d'expression lorsque de pures insultes sont proférées de façon anonyme. Ce ne sont pas toutes les expressions qui justifient une même protection. [ ] [69] Par ailleurs, je conviens qu'il aurait été approprié en l'espèce d'exiger le retrait de certains propos du forum de discussion. Il s'agit des propos que j'ai identifiés plus tôt, propos prononcés sous le couvert de l'anonymat par certains appelants qui ne contiennent que des insultes, des propos dégradants et pour lesquels les auteurs n'ont soumis aucune preuve susceptible d'étayer un tant soit peu une justification quelconque. Ces propos dépassaient les bornes d'un débat d'affaires publiques. [ ] [73] Il n'y a au dossier aucune preuve technique ni aucune expertise relative au mode d'opération du forum de discussion sur Internet à l'adresse rawdon@qc.net. L'on peut s'interroger sur les éléments suivants. [ ] Y a-t-il un mécanisme pour interdire les commentaires anonymes? [ ][Nous soulignons] 43 Gardons cependant à l esprit que ce sont des insultes qui sont prononcées de façon anonyme. Le malaise du juge aurait peut-être été moins grand si les propos avaient été porteurs de plus de signification. C est la combinaison insultes-anonymat qui semble choquer le plus. Si dans Rawdon, les défendeurs ont pu être identifiés, ce ne fut certainement pas facile. Nous l avons vu, il est techniquement très difficile de retrouver les fautifs auteurs de propos illicites et cela est probablement sous-jacent au malaise du juge Rochon. Toutefois, lorsque l on examine les liens entre l anonymat et la liberté d expression, et notamment lorsqu il est question de moduler la portée de la protection de cette liberté fondamentale, il importe selon nous de se questionner sur les liens conceptuels entre l anonymat et les finalités de la protection de la liberté 44, et non seulement sur les difficultés techniques que peut poser l anonymat lorsqu il y a des abus. Il est dangereux de restreindre la portée d une liberté aussi fondamentale, d exclure a priori de la 43 Prud'homme, précitée note 3. 44 Par exemple sur l opposition entre d une part le manque d imputabilité que peut impliquer l anonymat et d autre part la crainte de représailles lorsque sont exprimés des propos choquant la majorité. 11

protection certaines modalités de l expression. Lorsqu il est question de l application de l a Charte canadienne, la Cour suprême nous rappelle dans Keegstra que Il n'y a pas lieu, selon moi, d'affaiblir la liberté garantie par l'al. 2b) pour le motif qu'un contexte particulier l'exige, car suivant l'interprétation large et libérale donnée à la liberté d'expression dans l'arrêt Irwin Toy, il est préférable de soupeser les divers facteurs et valeurs contextuels dans le cadre de l'article premier. [Nous soulignons] 45 Vaut mieux donner une portée la plus large possible à la protection, et restreindre ou en limiter l étendue a posteriori. Ainsi, nous croyons que les difficultés techniques que peut poser l anonymat sur Internet ne commandent pas de réduire la portée de la liberté d expression dès lors que l expression est anonyme, mais demandent plutôt de trouver des moyens pour sanctionner l anonymat lorsqu il est utilisé à des fins malveillantes. Nous reconnaissons que la tâche n est pas facile. Toutefois, elle est nécessaire pour conserver à la liberté d expression son sens le plus plein. Le premier obstacle est d ordre économique. Jusqu à maintenant, nous avons largement traité de l anonymat sur Internet. Or, il s agit d un léger raccourci épistémologique. En effet, on considère de plus en plus que l anonymat n existe pas sur Internet, car il sera toujours possible, pour quiconque y met les ressources techniques nécessaires, de retracer un blogueur anonyme. À cet égard, nous trouvons à propos l expression utilisée par Dave Birch : «In the general case, you are not anonymous on the interweb, but economically-anonymous, which I propose to label "enonymous", and that's not the same thing at all.» 46 Autrement dit, l anonymat d une personne peut généralement être levé dès lors qu on en a les moyens. Si cela signifie que seuls les plus aisés peuvent aspirer protéger leur réputation des blogueurs anonymes, il y a certes là un problème d égalité sociale. Or, ici, le problème n émane pas de la portée de la liberté d expression et n est certainement pas propre au droit de la diffamation. Une des réponses potentielles du droit est de revoir les obligations et les responsabilités de chacun des acteurs impliqués dans le traitement des communications en ligne, et notamment ceux qui tirent un certain profit, directement ou indirectement, du fait que ces communications sont bien souvent anonymes. Le débat sur la responsabilité des intermédiaires entre l auteur et le récepteur fait couler beaucoup d encre depuis quelques années et est éminemment complexe. 45 R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697. 46 Dave BIRCH, «Tripped Up», Digital Identity Blog, en ligne <http://digitaldebateblogs.typepad.com/digital_identity/2010/10/tripped-up.html >. 12

