Louise Grenier : une interrogation constante



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Transcription:

1 Louise Grenier : une interrogation constante Prado de Oliveira Depuis presque une vingtaine d années, Louise Grenier, psychanalyste, enseignante, écrivaine, vivant à Montréal, questionne inlassablement sa discipline, l écriture et le féminin, gardant une position marginale, excentrée, qui ne dédaigne pas les incursions vers le centre, à l intérieur des zones barricadées, lieux pourtant étrangers à sa démarche, depuis son premier texte, «Témoin de l Autre : psychanalyse hors cure ou le complexe du psychanalyste», texte présenté à la troisième rencontre clinique de l université du Québec ayant comme titre «Les lieux du travail analytique hors la cure». D entrée de jeu, dès le premier pas, l extraterritorialité. Depuis, Louise Grenier a publié, successivement : Filles sans père : l attente du père dans l imaginaire féminin (Quebecor, 2004) ; Le projet d Antigone : parcours vers la mort d une fille d Œdipe (Liber, 2005) ; Femme d un seul homme : les séparations impossibles (Quebecor, 2006) ; Les violences de l autre : faire parler les silences de son histoire (Quebecor, 2008). Chacun d entre eux présente de manière alternée fine observation clinique, sensibilité aiguë au fait littéraire et riche interrogation psychanalytique. Chacun d entre eux garde aussi un rythme constant, divisé en 7 parties. Filles sans père : «L importance du père dans la vie des petites filles» ; «Clinique du père absent» ; «L attente du père dans l imaginaire féminin» ; «Échecs et vicissitudes de la vie amoureuse féminine» ; «Troubles narcissiques et tendances autodestructrices» ; «Au nom du père : rejet de la féminité et du sexuel». Femme d un seul homme : «L ombre du père et séparations impossibles» ; «Duo pour femme seule» ; «Passions pour un seul homme et séparations impossibles» ; «Amours en deuil» ; «Femme de Dieu et séparations impossibles» ; «Transfert et séparation impossible» ; «Conclusions». Les violences de l autre : «La destruction au cœur du désir» ; «Le drame des enfants sans père» ; «Attachement extrême et autodestruction» ; «Destins de la pulsion de mort» ; «Mémoire de l offense» ; «Le patient chargé de chaînes» ; «Faire parler les silences de son histoire». Nous aurons remarqué l absence dans cette liste du Projet d Antigone. Cette absence se justifie, car, s il obéit à une clinique de la littérature, comme c est souvent le cas dans les livres de Louise Grenier, il 1

2 échappe à la clinique vivante des patientes dont l auteur nous entretien. Selon une communication personnelle de Louise Grenier, lors d un colloque de la FFPP à Paris, dans ses livres se trouvent une thématique de l'absence, absence à soi, absence à l'autre, conséquente à la perte et à l attente d'un objet perdu dans la réalité, mais pas encore perdu psychiquement. Elle traite du père en tant que figure symbolique de séparation d avec la mère imaginaire, dont l absence dans le complexe d'oedipe a des effets dévastateurs au plan de la subjectivation et du rapport à l autre, assignant au sujet à un rapport duel sans fin et autodestructeur. Sa conférence à Paris, d ailleurs, était un aboutissement de cette recherche : absence de symbolisation plutôt d une région de la psyché, car ce qu elle appelle «état d abandon» n est pas réductible à un vécu d abandon, mais demeure la conséquence d une absence de liens affectifs et de parole avec un «proche secourable». Dans les violences de l'autre, il y en a une qui est très difficile à nommer et qui correspond à un déni d existence, d un rejet qui ne dit pas son nom et ne parvient même pas à se formuler en tant que tel. Dans Le projet d Antigone il s agît d un questionnement au cœur de cette thématique : Vaut-il la peine de mourir pour une cause? Vaut-il la peine de mourir pour défendre son désir? Louise Grenier s interroge sur ce rêve d absolu, sur cet idéal farouche : Antigone, fille d Œdipe, veut donner une sépulture à son frère Polynice malgré l'interdiction du nouveau roi, Créon. Il faut enterrer le cadavre, accomplir les rites funéraires, quitte à en mourir. Jamais elle ne renonce à son projet. Rien ne la détourne de ce qu'elle considère comme un devoir sacré. Est-elle folle? Est-elle monstrueuse? Est-elle sublime? «Héroïne tragique par excellence, elle incarne dans l imaginaire occidental la part exclue de la communauté, celle qui ne cède pas sur son désir (Lacan).» Voici une notion que me semble mériter une étude minutieuse pour qu elle ne devienne pas fol entêtement. «Ne pas céder sur son désir», me semble-t-il, constitue l option fondamentale de l analyste dans l exercice de l analyse et non pas une règle de conduite existentielle. Citation pour citation, Lacan signale aussi que c est «l innocent, qui n a de loi que son désir 1.» Alors, Antigone, une innocente? La fréquentation du mythe grec par Louise Grenier est ancien et constant. Dans Filles sans père, de 2004, elle analyse la présence d Électre chez Eschyle, Sophocle et Euripide et elle rappelle cette ancienne parole de Clytemnestre, sous la plume d Euripide, devancière de la version complète du complexe signalé par Freud : «Tu es faite, ma fille, pour toujours préférer ton père. Certains enfants prennent parti pour l homme, tandis 1 J. Lacan, «Seconde version de la proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l École», Scilicet, n 1, Seuil, Paris, 1968, pp. 14-30, version informatisée de l École lacanienne de psychanalyse. 2

