Une réflexion sur la culture peut-elle s affranchir d un rapport à l histoire? Introduction : les historiens se bornent-ils à raconter des histoires? Cette première question nous conduit à souligner l ambiguïté du mot HISTOIRE. A première vue l histoire représente la discipline qui traite des événements importants du passé et qui constituent un référent culturel pour un peuple donné ; lorsqu on parle de l Histoire de France, on est capable de souligner rapidement quelques dates de références : 1789, par exemple associée à la Révolution Française constitue la fin d un temps (l Ancien Régime) et le début de l ère de la République. L attachement des uns à la prise de la Bastille (14 juillet) ou à la Déclaration des Droits de l Homme et du Citoyen pour les autres(26 août) constitue un repère fondamental dans l intérêt porté aujourd hui pour ces événements passés. Le second sens du mot histoire n est pas à écarter si hâtivement : raconter des histoires - on pense ici à la valeur du récit (oral ou écrit), fruit de l imaginaire, inspiré de la réalité ou rapportant fidèlement ce qui s est passé... quelqu un raconte et implicitement le récit devient une lecture des événements : lecture objective, ou lecture subjective? Qu est-ce qui garantie la fiabilité du discours? Un récit de bataille durant l Antiquité ne risque-t-il pas d être modifié par celui qui l a élaboré, lui-même guerrier? Les témoignages rapportés par les historiens ont-ils été vérifiés? On voit que le problème du récit historique est donc celui de la vérité ou pour mieux dire de la véracité (caractère véridique, authenticité). On sera vite éclairé par l origine étymologique du mot histoire, du grec historia signifiant enquête On conçoit donc l historien comme un enquêteur à la recherche d indices, de preuves, de concordances, autant d élément pouvant garantir que ce que l on va dire est vrai... Mais, cela n écartera pas nos doutes, et encore moins quand nous aurons révélé que l histoire est un élément fondamental et parfois fondateur de la culture. N y a-t-il pas parfois le risque de faire l histoire à ses avantages? Retenir un événement plutôt qu un autre ne relève-t-il pas d un choix arbitraire et calculé? L histoire, comme discipline (science pour certains) a-t-elle un caractère explicatif ou interprétatif? A. Des aléas de l histoire à la rigueur souhaitée du récit... On définit donc généralement l histoire comme l ensemble des événements qui se succèdent dans nos sociétés humaines et dans tous les domaines d activité ; on parle aisément de l histoire de France, mais on peut parler de l histoire de la médecine ou encore de l histoire de la métallurgie ou de la philosophie... L histoire, comme discipline, tient sa rigueur de la conservation et l étude d objets, et surtout de documents (fouilles archéologiques, écrits, photos, films, etc.) Cela en fait donc une connaissance. Tout le travail de l historien consiste donc en l évaluation du sérieux des sources d information qui font l objet de cette connaissance. La norme de la vérité en histoire consiste donc en la réalité des faits historiques. Les événements passés étant nombreux et
variés, en avoir une connaissance objective et complète paraît difficile. Mais qu est-ce qui fait d un événement du passé un fait historique? 1. qu est-ce qu un fait historique? - c est d abord une date qui inscrit l événement dans sa singularité ; par exemple, de Gaulle part pour Londres le 17 juin 1940... - c est ensuite un événement qui détermine un changement et qui peut influencer d autres événements : ce départ du Général, bien loin d être une fuite constitue sans doute avant l Appel du lendemain, l événement fondateur de la Résistance... - enfin, un fait historique est un élément constitutif d un ensemble d événements appelé période et qui aux yeux des historiens se caractérisent par leur cohérence... On peut s étonner aujourd hui que le traitement de l actualité fait par les journalistes rivalise tant avec le travail des historiens... Pujadas ou Poivre-d Arvor osent souvent qualifier de fait historique un événement ; est-ce dans leurs prérogatives? Il semble que le journaliste n ait pas le recul nécessaire pour juger de la porté d un événement. Peut-on dire aujourd hui qu un événement d actualité aura des conséquences certaines sur la suite des événements? A juste titre, il conviendrait de dire qu il s agit d un événement probablement historique, préjugeant de possibles, voire certaines conséquences. Dans tous les cas, on distinguera le récit journalistique du récit historique, même si le premier peut être l objet du second, par la valeur accordé à celui qui s impose le plus de recul pour garantir son objectivité. Sur le fait historique, lire et étudier le texte de Rousseau, tiré de l Emile, P. 299 dans le Manuel 2. quels types de récit en histoire? Les rapports de l homme à son passé ont généré plusieurs types de récits. Les mythes, tout d abord, constituent une tentative d explication sur des phénomènes qui interrogent. La Théogonie d Hésiode chez les grecs rapportent l origine du monde, des dieux et des hommes. Souvent peu regardants sur la véracité des faits, le rapport à la vérité se situe sur un autre plan que celui de la réalité de ce qui est rapporté. C est la question du sens qui prime : le sens du récit ; ainsi, la Théogonie d Hésiode n a pas de valeur en tant que récit historique ; elle dit quelque chose du rapport des hommes entre eux dans leur rapport à la transcendance (les dieux) afin de donner sens à leur vie sur terre... à la lecture d un mythe, la part d irrationnel vient directement écraser la vérité historique du récit. Les légendes, ensuite, se sont construites souvent sur des faits réels mais ont pris ensuite leur distance avec la vérité historique pour valider autre chose. Ainsi, la légende arthurienne (Arthur, Perceval, Merlin et compagnie...) s appuie immanquablement sur des faits fondateurs de la royauté britannique ; mais peu à peu, à travers les légendes, Arthur fut transformé en roi chrétien, fédérant le Royaume sous la tutelle religieuse à l époque de la christianisation de l Europe...
