LA SOUFFRANCE. I. Etymologie et sémantique



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Transcription:

LA SOUFFRANCE I. Etymologie et sémantique Le mot souffrance vient de deux mots latins : le préfixe «sub» qui signifie «en dessous» et le verbe «ferre», qui signifie «porter». Le mot implique donc l'image d'un support, qui supporte tout ce qui se trouve dessus. Est-ce que la souffrance est ce qui doit se supporter, être subi (sens négatif)? la souffrance subie (ou niée ou qu'on s'inflige à soi-même) renvoie à d'autres mots dont l'étymologie est tout aussi éloquente : on parle de dépression (latin de et premere - impliquant une pression vers le bas, tout le contraire de sub - ferre), d'affliction (latin af -fligere impliquant l'idée de soufflet). Ou est-ce que la souffrance est l'expression de ce qui est supporté et qui doit être dépassé, transcendé (sens positif)? La souffrance acquiert alors un sens lorsqu'elle nous porte, qu'elle nous ramène à l'essentiel dans notre vie, lorsqu'on la vit de telle sorte qu'elle peut nous faire passer à une nouvelle étape de croissance - physique, psychologique, affective, spirituelle. 1. Les souffrances de l'individu. Souffrance et douleur: Y a-t-il une distinction essentielle entre les deux termes? Évidemment, il serait facile de dire que la douleur est physique et que la souffrance est morale. Si je me donne un coup de marteau sur un doigt, je ressens une douleur physique. Si un être qui m'est cher vient de mourir, je ressens une grande souffrance, qui pourra m'accompagner longtemps. Ainsi, on peut souffrir sans avoir mal, on peut être mal sans avoir mal. Mais une telle distinction est simpliste, car elle suppose une vision dualiste de l'être humain. Elle suppose une séparation entre le corps, d'une part, et l'esprit (ou l'âme ou le psychisme) d'autre part. Il y a aussi la souffrance de celui qui se meurt d'un cancer et qui peut être une souffrance physique très vive que les analgésiques n'arrivent plus à calmer mais qui s'accompagne de la souffrance plus aiguë de voir s'approcher la mort avec la séparation définitive de tous les êtres chers La notion de souffrance globale: Ainsi, la souffrance peut avoir un ancrage physique, organique ; elle peut être morale, psychique. Mais une fois encore, faisons attention à cette dualité réductrice qui peut renvoyer à une réponse elle même duelle et réductrice : souffrance physique = recours à la médecine / souffrance psychique = recours à la psychologie. La souffrance est en générale globale ; elle comporte souvent d'autres dimensions, sociale, spirituelle...