3 que d autres aiment mieux leur mère.» Version non seulement complète, d ailleurs, mais aussi plus large et partant plus instable. Avec Louise Grenier, je reste en suspens : l exposé de cas clinique qui suit l analyse d Électre aurait pu mentionner Médée, car Emma, la patiente, a tué ses deux enfants. Et, l association faisant son chemin, est-ce que de nos jours, l autre Emma, la Bovary, n aurait pas été condamnée pour négligence grave à enfant. Pourtant, Louise Grenier voit juste : son Emma, comme Médée, a rompu les fils des générations : avant de tuer ses enfants, elle tue son père et son frère. Que lui reste-t-il, dès lors? Une sorte d apothéose de l abandon de soi. Contrairement à Œdipe ou à Oreste, Médée, comme Héraclès, un autre meurtrier de ses enfants, ne pourra jamais être jugée, ni pardonnée ni condamnée. Leurs crimes sont au-delà de l humainement compréhensible. Car, contrairement à ce que prétend une doxa psychanalytique mal informée, en Grèce ancienne, le parricide n est pas le pire des crimes, ni le plus répandu. Le crime incompréhensible et méritant une punition exemplaire est bel et bien l infanticide : Abraham et Isaac devancent Moïse et les tables de la loi. Mais, au fond, Médée, comme Emma, sont objets des passions entre hommes : déjà Médée, entre son père et Jason, tout autant qu entre Pélias et Jason. Et Héloïse, que Louise Grenier analyse dans ce même livre. Héloïse est aussi l objet de la passion déchaînée entre Abélard et Fulbert, son oncle, qui aime sa nièce orpheline comme une mère abusive aime son propre enfant, note Louise Grenier. Une mère abusive aime son enfant comme elle s aime elle-même : aimer son délire ou son symptôme comme on s aime soi-même, c est ainsi que Freud décrit la passion du psychotique ou du névrosé. L enfant des parents abusifs est un enfant symptôme, sans droit à l existence. Et, ainsi, d analyse littéraire en clinique, d évocation de personnage en récit de patient, à travers des chapitres très courts et agréables à lire, va Louise Grenier va son chemin, en faisant de la psychanalyse un matin de printemps. Et parfois bien plus. Femme d un seul homme est un livre plus attentif à la théorie. Chaque chapitre se conclue par des «commentaires théoriques» qui couvrent un champ assez large, allant de Barthes à Freud, en passant par les réflexions de Christine Ockrent au sujet de Françoise Giroud ou de Sibylle Lacan au sujet de son père, quand ce n est pas une démarche autoréflexive au sujet de son propre parcours de théoricienne depuis ses livres précédents, notamment Filles sans père. Aussi, Femme d un seul homme s appuie plus franchement et plus longuement sur l analyse de personnages littéraires : Carrie, personnage d Ann Packer dans Un amour de jeunesse, Scarlett d Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell, Véra, d Andreï Makine dans La femme qui attendait, Thérèse Desqueyroux, de Mauriac, ou Adèle Hugo, dans le roman de Leslie Smith et dans le film de François Truffaut. 3