Enfin, on distinguera des deux premiers types de récit, ce troisième : l histoire... on en doit l invention à deux écrivains grec de l Antiquité, considérés comme les premiers historiens, Hérodote (485-420) et Thucydide (460-400). Le premier des deux est le premier à utiliser le terme d hsitoria (enquête) pour caractériser son travail ; son ambition est la suivante : j écris pour éviter que les actions accomplies par les hommes ne s effacent avec le temps. Hérodote travaille, à sa manière, à un devoir de mémoire. Pour autant, ces récits ne font que relater ce qu il a vu lors des différentes campagnes d Athènes durant la longue guerre du Peloponnèse. On pourrait identifier son travail d alors à celui d un reporter de guerre... Le second, Thucydide, a une exigence plus affirmée de la vérité. Pour Jacqueline de Romilly, helléniste renommée, «la méthode de Thucydide consiste en une objectivité dirigée. Il dit les choses avec rigueur. Il donne les faits qui lui paraissent utiles. Mais il classe, il subordonne, il organise en une hiérarchie qui permet d aller du vrai au "plus vrai"». Lorsqu il expose les raisons de la guerre du Péloponnèse par exemple, il distingue entre les différends qui furent l occasion du conflit et les causes profondes qui le déterminèrent. L analyse personnelle n intervient presque pas ; il fait parler et agir les personnages devant ses lecteurs. On lira avec attention le texte de Thucydide, p. 295 dans le Manuel. Pourtant, l un est l autre furent partie prenante au conflit qu il relatèrent : le premier comme soldat, le second jusqu à la fonction de stratège. Aujourd hui, on pourrait s interroger sur l objectivité de l un comme de l autre. François Fénelon, homme d'église, théologien et écrivain français, Lettre à M Docier sur les occupations de l'académie française, VIII, Projet d'un Traité sur l'histoire (1714) Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et l'angleterre : il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin ; il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles, qu'à la sagesse de Charles V. Il évite également le panégyrique et les satires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire, sans flatterie et sans malignité, le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements ; mais il retranche toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir donné ce que l'histoire lui fournit. 3. la vérité historique - étude comparée de 2 textes TEXTE 1. K. Popper sur l impossible objectivité des historiens
TEXTE 2. P. Ricoeur, Histoire et Vérité TEXTE 1. L historicisme 1 prend à tort les interprétations pour des théories. Il est possible, par exemple, d interpréter l histoire comme une histoire de la lutte des classes, ou de la lutte des races pour la suprématie, ou comme l histoire des idées religieuses, ou comme l histoire de la lutte entre la société ouvert et la société close, ou comme l histoire du progrès scientifique et industriel? Tous ces points de vue sont plus ou moins intéressants en tant que points de vue, parfaitement irréprochables. Mais les historicistes ne les présentent pas comme tels ; ils ne voient pas qu il y a une pluralité d interprétations fondamentalement équivalentes. Au lieu de cela, ils les présentent comme des doctrines ou des théories, affirmant que toute histoire est histoire est l histoire de la lutte des classes, etc. Et s ils découvrent effectivement que leur point de vue est fécond, et que de nombreux faits peuvent être mis en ordre et interprétés à sa lumière, ils prennent à tort cela pour une confirmation, ou même pour une preuve de leur doctrine. D un autre côté, les historiens classiques qui s opposent à juste titre à cette procédure s exposent à tomber dans une plus grande erreur. Visant l objectivité, ils se sentent contraints d éviter tout point de vue sélectif ; mais puisque c est impossible, ils adopte habituellement des points de vue sans en avoir conscience. Cela annule inévitablement leurs efforts pour être objectifs, car il est impossible de critiquer son propre point de vue et de prendre conscience des limitations qu il comporte si on est pas au courant de ce point de vue. L issue de ce dilemme, naturellement, est de comprendre la nécessité d adopter un point de vue ; d énoncer ce point de vue ouvertement, et de toujours rester conscient qu il n en est qu un parmi beaucoup d autres, et que bien qu il puisse se résumer en une théorie, il peut ne pas être testable. K. Popper, Misère de l Historicisme, 1945 1. l historicisme : conception qui accorde à l histoire un sens déterminé par un principe élucidé et qui confond histoire et destinée. TEXTE 2. Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de là que nous devons partir et non de l'autre terme. Or qu'attendonsnous sous ce titre? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier
d'historien. Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme. Mais cet intérêt, cette attente d'un passage - par l'histoire - de moi à l'homme, n'est plus exactement épistémologique, mais proprement philosophique : car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des oeuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute oeuvre, à ses risques et périls. Tel sera notre parcours : de l'objectivité de l'histoire à la subjectivité de l'historien ; de l'une et de l'autre à la subjectivité philosophique (pour employer un terme neutre qui ne préjuge pas de l'analyse ultérieure). Paul RICOEUR Histoire et Vérité, éd. du Seuil, pp. 23-24 Pour chacun des textes, relevez la façon dont est traité le problème de la subjectivité en histoire.