0. Introduction 1. Le PSC en français : typologie des emplois et problèmes a) Après une conjonction de subordination temporelle exprimant l antériorité ou la simultanéité : (1) Après qu ils ont eu causé un instant en tête-à-tête, la duchesse lui a dit ( ) (Dumas, cité par Damourette & Pichon 1911-1936, V, 294). (2) Quand la France a eu réalisé son programme révolutionnaire, elle a découvert à la Révolution toute espèce de défauts (Renan, cité par Grevisse 1988, 1228). b) Dans une proposition indépendante avec un adverbe exprimant le délai d accomplissement du procès : (3) Ce petit vin nouveau ( ) a eu vite grisé tous ces buveurs de bière (Daudet, cité par Grevisse 1988, 1228). c) Dans une proposition indépendante sans complément de temps (généralement considérés comme des régionalismes du domaine francoprovençal et provençal, particulièrement vivants en Suisse romande) : (4) Elle ne veut plus prendre que du lait. Pourtant, elle a eu mangé. Mais depuis le mois de septembre, elle ne mange plus (Damourette & Pichon 1911-1936, V, 301). (5) Il a eu coupé, ce couteau. (Jolivet 1984, 159) De tels cas sont souvent (mais pas toujours) analysés comme des équivalents régionaux d emplois particuliers du passé composé (passé lointain, parfait d expérience). Deux cas au statut controversé : i) Dans une proposition corrélative : (6) À peine avons-nous eu dîné que mon mari a proposé une promenade (Damourette & Pichon 1911-1936, V, 298). ii) Dans une proposition indépendante au sein d une séquence narrative, souvent (mais pas systématiquement) avec un verbe aspectuel : (7) Il a fallu la [l automobile] relever. À une heure du matin, nous avons eu fini (Damourette & Pichon 1911-1936, V, 298). (8) Quelques temps après, il a eu évacué son lipiodol (Damourette & Pichon 1911-1936, V, 299) (9) Ils ont commencé chez vous. Ils ont eu fini. Ils sont allés ailleurs (Damourette et Pichon 1911-1936, V, 300) (10) Il a eu tout bouffé sa galette ; alors il est revenu (Damourette & Pichon 1911-1936, V, 300).
Certains auteurs (comme Dauzat 1954) considèrent qu il y a deux PSC distincts, en s appuyant sur la construction morphologique avec l auxiliaire être : (11) Dès qu il a été parti (FR standard) (12) Il est eu parti (FR régional). Mais il y a en réalité, et également en FR standard, une hésitation sur cette construction : (13) Dès qu il est eu parti (FR régional) (vs (11) en standard) (14) Après qu il s est eu levé (FR standard) (15) * Après qu il s a été levé (16) Après qu il s est eu rincé l œil, il a passé à l autre saladier (M. Aymé, cité par Paesani, 2003, 329). (17) Quand j avais 20 ans, je me suis eu retourné sur des filles, croyant qu elles avaient 17-18 ans, avec un physique et un maquillage alors qu elles n avaient que 13 ou 14 ans (Google, locuteur suisse romand). 2. Approches temporelles La concordance des temps ne résout pas la question de la sélection du PSC (cf. Imbs 1960, Brunot 1922). (18) J entendais, après que le réveil a eu sonné, t.t.t. [bruit de succion], sans doute qu il suçait son pouce (Damourette & Pichon 1911-1936, 297). (19) Alors il marie sa fille. Quand il a eu marié sa fille, son genre entreprend un commerce (ibid.). Vet (1980) distingue le PSC de l antériorité (décrit en fait comme un antérieur d antérieur) et le PSC implicatif (décrit en fait comme un accompli d antérieur), description qui converge avec celle de Benveniste (1966) pour qui le PSC est un substitut du passé antérieur en discours, le passé antérieur pouvant réaliser ces deux valeurs). (20) PSC de l antériorité : Dès qu il a eu terminé son travail, il est rentré chez lui (Vet 1980, 92). (21) PSC implicatif : Il a eu vite terminé son travail (Vet 1980, 91) Pour Benveniste (1966), le PSC se forme par recomposition de l auxiliaire : [[auxiliaire auxiliaire] participe] [[a eu] chanté] Or même en standard, la formation des verbes pronominaux contredit l hypothèse de cette formation morphologique (cf. 15 qui serait prédit, vs 14 réel).