4 Parfois, Louise Grenier fait de curieux montages, prolongeant celui juste mentionné, quand elle articule Les vagues, de Virginia Woolf, à une chanson de Barbara, Les Vagues, ou à un film de François Ozon, Sous le sable ou quand elle propose une analyse d une chanson de Jacques Brel, Les Vieux. Pourquoi ces sources-là plutôt que d autres? Parce que l auteur déambule, se promène, arrange des fleurs dans un vase. Il ne s agit pas d une démarche méthodique rigoureuse, mais d un exercice de libre association. Il ne s agit pas de recherche disciplinée et ciblée, mais de psychanalyse. Il ne s agit pas d érudition, mais de sensibilité et imagination. Particulièrement remarquable est sa sixième partie, qui porte comme titre «Transfert et séparations impossibles», où des questions majeures de la technique sont examinées, notamment ces situations où se trouvent les psychanalystes plus expérimentés, de recevoir des personnes qui ont déjà eu un parcours analytique, voire plusieurs. Ainsi, Louise Grenier vient à examiner cette situation douloureuse qui est celle du transfert passionnel ou fusionnel et les causes conscientes et inconscientes des séparations impossibles, quand la relation se joue plus dans le registre de la fusion que dans celui de la rencontre. Dans La violence de l autre : faire parler les silences de son histoire, je ne suis pas d accord avec l auteure sur trois points : - Pour elle, la violence semble être toujours destructrice. Faut-il préciser en quoi et de quoi elle est destructrice et en quoi et de quoi elle peut être créatrice. Une naissance est violente, elle détruit la relation imaginée comme fusionnelle entre la mère et son bébé, mais c est pour que ce bébé vienne au monde ; - Je ne suis pas d accord non plus sur le caractère nocif des cures analytiques qui durent des décennies. Il faut savoir que la cure d un patient psychotique peut ne jamais se terminer et qu il en a besoin pour vivre mieux qu il n ait vécu sans cure. Le cas du jeune A. B., éconduit par Freud en est un exemple, mais l Homme aux loups en est un autre, quoique sa psychose ne se soit pas organisée en termes psychiatriques. La question est en fait indécidable. La décision de Freud d éconduire l Homme aux loups lui a procuré l expérience de plusieurs analystes et, de manière permanente, une solide dépendance envers Freud et envers le monde analytique ; nous ne savons pas ce qui aurait pu se passer si Freud l avait suivi jusqu à la fin de ses jours. La seule marge de manœuvre que reste à l analyste dans ce 4

5 cas est celle de la modulation du nombre de séances et de l aménagement des vacances. - Enfin, je veux signaler qu un style littéraire comporte des risques. Il y a quelques mois j ai essayé de signaler à Louise Grenier qu une phrase de son livre me faisait penser à une phrase d un livre de Camus. Je ne me rappelais pas de la phrase. En écrivant ces lignes, elle m est revenue. Il s agit du livre que Grand essaie d écrire dans La Peste et de la phrase qui le bloque : «Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du bois de Boulogne.» Grand revient sans cesse sur cette phrase, car si c est une belle matinée du mois de mai, les allées fleuries sont inutiles, car ce mois là, toutes les allées seront fleuries ; si c est une superbe jument alezane, il est inutile de préciser qu il s agit d une élégante amazone, car elle ne saurait être inélégante pour chevaucher cette monture, et ainsi de suite. La phrase de Louise Grenier qui m a renvoyé vers Camus a été : «Un bel après-midi ensoleillé d été», qui ouvre son livre en question. Je dirais que si c est «un bel après-midi», «ensoleillé» est inutile. Ou vice-versa. Du coup, je me sentais comme Grand. Il n en reste pas moins que tout style comporte ses risques. Celui de Camus ou de Louise Grenier, le mien ou celui de Grand. Dans sa reconstruction des aphorismes romantiques sous la forme de short stories, une grande vigilance est nécessaire à l auteure. Ce ne sont pas des rappels mineurs, à mon sens. Mais ils n entament en rien ni le plaisir de lire Louise Grenier, ni la l agréable surprise de découvrir ce qu elle découvre. Surtout, ils n entament en rien la découverte d un parcours de vie et d un incessant questionnement. Désormais, je suis très attentif à ne pas laisser ses livres traîner sur ma table de travail : mes patientes me demandent ses livres aux titres si évocateurs et pertinents, en clinique. Je soupçonne même une jeune femme espiègle de m en avoir volé un!!! Ce sont les affres des séparations. 5