Pourquoi ce «Coup d œil» en Mer Egée? Notre visite dans cette région de la mer Egée, comprise pour la Turquie entre Marmaris et Ayvalik et pour la Grèce entre les îles de Symi et Lesbos soit environ 800 km, nous a en fait replongés au cœur de notre culture. Nous avons généralement tendance à considérer notre culture, d une part comme gréco latine dans les domaines historique, intellectuel, politique et d autre part comme judéo chrétienne au plan religieux. Mais nous oublions souvent que les frontières anciennes entre les «peuples» les langues et les pays n étaient pas ce qu elles sont aujourd hui. C est ainsi que nous oublions peut-être trop facilement ce que l Orient en tant que territoire, culture et religion a pu aussi nous apporter. Et ici nous sommes au carrefour de toutes ces confluences dont le nombril est bien sur Constantinople-Byzance-Istanbul. A plusieurs occasions, ce point de rencontre entre Orient et Occident a hésité entre une culture et l autre. Atatürk lui-même a recentré la Turquie sur ses bases orientales et continentales tout en créant de nombreux liens avec l occident et l Europe. Les Gaulois sont venus voir de prés ces régions que nous visitons aujourd hui. Les habitants de Foça (golfe d Izmir) sont partis 500 ans avant JC, sur des galères à 50 rameurs, créer le comptoir de Marseille : «la citée phocéenne». Les Grecs ont régné en maîtres sur les îles et en Asie mineure, où ils se sont régulièrement confrontés aux Perses. Puis les Romains ont intégré ces régions à leur empire s y débattant toujours avec les mêmes Perses, ou d autres populations. Les Croisés s implantèrent également de ci de là en combattant les Ottomans. Sans parler des Vénitiens, Génois et autres qui d ailleurs ne s entendaient pas non plus entre eux! Mais ce que l on oublie peut-être encore en résidant dans notre France profonde, c est qu une grande partie du christianisme s est forgée aussi dans ces régions. Plusieurs apôtres se sont installés dans les îles (grecques) ou dans les territoires (turcs) pour les christianiser et Marie la propre mère de Jésus s est retirée à côté d Ephèse où elle est morte. Loin de moi pauvre pêcheur et agnostique pratiquant de parler plus longtemps de religion, mais venir ici en Mer Egée, c est retrouver sans cesse des pans entiers de ce que l on considère comme notre patrimoine, y compris d ailleurs dans ses composantes «laïques». En dehors des religions il y a tous les grands philosophes, penseurs, mathématiciens et autres maîtres es sciences, qui ont peuplé nos livres d école. Ils ont vécu, réfléchi, enseigné
ici. Marcher dans ces rues où nous savons qu ils ont aussi déambulé nous projette dans un passé qui nous était déjà familier, mais dont la présence immédiate nous surprend. Comme par exemple, Platon à Samos, Pythagore à Chios, Ménandre à Lesbos, etc Et cette Mer Egée qui se mêle ici à la Mer Noire et à la Méditerranée, nous l avons si souvent fréquentée de loin, dans les textes, la littérature, l histoire, les arts en général, que ce n est pas sans une certaine émotion que nous nous y baignons, aujourd hui, au sens propre comme au sens figuré. Mais bien sûr l émotion la plus forte c est toujours face au gigantisme des constructions antiques que nous la ressentons. Non point tant pour ces puissants qui ont, voulu et fait réaliser ces travaux exceptionnels, que pour les masses laborieuses, miséreuses et souvent esclaves, qui ont concrétisé cette volonté de puissance par leur labeur, leur sueur et leur vie. Nous devons bien sûr avoir une pensée particulière pour les architectes et les artistes qui ont réalisé ces chefs d œuvres absolus d urbanisme, de génie civil de sculpture, de statuaire. Une pensée pour tous ces potiers et artisans de la terre cuite et des métaux. Mais toujours revient en nous cette litanie «Pour chaque pierre, combien de morts?» Nous ne pouvons jamais oublier que ces régions (comme tant d autres bien sûr) que nous traversons paisiblement ont été le théâtre de terribles drames humains de l antiquité jusqu à des périodes très récentes. (Les massacres de Chios 1823). Alors que la Grèce a proclamé son indépendance en 1822, les dernières iles grecques n ont été libérées qu en 1912 et les derniers «échanges de populations», on devrait dire plutôt échanges de larmes et de malheurs sont intervenus en 1923, lorsque les Turcs ont récupéré tout leur territoire littoral, avec l unification conduite par Atatürk. Il y a aussi les émotions, ressenties dans tel petit port (Lagada), tel marché (Selçuk), un bazar (Izmir), une rue, ou devant des maisons qui trahissent un passé mouvementé et la violence des hommes et de la nature. Devant un artisan qui travaille ou un petit éventaire fruit de la misère. Une autre sorte d émotion ce sont les habitants actuels, qui nous la procurent, en Turquie comme en Grèce. Dans des registres parfois différents, avec des sensibilités particulières, nous avons souvent trouvé un accueil très sympathique de la part de très nombreuses personnes. On vous offre le thé d un côté, de l eau fraîche et du chocolat de l autre. On vous offre des sardines grillées ou des fruits et des légumes.