Nous n avons pas l espace nécessaire pour en traiter dans le cadre du présent texte, mais nous désirons souligner cette éventuelle, mais tortueuse, piste de solution. 47 Il va sans dire que les avocats ont aussi un rôle à jouer : ils doivent être créatifs pour s adapter à la réalité d Internet : Cependant, une des différences majeures qui existent est l arsenal qui devra être utilisé par les juristes pour livrer et gagner cette bataille. Comme nous l avons vu dans l affaire Ville de Rawdon, les demandeurs ont eu recours à une procédure de type Anton Piller dans deux provinces dont le Québec pour finalement réussir à obtenir l identité des blogueurs fautifs. Dans d autres affaires impliquant de la diffamation sur Internet, des juristes ontariens et des Maritimes ont eu recours à l ordonnance Norwich pour démasquer des internautes. [Notes omises] 48 L importation en droit québécois de telles ordonnances issues de la common law, notamment l ordonnance Norwich, donnera des outils aux plaideurs pour défendre les intérêts de leur client faisant l objet de diffamation sur Internet. L ordonnance Norwich se présente comme a pre-action discovery tool granted to a plaintiff before a lawsuit is commenced. It is directed at third-parties that hold information that the plaintiff needs in order to commence the lawsuit. 49 Celle-ci a déjà été utilisée précisément dans des contextes de diffamation en ligne. 50 La tierce partie sera généralement un intermédiaire technique. Toutefois, peu importe le type d ordonnance, les tribunaux devraient être extrêmement prudents avant d octroyer une telle mesure, notamment lorsqu il est question d anonymat et de liberté d expression. En effet, nous avons vu que l anonymat a un rôle important à jouer dans la liberté d expression et accorder facilement une ordonnance permettant de révéler l identité d une personne tenant des propos choquants pourrait aisément bafouer ce rôle vital. Le standard doit prendre en compte les intérêts du demandeur, certes, mais aussi de l auteur des propos. Dans un excellent article sur la question, les auteurs Cotter et Lidsky 51 entendent dresser un tel standard. Partant du standard développé 47 Pour de plus amples détails sur le sujet, on lira D. Cucereanu, précité note 7, particulièrement les sections 3.2.1 The process of online communication technical roles in online communication and corresponding liabilities et 3.2.2 Participants in internet communication, aux pages 146-178. 48 Frédéric LETENDRE, «De Gutenberg à Twitter: supports différents, même combat - La diffamation et les médias sociaux», dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010. 49 Zemel MAANIT, «The Anonymous Blogger Exposed Extraordinary Injunctions in Internet Defamation Actions», (2010) 11(5) Internet and E-Commerce Law in Canada 41, p. 41. 50 Ibid. 51 T. F. COTTER, L. B. LIDSKY, précité note 40, p. 40-50. 13

dans l affaire Cahill 52 de la Cour suprême du Delaware, et qualifiant celui-ci de bon point de départ 53, ils établissent les caractéristiques du standard idéal : 1. Notice to the Anonymous Speaker The first component is a requirement that anonymous speakers be given notice and an opportunity to be heard. [ ] 2. Applying a Qualified Privilege to Speak Anonymously Once the anonymous speaker challenges disclosure of his or her identity, a court must step in to determine whether the speaker enjoyed a privilege to speak anonymously and, if so, whether the plaintiff has presented sufficient evidence to overcome that privilege. As a threshold matter, the court must determine whether the speech at issue is core First Amendment speech, as defined (broadly) by Supreme Court precedent.[ ] 3. Overcoming the Privilege In order to overcome the privilege to speak anonymously, a plaintiff should be required to provide prima facie evidence to support those elements of plaintiff s claim that are within plaintiff s control. By helping to guarantee the legitimacy of plaintiff s claim, this requirement ameliorates the threat that plaintiffs will bring claims merely to silence or retaliate against those who criticize them.[ ] 4. Balancing Harms One final component should be added to the privilege analysis. If a plaintiff is able to overcome the defendant s privilege to speak anonymously, the defendant should have a final opportunity to convince the judge, in camera, that the magnitude of harm she faces if her identity is revealed outweighs the plaintiff s need for her identity.[ ] 54 Bien que s inscrivant dans le contexte du droit américain, nous croyons que ces caractéristiques pourraient tout aussi bien trouver écho en droit canadien 55, car elles constituent un bon guide. Finalement, en plus du problème économique, nous constatons que l approche civiliste de la diffamation, basée sur la structure de la responsabilité civile, comporte certaines caractéristiques 52 Doe v. Cahill, 884 A.2d 451 (Del. 2005). Ironiquement, il s agit aussi d une affaire dans laquelle un défendeur, écrivant sous un pseudonyme, tenait des propos diffamatoires à l égard d un membre de l administration municipale sur un site de discussion sur la politique locale. 53 Certains trouvent toutefois ce standard trop complaisant pour les défendeurs : S. Elizabeth MALLOY, «Anonymous Bloggers and Defamation : Blancing Interests on the Internet», [2006 ]84 Wash. U. L. Rev. 1187, p. 1190 et ss. 54 T. F. COTTER, L. B. LIDSKY, précité note 40, p. 76 et ss. 55 Relevons par exemple l affaire Warman v. Wilkins-Fournier, 2010 ONSC 2126 (Div. Ct.), où la cour nous dit, au paragraphe 42 : «The requirement to demonstrate a prima facie case of defamation furthers the objective of establishing an appropriate balance between the public interest in favour of disclosure and legitimate interests of privacy and freedom of expression.» 14

