LES CAMPS DE LA MORT ET LA QUESTION DU PARDON. VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, PARDONNER?



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Transcription:

Fiche pédagogique n 2.6 LES CAMPS DE LA MORT ET LA QUESTION DU PARDON. VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, PARDONNER? «Le pardon est mort dans les camps de la mort.» Qui a bien pu écrire une telle phrase? Un philosophe, un Juif, un Français, un moraliste? Oui, mais surtout un survivant, un survivant mystérieusement sommé de protester sans relâche contre l'indifférence. Sous le titre L'Imprescriptible, se trouvent en effet réunis deux textes : Pardonner? et Dans l'honneur et la dignité, parus respectivement en 1971 et 1948, qui tentent de maintenir «jusqu'à la fin du monde» le deuil de toutes les victimes du nazisme, déportés ou résistants. On pourrait facilement justifier cette réédition en relevant dans l'actualité les signes multiples qui indiquent la défaillance de la mémoire et de l'histoire, mais ce serait trahir le caractère intempestif et métaphysique de ce qu'écrit ici Jankélévitch. Le philosophe de l'occasion n'a jamais cru bon d'attendre l'occasion d'exprimer sa colère et sa pitié. C'était toujours pour lui le moment de rappeler que la mémoire de l'horreur constitue une obligation morale. Dans les entretiens qui suivent Si j étais un homme, on demande à Primo Levi s il a pardonné aux Allemands. Il est, selon lui, impossible de pardonner aux coupables parce qu ils n ont fait preuve d aucun repentir sincère. Le ressentiment de Levi semble donc ne s adresser qu aux bourreaux. Néanmoins, dans la suite de l entretien, Levi précise que l ensemble du peuple allemand ne pouvait pas ne pas connaître l existence des camps et parce qu il n a pas pris ses distances avec le nazisme, il le considère lui aussi coupable. Cela veut-il dire que Levi refuse de pardonner au peuple allemand? Si sa position est ambiguë, celle de Vladimir Jankélévitch ne l est pas du tout. Spécialiste de philosophie et de musique allemande avant-guerre, Jankélévitch qui refuse de pardonner aux Allemands renoncera aprèsguerre à ouvrir un livre ou une partition allemande. Dans Pardonnez?, un opuscule publié dans un petit volume intitulé L imprescriptible, Jankélévitch explique pourquoi il refuse le pardon aux Allemands. Il est impossible de pardonner aux Allemands parce que les camps d extermination sont l expression Page 1 sur 5

d une horreur sans nom, ils sont un génocide tel qu il ne s en est jamais pratiqué. Jankélévitch ne nie pas qu il y ait déjà eu des génocides, mais le génocide des Juifs (notamment) a certaines particularités qui en font le summum de l horrible. Tout d abord, il y avait dans les camps une normalité de l horreur. Jankélévitch rappelle que des orchestres jouaient Schubert pendant que des détenus étaient pendus, que les SS pratiquaient la torture sans la moindre haine. Simone Weil faisait remarquer, je crois, que la culture occidentale débutait par un génocide : celui de Troie. Mais alors que celui-ci s est fait dans la fureur de la guerre, dans la colère et l esprit de vengeance, celuilà a été réalisé tranquillement, méticuleusement, avec une organisation réfléchie. Ce crime monstrueux est de plus international, c est-à-dire que mis à part les Allemands qui étaient les bourreaux, toutes les nationalités en ont été victimes. Cette idée se retrouve d ailleurs chez Primo Levi qui parle d une Tour de Babel cimentée par la haine. Ce crime est en outre énorme : «Ensuite l assassinat de ces millions de Juifs, de résistants, de Russes n est pas un fait divers tel que, par exemple, le meurtre d une rentière survenu à Montélimar il y a 20 ans.» Un autre aspect de ce crime est la gratuité. Un extrait de Si c est un homme permet de saisir l argument : «Ceux que le hasard faisait descendre [des trains] du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz. Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l eau tiède qu un mécanicien allemand dégénéré avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.» Ce crime est surtout un crime contre l humanité. Il est vrai qu aujourd hui cette appellation est quelque peu galvaudée. La définition qu en donne Jankélévitch en rappelle l acceptation première. Un crime contre l humanité est un crime contre l essence même de l homme. Ce qui est visé dans la victime c est son être même. Les Juifs étaient ainsi persécutés non pas à cause de leurs opinions (sur 6 millions de personnes, les idées étaient extrêmement divergentes), non pas à cause de leur argent (il y a avait une égalité face à l horreur) et non pas à cause de leur religion (on ne leur demandait pas de se convertir, comme pendant les guerres de religion, et on ne se souciait d ailleurs pas de savoir s ils étaient ou non pratiquants), les Juifs étaient persécutés parce qu ils étaient. C était leur existence qui leur était reprochée. Le problème était que l être était refusé aux Juifs dont le péché, la faute était l existence. Dès lors, la souffrance des victimes des camps ne peut être comparée à celle des autres victimes de la guerre qui sont des victimes anonymes, accidentelles. Un bombardement ne choisit en effet pas ses victimes, il n est ni sélectif, ni méthodique. Les Juifs étaient pour les Allemands une race maudite qu il convenait d exterminer dans les fours crématoires. Page 2 sur 5