Vet (1980) explique les emplois du standard mais son système ne peut prédire les emplois dits régionaux. Il ne prévoit pas la possibilité, pourtant autorisée par les notions en jeu, d un emploi en accompli d accompli. 3. Approches aspectuelles Wilmet (2009), dans la lignée de Guillaume (1929) et sur les bases fournies par l analyse de Cornu (1953), propose une solution «aspectuelle» (au sens de Guillaume) pour laquelle la composition auxiliaire implique l état résultant (typiquement au PC conçu comme accompli du présent). Pour le PSC, la double auxiliation impliquerait logiquement sur le plan sémantique un second état résultant fondé sur la négation du premier (un accompli d accompli). Cornu illustre cette position en traitant l exemple suivant : (22) Je l ai eu apprise, cette poésie (Cornu 1953, 180, d après Foulet). Son explication revient schématiquement à ceci : Apprendre Avoir Avoir appris = savoir la poésie eu appris = non (savoir la poésie) Cependant (23) montre que non (savoir la poésie) n est à tout le moins pas impliqué par la forme J ai eu appris la poésie : (23) Je l ai eu apprise, cette poésie, oh oui, et comment donc! Je pourrais encore vous la réciter par cœur aujourd hui. Wilmet (2009) explique à la manière de Cornu l exemple Il a eu neigé à 1600m, qui impliquerait que la neige «a maintenant fondu», car le PSC nie l état résultant obtenu par une première composition donnant le PC (à savoir il y a de la neige à 1600m). Objection 1 : Il s agit là d une erreur empirique : de il a eu neigé à 1600m, aucun locuteur du FR REG ne concluerait qu il n y a pas de neige à S (l enchaînement avec quelque chose comme range tes skis est totalement implausible). Néanmoins, notre position est que l approche aspectuelle a raison de considérer que le PSC a à voir avec la communication d un état de choses vrai à S. Mais cet état de choses est déterminé pragmatiquement, comme le laisse supposer (23) Objection 2 : Des prédicats statifs ou itératifs n impliquent pas d état résultant mais sont très naturels au PSC, cf. (4), (24), (25), ce qui est contraire aux prédictions que
l on peut tirer du modèle Cornu-Wilmet, pour lesquels (28) implique non-(nonsavoir), et donc savoir, la poésie : (24) Je l ai eu sue, cette poésie. (25) J ai eu su à quoi correspondait le backtick, mais j ai oublié (Google) (26) On a eu mis de l eau sur les chaises on a eu enlevé la poignée de la serrure (Carruthers 1994, 177). 4. L analyse pragmatique 4.1. Le passé surcomposé avec pertinence au présent (27) Il a eu essayé d en vendre [des tableaux] (auth.). (28) J en ai eu commandé [des barres chocolatées] (auth.). Hypothèse : Le PSC (REG) en isolation s interprète comme la recherche d un état de choses pertinent à S fondé sur deux prémisses : a) le procès E a été le cas dans le passé b) E n a plus été le cas à un moment du passé (postérieur au précédent) Dont on tire la conclusion que dans des conditions favorables, ce type de procès peut être à nouveau le cas. D où les enchainements typiques en mais oppositif (qui annulent cette potentialité implicite) et en d ailleurs (qui la confirment) (ou similaires). (29) J ai eu été malade ; mais je ne le suis plus. (30) J ai eu été malade : d ailleurs, je le suis peut-être à nouveau. Voir ex. (4). (31) J ai eu aimé Murat, mais j ai l impression qu il tombe dans la facilité (Google). (32) Oui, j ai des attaques de panique, non, je ne suis pas dépressive (je l ai eu été, par contre l un pouvant entraîner l autre) (Google). (33) Il a l habitude de jouer au plus haut niveau, puisqu il a eu été 63 e mondial (Google). (34) S il fait une super manche [en descente], comme il a eu fait en slalom aussi, il a une chance [d avoir une médaille]. (William Besse au sujet du skieur Didier Défago, Télévision Suisse Romande 2, 21.02.10)