Chaque fois que la langue n est pas un obstacle, on vous offre une conversation vraie et très personnelle. Et plus généralement on vous offre le sourire. Il ne faut pas se tromper, cette sympathie est souvent le fait d individus. La population en générale peut apparaître plus froide, parfois même plus hostile, selon les régions, surtout en Turquie. Sa préoccupation n est pas l accueil d étrangers, mais la survie dans un monde difficile, voire implacable. Difficile, pour les femmes, pour les enfants, pour les hommes qui doivent assurer la vie de leur famille, dans une société inégalitaire et quasi féodale. Dans ces sociétés en Grèce comme en Turquie, plusieurs fois profondément brisées, chacun est le vassal d un autre. N oublions pas que les dynasties ottomanes ont longtemps (peut-être toujours) régné par le fer et par le feu et que le sang y coulait facilement même entre parents. Et le sang des femmes ne coule-t-il pas encore souvent pour des raisons de mœurs, sans qu on s en émeuve particulièrement? Alors que tous ces amis de passage soient infiniment remerciés pour cet accueil qui donne vie à des contrées parfois arides ou qui seraient par trop déshumanisées. Bien sûr il y a aussi les plaisirs de la navigation et de trouver encore parfois des petits ports accueillants et notamment en Grèce. Ce qui prolonge une certaine impression de liberté, de plus en plus rare et précieuse. Et semble-t-il en voie de disparition? Les grands financiers y participent activement. Mais cette région vaut surtout pour le voyageur curieux par sa densité historique. On pourrait aussi parler de la nature, des activités diverses, des cultures notamment ces arbres magnifiques, même dans des régions apparemment arides: oliviers, bien sûr qui se décomptent par millions dans la moindre île grecque, comme en Turquie, mais aussi figuiers, amandiers, orangers. Il y a aussi ce lentisque (pistacia lenticus) qui bien que présent dans toute la méditerranée, ne donne son fameux mastic que dans la toute petite région des Mastichochoria, 21 villages du sud de l île de Chios. Pour cette particularité les Turcs, compte tenu de leur intérêt pour ce produit, (réputé aphrodisiaque) épargnèrent ces villages lors des massacres de 1823. Il y a aussi les odeurs amplifiées par la chaleur et notamment ce parfum de maquis parfois entêtant parfois plus subtile quand il vous parvient jusqu en mer. Pour l œil et l esprit imprégnés de la blancheur immaculée et de l architecture fluide des Cyclades, cette région de la mer Egée, est une véritable agression, sauf de rares exceptions, à cause de son architecture malmenée ou de la saleté de beaucoup d endroits.
Comment aimer ces villages fracassés par l Histoire et la Nature et reconstruits plusieurs fois, avec de moins en moins de moyens et d espoirs? Comment aimer ces vieilles maisons maçonnées maintenant dans un modernisme de mauvais aloi? Comment aimer la construction industrielle et décadente qui habille progressivement le littoral turc, surtout quand on sort d Ephèse ou de Priène? Alors, il faut pénétrer plus avant dans les ruelles et retrouver le détail remarquable, ingénieux ou tout simplement beau de la construction originelle. Et toujours essayer de rencontrer quelques habitants qui vont transfigurer cet univers disparate et ingrat, qui a été et sera perpétuellement le leur. Voilà notre Coup d œil en Mer Egée qui s achève. Bien sûr nous pourrions facilement retrouver cet héritage du passé dans les grands sites gréco romains que nous possédons en France ou visibles dans l Italie toute proche. Mais l intérêt réside aussi dans toutes ces populations différentes que nous rencontrons au fil de l eau - et qui nous rappellent à la diversité historique et contemporaine de notre monde. Les circonstances ont fait que nous n avons pu disposer que trop rarement d électricité nécessaire au fonctionnement de l ordinateur (à quand l ordinateur solaire?) pour pouvoir rédiger et transmettre les rapports habituels. Même un gros dossier préparé sur Chios s est perdu dans les tuyaux d internet. Alors proches et amis, tous fidèles lecteurs de nos voyages, nous vous adressons cet album que nous avons composé pour vous et pour ne pas le transformer en pensum, nous avons pour cette fois, réduit la littérature à son minimum. Nous espérons que vous y trouverez un certain intérêt et que ce support nous permettra d alimenter de nombreuses conversations. Nous vous adressons à tous, toutes, nos plus affectueuses pensées et nous vous disons à la prochaine fois. Georges Philippe et Bernadette Andraud à bord de Victoria, Ayvalik le 10 juillet 2010 L Album contient environ 350 photographies.