Pourquoi? Parce qu il n y a pas, selon l idéologie nazie, d égalité ontologique entre les hommes. Les Aryens ont un maximum d être et les Juifs ont, inversement, un minimum d être. Il y a si peu d être dans un Juifs qu il n a pas le droit de vivre. Et le pire est que dans Mein Kampf tout laissait supposer qu un tel génocide aurait lieu. Jankélévitch sait pertinemment que des crimes ont déjà été commis sur des peuples jugés inférieurs à leurs persécuteurs. Ainsi en est-il du colonialisme. Néanmoins, le colonialiste utilise l autre comme un instrument de travail alors que le juif n était pour l Allemand qu une matière première. Toutes les tortures étaient possibles puisque, comme chacun sait, la matière ne souffre pas. Ceux qui pratiquent la vivisection cherchent, eux, à atténuer la souffrance des animaux parce qu ils savent avoir à faire à du vivant. Jankélévitch parle alors de «méchanceté ontologique», c est-à-dire d une méchanceté absolue, diabolique dont le but est la négation de l être et il qualifie les bourreaux de «vampires métaphysiciens» parce que pour faire des savons à partir de la graisse des victimes ou des abat-jour avec leur peau, il faut se situer en dehors de l humanité. De plus, dans les camps, l homme est allé au-delà de l horreur. Même les représentations superstitieuses de l Enfer dans l imaginaire d épouvante du Moyen-Âge ne sont pas allées si loin. L horreur de ces crimes est telle que l on a du mal à croire qu ils ont pu se passer sur terre. Jankélévitch cite alors un rescapé d Auschwitz, M. Rosenthal, qui écrivait : «Ce qu il y avait de plus terrible peut-être à Brzezinka, c est que le soleil était brillant et chaud, les rangées de peupliers exquises à contempler et que près de l entrée les enfants jouaient sur l herbe. Si le soleil brillait, si l on entendait de jeunes rires, si la nature était lumineuse et verte, ce ne pouvait être, semble-t-il, que par l effet de quelque prodigieuse anomalie, comme il en survient dans les cauchemars. Il aurait été approprié que l herbe y sèche sur pied et que le soleil n y luise jamais, car Brzezinka est un inexprimable lieu de terreur.» Après le rappel des faits, Jankélévitch en vient à son réquisitoire. D après ce qui a été avancé, le lecteur voit mal en quoi cela concerne le peuple allemand dans son ensemble. Seuls les bourreaux, les nazis semblent concernés par ces arguments. Or, selon Jankélévitch, ne pas être nazi, pour un Allemand, n est pas une excuse, car ce sont tous les Allemands qui sont responsables du nazisme, d une part parce qu ils ont élu Hitler, d autre part parce qu ils l ont laissé faire. Ce que Jankélévitch ne peut pas supporter est l absence de culpabilité du peuple allemand dans son ensemble qui jouit tranquillement du plan Marshall sans la moindre gêne : «En dehors de ces élites, un peuple entier a été, de près ou de loin, associé à l entreprise de la gigantesque extermination ; un peuple unanimement groupé autour de son chef qu il avait maintes fois plébiscité avec frénésie, à qui il confirma tant de fois son adhésion enthousiaste, en qui il se reconnaissait. Nous avons encore dans l oreille les affreux hurlements des congrès de Nuremberg. Qu un peuple aussi débonnaire ait pu devenir ce peuple de chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de Page 3 sur 5