E ε = E S R Il en va de même de (5) : (5) Il a eu coupé, ce couteau (Jolivet 1984, 159). (5) semble exprimer un espoir de réoccurrence du procès (couper) rendu impossible seulement par des conditions pragmatiques (connaissances du monde), d où un effet assez fin de surprise ou d incrédulité désappointée qui semble particulièrement bien amené par le PSC, un peu comme lorsqu on dit «mais il est gentil!» d une personne dont on éprouve pour la première fois une méchanceté avec une forme d incrédulité. 4.2. Le passé surcomposé avec pertinence à R Exemples (1) à (3), (7) à (10), (18) à (21) et (35) (35) Ils ont trait, ils ont eu fini de traire ; les lampes, là-haut, n étaient toujours pas éteintes (Ramuz, La Grande Peur dans la montagne, cité par Cornu, 1953, 100). E R S ε L analyse temporelle rend bien compte de ces cas de figure, si l on précise que le moment pertinent dans l énonciation et précisément le passage d une situation (celle où le procès a lieu) à l état résultant (ici : ε), sachant par ailleurs que tant le procès que son état résultant sont conçus au passé. Cette focalisation sur R compris comme borne du procès et de son état résultant, et non comme point d appréhension interne à l état résultant, montre également la différence entre le PSC et le PQP. 5. Conclusion
Références Apothéloz, D. (2009). La quasi-synonymie du passé composé et du passé surcomposé dit régional. Pratiques, 141-142, 98-120. Apothéloz D. (à paraître). La concurrence du passé composé et du passé surcomposé dans l expression de la valeur de parfait d expérience. In A. Rihs & L. de Saussure, Etudes de sémantique et pragmatique françaises, Berne : Lang. Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard (vol. 1). Benveniste, E. (1974). Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard (vol. 2). Brunot, F. (1922). La pensée et la langue. Paris : Masson. Carruthers, J. (1994). The passé surcomposé regional : towards a definition of its function in contemporary spoken French. Journal of French Language Studies, 4, 171-190. Carruthers, J. (1998). Surcomposé général et surcomposé régional : deux formes distinctes? In G. Ruffino (Ed.), Atti del XXI Congresso Internazionale di Linguistica e Filologia Romanza, vol. II (pp.143-154).tübingen : Max Niemeyer Verlag. Cornu, M. (1953). Les formes surcomposées en français. Berne : A. Francke AG Verlag. Damourette, J., & Pichon, E. (1911-1936). Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, tome V. Paris : D Artey. Dauzat, A. (1954). A propos des temps surcomposés : surcomposé provençal et surcomposé français. Le français moderne, 22, 259-62. Grevisse, M. (1988). Le bon usage, 12 e édition refondue par A. Goosse. Paris Gembloux : Duculot. Guillaume, G. (1929). Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps. Paris : Champion. Guillaume, G. (1987). Leçons de linguistique 1945-46, vol. 7. Québec : Les Presses de l'université Laval ; Lille : Presses Universitaires de Lille. Imbs, P. (1960). L'emploi des temps verbaux en français moderne. Essai de grammaire descriptive. Paris : Klincksieck. Jolivet, R. (1984). L'acceptabilité des formes verbales surcomposées. Le français moderne, 52, 3/4, 159-176. Jolivet, R. (1986). Le passé surcomposé : emploi général et emploi régional. Examen des insertions dans le syntagme verbal surcomposé. Mélanges d onomastique linguistique et philologie offerts à Monsieur Raymond Sindou, par
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