soulevant des enjeux quant à la façon d appréhender l anonymat. 56 Est-ce que tenir des propos anonymes est constitutif d une faute? Nous avons vu qu émettre un tel postulat a priori nie que l anonymat est parfois tout à fait souhaitable. Le problème vient en partie du fait que le caractère fautif de l utilisation de l anonymat est directement garant des motivations, des intentions de l auteur des propos. 57 Or, le droit québécois de la responsabilité civile fait peu de place aux motivations animant le fautif: la faute peut être établie sans preuve de mauvaise foi. On compare plutôt son comportement à celui de la personne raisonnable. Il nous semble étrange de se demander si une personne raisonnable aurait tenu les propos reprochés de façon anonyme, mais sans se questionner sur les motivations animant celle-ci. En fait, selon nous, l anonymat joue plutôt comme une sorte de facteur aggravant. 58 Nous avons vu qu en matière de diffamation, les propos reprochés doivent être objectivement diffamatoires. Ainsi, une fois prouvé le caractère objectivement diffamatoire des propos 59, et une fois prouvé que le défendeur savait ou aurait dû savoir que les propos étaient diffamants, on pourrait considérer que l utilisation de l anonymat est un facteur aggravant. L analyse classique de la faute ne permet toutefois pas ce raisonnement, pas plus que celle du préjudice, laquelle doit mener à la compensation de la victime et non à la punition du défendeur. 60 Bref, sans le truchement des dommages-intérêts punitifs accordés en cas de faute intentionnelle, les tribunaux sont limités dans la sanction de l utilisation malicieuse de l anonymat. 56 Et aussi pour appréhender, de façon plus générale, la diffamation elle-même. La common law propose de nombreux outils conceptuels pour analyser l équilibre entre la liberté d expression et le droit à la réputation. Il est dommage que l approche civiliste stricte limite l utilisation de tels outils. Pour une critique véhémente, mais intéressante et très bien étoffée du droit civil québécois de la diffamation, nous référons à cet ouvrage très approfondi dont le titre est évocateur de la position de l auteur: Jean-Denis ARCHAMBAULT, Le droit (et sa répression judiciaire) de diffamer au Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008. 57 Pour une excellente revue et classification des raisons pouvant inciter une personne à tenir des propos sous le couvert de l anonymat, on lira : T. F. COTTER, L. B. LIDSKY, précité note 40, p. 40-50. 58 Dans les provinces de common law, les tribunaux considèrent parfois l anonymat comme un facteur aggravant : Fast v. Cowling, 1996 CanLII 1049 (BC S.C.) par. 50; Piske v. Vossberg, 1999 CanLII 6039 (BC S.C.), par. 16; Hay v. Partridge, 2004 NUCJ 3 (CanLII), par. 30; Vaquero Energy v. Weir, 2004 ABQB 68 (CanLII) par. 17. 59 Il est très important de s attarder aux conséquences de l anonymat uniquement après avoir établi le caractère diffamatoire des propos, surtout lorsque ceux-ci se situent à la frontière entre diffamation et propos choquant. L anonymat en soi ne saurait être une faute. 60 Malgré tout, ouvrir la porte à l intégration des frais encourus pour trouver l identité des fautifs dans les dépens pourrait être une façon de compenser la victime, un peu comme les frais d expertise. 15

Conclusion Nous avons vu que la liberté d expression est fondamentale à notre société, mais qu il est légitime de la limiter dans certains cas. Nous avons aussi vu que les insultes ne méritent souvent que peu de protection, car elles ne contribuent pas vraiment aux objectifs derrière la protection de la liberté d expression. L anonymat, quant à lui, amène plusieurs enjeux à la sanction efficace des abus de la liberté d expression, mais demeure une modalité importante de l expression qu il ne convient pas de restreindre a priori. Finalement, nous avons vu que le principal enjeu concernant l utilisation illicite de l anonymat est économique : lorsqu ils sont allés trop loin, les coupables coûtent cher à retrouver. Tous ces éléments contribuent à expliquer le malaise du juge Rochon dans l affaire Rawdon, et de façon plus générale, le débat entourant l anonymat sur Internet. Devant des blogueurs bien souvent insolvables, devant une justice démesurément couteuse, il sera intéressant de voir comment évoluera la balance entre la liberté d expression et la réputation des citoyens. La solution viendra-t-elle d une plus grande implication des intermédiaires techniques, ou encore de l établissement d un mode alternatif de résolution des conflits? Une chose est claire, le juriste d aujourd hui et de demain devra demeurer proactif et créatif pour défendre la réputation ou la liberté de parole de son client. 16