Que dire de la souffrance, par exemple, de ces hommes ou ces femmes sans domicile fixe, ou sans papier, personnes marginalisées voire exclues par le système (qui ne supporte pas la souffrance) ; que dire de la douleur de ces exclus qui ne peuvent plus se nourrir ni se soigner et finissent pas souffrir de maux d'un autre siècle (malnutrition, douleurs physiques) ; que dire de leur souffrance sociale (pas de logement pas de métier), de leur souffrance identitaire, des maux de l'exclusion : irrespect, rejet. Concernant la dimension spirituelle de la souffrance, elle est souvent marquée par un autre dualisme : le bien et le mal. Souffrir serait la matérialisation du mal que nous avons fait, que nous faisons ou que nous représentons... mais ne sommes nous pas tous un mélange original, singulier de mal et de bien? Ce sont des personnes qui souffrent: Finalement, quand j'éprouve de la douleur ou de la souffrance, que celle-ci soit d'origine physique ou psychologique, ou sociale ou affective ou spirituelle, ce qui souffre ce n'est pas mon corps, ni mon esprit, ni mon coeur, ni mon psychisme... Ce qui souffre c'est moi. En réalité ni la douleur ni la souffrance n'existent - ce sont là des abstractions. Ce qui existe, ce sont des personnes qui souffrent. 2. Les souffrances collectives. Des souffrances collectives sont engendrées par les guerres, les agressions, les occupations militaires, les épidémies. Dans la souffrance d'un peuple en guerre, il y a celle qui provient des privations physiques, mais surtout celle causée par le fait d'être humilié, méprisé, de voir tous ses droits humains les plus élémentaires bafoués. La souffrance d'un peuple comme celle des juifs pendant la seconde guerre mondiale, comme celle des palestiniens aujourd'hui (ou les anciens persécutés peuvent être les persécuteurs) Ainsi en est-il de la souffrance des pays que l'on disait «en voie de développement» il y a quelques décennies et qui sont maintenant systématiquement repoussés dans le sousdéveloppement par un système dominant international centré sur les valeurs économiques; système inique niant l'humain. II. D'où vient la souffrance? Certaines souffrances sont liées aux avatars de la vie. Ainsi, la maladie fait souffrance, mais aussi toutes les pertes qu'une existence comporte, qu'elles soient affectives, socioprofessionnelles (le chômage) ou par exemple liées à la perte d'un être cher. D'autres sont inhérentes à toutes les étapes de croissance humaine. Il y a la naissance à la vie humaine, il y a le passage de l'adolescence à l'âge adulte et puis il y a le temps du mourir. L'être humain a peur de l'inconnu. C'est peut-être pourquoi le nourrisson ne sort pas facilement du ventre maternel. L'adolescent

ne passe pas facilement à l'âge adulte ; et si les circonstances rendent ce passage trop difficile il risque de demeurer un adolescent - souffrant pour longtemps. L'homme ne meurt pas facilement, il doute et à peur Pour les soignants il est une souffrance à laquelle il faut songer, c'est celle qui consiste à être dans un face à face permanent de la souffrance de la personne malade. La souffrance de soigner existe ; elle est reconnue depuis quelques années seulement; elle peut pousser le professionnel a n'être qu'habité par la souffrance de ceux qu'il soigne, à en tomber malade lui-même. C'est le syndrome de burn out. Dans notre société moderne, «évoluée», ce qui est difficile à comprendre et donc à définir, à mesurer est souvent sujet à interprétation, à jugement de valeur. C'est le cas de la souffrance. Ainsi face à une personne dont la souffrance est difficile à comprendre parce que plurielle, pluri originelle, il sera tentant de glisser de l'incompréhension au jugement de valeur. Ce qui échappe au rationnel, ce qui n'est pas mesurable serait simulé voire erroné. C'est comme cela que les qualificatifs «malade psy» ou autre... sont assez souvent et arbitrairement appliqués à tous ceux dont la plainte n'est pas comprise. C'est ainsi qu'une souffrance peut en engendrer une autre : celle de ne pas être reconnu, de ne pas être cru. Au final, toute souffrance ne participe t-elle pas en dernier ressort d'une souffrance originelle et commune: la simple souffrance d'exister? Toute souffrance n'est-elle pas en réalité un moyen de communication ou plus exactement d'expression de l'incommunicabilité, moyen propre à l'homme doué d'intelligence et doué de cette capacité de souffrir; Toute souffrance n'est-elle pas l'expression, la matérialisation du deuil de la croyance en sa propre immortalité? (le nirvana des Bouddhistes définit la cessation de la souffrance) Toute souffrance ne peut qu'être individuelle : c'est une expérience unique, subjective, globale. III. La souffrance de l'individu a-t-elle un sens? En elle-même la souffrance n'a pas de sens. Elle est la rupture du sens. La personne qui souffre peut ou bien se laisser écraser et même détruire par cette souffrance ; Elle peut aussi transcender sa souffrance pour passer à un autre état, à une nouvelle étape. Alors la souffrance génère du sens. Le sens que peut avoir la souffrance est celui que nous lui conférons en ne la niant pas, en ne la subissant pas, en la vivant. La souffrance peut être un facteur de croissance personnelle.