perplexité et de stupéfaction. On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens? Je l avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants» Mais, par-dessus tout, ce que Jankélévitch ne peut admettre, c est que les Allemands n aient jamais demandé pardon d euxmêmes, que toutes les déclarations qui ont pu être faites ont été contraintes et forcées. Les mots sont alors terribles : «Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? C est la détresse et c est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n est pas fait pour les porcs et pour leurs truies.» De plus, il est, selon Jankélévitch, de toute façon impossible de pardonner quand bien même nous le voudrions. En premier lieu, on ne peut pas pardonner aux Allemands parce que la justice est incapable de punir les coupables. Or, punir, c est pardonner. La condamnation permet en effet d expier et donc d oublier. La justice ne peut pas être parce qu il n y a justice que lorsqu il y a proportionnalité entre la punition et le crime. Ce qui s est passé dans les camps est si monstrueux, si énorme qu il n y a pas de punition possible. Emprisonner les bourreaux, les fusiller, les pendre restent des actes dérisoires par rapport à l horreur des faits. En outre, et cette fois-ci le problème est moral, il ne faut pas pardonner. Pardonner, disions-nous, c est oublier. Or, ces crimes ne doivent pas être oubliés parce qu oublier ce serait faire comme si les victimes n avaient jamais existé, ce serait alors commettre un deuxième crime. Comme l affirme Jankélévitch, le pardon est mort dans les camps de la mort. Alors, pardonner ou non? Il me semble qu il faut faire la part des choses en s aidant de ce que dit Hannah Arendt dans La condition de l homme moderne. Arendt rappelle que la première théorie du pardon remonte au Nouveau Testament selon lequel les hommes, et en particulier Jésus, se voient accorder le droit de pardonner, droit qui était jusqu à présent réservé à Dieu. Si les hommes peuvent pardonner, c est parce que les hommes qui font le mal le font le plus souvent par ignorance. Les hommes font le mal parce qu ils ne voient pas le bien. C est ce que Hannah Arendt appelle le manquement. Il existe néanmoins des hommes dont la volonté est fondamentalement mauvaise, des hommes qui font le mal pour le mal. A eux, il est impossible de pardonner, ils commettent alors ce qu elle appelle des offenses. Jésus dit ainsi en Luc, XVII, 2 : «Il est impossible que n arrivent pas des offenses ; mais malheur à celui par qui elles arrivent. Il vaudrait mieux pour lui qu on lui passe autour du cou une pierre de meule et qu on le rejette à la mer.» Seul Dieu peut pardonner une offense, l homme ne le peut parce qu il lui est impossible de la punir, elle dépasse sa mesure. On retrouve ainsi la position de Jankélévitch. Nous pouvons néanmoins tempérer son propos en affirmant que s il est Page 4 sur 5

effectivement impossible de pardonner aux bourreaux qui ont commis l offense, il est possible de pardonner au peuple allemand qui n a commis que des manquements. Faire le mal par ignorance c est une chose, faire le mal pour faire le mal en est une autre. Le premier peut être excusé mais excuser ce n est pas oublier parce qu il résulte d une erreur. Le second ne saurait être excusé parce qu il est fait volontairement. Ce qui me laisse penser que cette position est plus légitime que celle tenue par Jankélévitch dans ce texte est que Jankélévitch lui-même finira par pardonner à la fin de sa vie à un Allemand, un Allemand qu il invitera même chez lui, quai aux Fleurs, à Paris, un Allemand qui lui écrivit une lettre de pardon dont voici le début : «Cher Monsieur Jankélévitch, "Ils ont tué six millions de juifs mais ils dorment bien ils mangent bien et le mark se porte bien." Moi, je n ai pas tué de Juifs. Que je sois né Allemand, ce n est pas ma faute, ni mon mérite. On ne m en a pas donné permission. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n ai pas la conscience tranquille. J ai une mauvaise conscience et j éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d incrédulité, de révolte. Je ne dors pas toujours bien. Souvent je reste éveillé pendant la nuit, et je réfléchis, et j imagine. J ai des cauchemars dont je ne peux me débarrasser. Je pense à Anne Frank, et à Auschwitz et à Nuit et brouillard.» Vidéo : (7 49 ) Bernard Pivot pose la question suivante : quand il y a crime contre l'humanité, le pardon est-il concevable? et présente brièvement ses invités et leurs livres : Simon Wiesenthal, rescapé des camps de concentration, qui a consacré sa vie à recherche des criminels de guerre nazis, est présent pour son livre de souvenirs "Justice n'est pas vengeance", Alain Finkielkraut pour son livre sur le procès Barbie "La mémoire vaine : du crime contre l'humanité", Frédéric Pottecher, chroniqueur judiciaire, pour son livre "Le procès de la défaite, Riom févrieravril 1942", le cardinal Decourtray, archevêque de Lyon, pour son livre "Un évêque et Dieu", recueil d'éditoriaux, de prières et de méditations écrits entre 1974 et 1981. Vladimir Jankélévitch, L Imprescriptible Points Essais, 2003 http://www.ina.fr/video/cpb89003793 Page 5 sur 5