La souffrance provient-elle du fait que nous ne pouvons pas passer à une étape nouvelle de croissance sans mourir à ce que nous sommes présentement? Il n'y a pas de croissance sans nouvelle naissance et pas de nouvelle naissance sans mort à ce que nous sommes. IV. Que faire, face à la souffrance de l'autre? L'un des grands défis de toute vie en société est l'attitude à l'égard de la souffrance des autres. 1. Concernant la souffrance individuelle: Il n'y a pas d'échelle de la souffrance, pas de comparaison possible entre la souffrance de l'un et celle de l'autre, pas d'échelle de souffrance en fonction d'une cause identifiée. Celui qui souffre va mal et a besoin d'aide. L'un des plus grands risques de notre époque marquée par une distorsion du rapport au temps, est que l'on en arrive à ne se sortir de sa souffrance qu'en faisant souffrir. Il y a mille façons de provoquer la souffrance de l'autre: le blesser physiquement et le faire souffrir psychologiquement, par la haine ou le mépris, Ces souffrances ainsi causées sont la négation du sens chez celui qui les provoque. Comment se situer par rapport à la souffrance de l'autre, dont je suis le témoin? Lorsqu'il s'agit de douleurs physiques, la médecine moderne a fait d'énormes progrès dans les moyens pour éliminer, réduire ou en tout cas contrôler cette souffrance (ou douleur). Pour ce qui est de la souffrance psychique, là encore le champ de la psychologie et celui de la psychiatrie ont beaucoup apporté ces dernières décennies. Mais finalement, quelles que soient les origines de la souffrance, quels qu'en soient les témoins, professionnels ou non, chacun peut aider l'autre souffrant. Il s'agit d'écouter la plainte, puis d'entendre la souffrance qu'elle relate, puis de reconnaître et parfois comprendre la personne qui souffre. Cette étape silencieuse ou il s'agit d'être présent, à l'écoute est nécessaire, fondamentale. Elle n'est parfois pas suffisante. Viennent ensuite éventuellement les mots sur les maux; les professionnels peuvent être sollicités alors. On voit bien que la souffrance appelle avant tout l'écoute et une forme de solidarité... Certains emploient le mot ambigu de compassion, qui signifie «souffrir avec». Il ne s'agit surtout pas de souffrir de la souffrance de l'autre, mais entendre celle-ci et respecter la plainte et la personne qui «porte plainte», sans fusion avec lui en gardant la distance psychologique qui permet qu'il y ait une authentique relation et une communication. Bien sûr, aider effectivement quelqu'un qui souffre est

plus aisé lorsque l'on est soi même réconcilié avec ses propres souffrances, si l'on a pu les transcender. 2. Concernant la souffrance collective: Que de souffrance il y a de nos jours sur la planète. Probablement plus que jamais auparavant. En tout cas, elle nous est plus connue et mise constamment sous nos yeux par les médias. On peut malheureusement utiliser la souffrance des autres pour faire «des affaires». Interrogeons-nous sur la place des médias actuels dans l'utilisation de la souffrance. Certes, ne pas faire connaître la souffrance serait une forme de désinformation coupable. Mais n'y a-t-il pas une certaine perversion à trop la montrer, où à ne montrer que la souffrance au cours des journaux télévisés par exemple? N'y a-t-il pas une forme d'obscénité publicitaire faite autour de toutes ces souffrances qui stimule le voyeurisme du spectateur plutôt que sa compassion. Pire encore, que signifie l'image de la misère et de la souffrance lorsqu'elle mobilise d'étranges sentiments qui sont loin de la solidarité. La pitié, la culpabilité peut susciter une générosité occasionnelle qui donnera bonne conscience. Ceci est une forme d'exploitation de l'homme par l'utilisation de la souffrance de ses propres congénères.. Les maîtres mots face à la souffrance collective sont certainement : l'engagement et la solidarité, la capacité de résistance et de distance...