Jules Verne. Le Tour du monde en quatre-vingts jours. folio classique. Édition de William Butcher Illustrations par de Neuville et L.



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Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours Édition de William Butcher Illustrations par de Neuville et L. Benett folio classique

COLLECTION FOLIO CLASSIQUE

Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours Édition présentée, établie et annotée par William Butcher Illustrations par de Neuville et L. Benett Gallimard

LISTE DES ABRÉVIATIONS BSJV Ent. Gallica JVDB Bulletin de la société Jules Verne Entretiens avec Jules Verne 1873-1905, Daniel Compère et Jean-Michel Margot (éd.), Slatkine, Genève, 1998 indique que le texte en question est disponible sur http://gallica.bnf.fr William Butcher, Jules Verne : The Definitive Biography, New York, Thunder s Mouth, 2006 MdF Musée des familles MÉR Magasin d éducation et de récréation TdM Le Tour du monde (revue). Adaptant le système de Verne, de la forme «66 2 52», j emploie une référence concise, de la forme «TdM 66.2 52» (1866, deuxième semestre, page 52) TM1 premier manuscrit du roman TM2 second manuscrit du roman... dans une citation, indique une ellipse insérée, sauf mention contraire / saut de paragraphe Éditions Gallimard, 2009.

Préface Trouvait-il le monde trop petit, parce qu il en avait fait le tour? Aventures du capitaine Hatteras, II, XXV Jules Verne n a plus besoin d être présenté. Pour autant, cela fait moins d une décennie que l on est passé de l étude des œuvres à celle de l écrivain qui les rédigea, peut-être le Français le plus célèbre du monde. Avec la double percée que représentent la recherche biographique documentée et l étude des manuscrits, le Jules Verne mythique auteur pour enfants ou de science fiction, sans vie personnelle commence enfin à s estomper. Or, malgré ces progrès, le roman classique sans doute le plus populaire de tous les temps 1 reste encore inconnu. Son brouillon et sa mise au net, les diverses éditions, les noms propres dans ses pages, l établissement du texte, même sa paternité tout cela forme, du moins en France, un vaste territoire vierge, domaine immaculé de l exploration savante. Il n existe pas, en un mot, d édition critique du Tour du monde en quatre-vingts jours, ni même d édition annotée 2. Ce volume a pour objectif de combler cette lacune. Introduction Le Tour du monde occupe une place transitionnelle dans Les Voyages extraordinaires. Après les succès foudroyants des premières œuvres, dont les héros, entre 1863 et 1870, pénètrent les domaines vierges du globe, Verne est très conscient de l épuisement des nouveaux mondes à conquérir. Il décide, par conséquent, de jouer le tout pour le tout : de marquer la fin de l âge de l exploration, en prenant pour thème la finitude même du globe, en foulant, et donc en empêchant d y revenir, un nombre extravagant de pays. Parmi les autres bouleversements de la période qui précède la rédaction du roman, relevons la guerre franco-prussienne, avec l occupation allemande, la déchéance de Napoléon III et la Commune de Paris ; le déménagement de l auteur, qui quitte alors la capitale pour s installer à Amiens ; et la mort de son père, Pierre. Même si Verne lui-même sait déjà qu il ne pourra plus indéfiniment publier des chefsd œuvre situés dans les régions inexplorées, sa renommée, dès la parution du roman, atteint un niveau exceptionnel. Avec la publication du Tour du monde, à la différence des romans précédents, dans le quotidien Le Temps, puis sa traduction dans toutes les langues, sa gloire connaîtra un sommet à partir de novembre 1874, grâce à une pièce adaptée du roman, toutefois peu fidèle et sans qualités littéraires. Le Tour du monde deviendra ainsi le roman vernien le plus populaire avec, selon les estimations, environ 350 000 exemplaires imprimés avant 1905. 1. En français, et du vivant de Verne, les ventes du Tour du monde dépassent de loin celles de ses autres romans (JVDB, p. 314) ; à en juger par le nombre cumulé de traductions, Verne est probablement l écrivain le plus populaire du monde, et sans aucun doute celui d avant 1900 (http://portal.unesco.org/search/en/search_ advanced.html). 2. À l étranger, il existe notamment Around the World in Eighty Days (Oxford, Oxford University Press, 1995), édition critique avec établissement du texte, introduction, appendices et notes de William Butcher, et In 80 Tagen um die Welt (Düsseldorf, Winkler Weltliteratur, 2003), édition critique de Volker Dehs.

Inévitablement, des adaptations filmiques, elles aussi peu fidèles, voient le jour, les plus connues étant celles de Michael Todd (1956) et de Frank Coraci (2004). Phileas Fogg et le roman tout entier entrent, par ce moyen, dans l imaginaire mondial. L idée de base, celle d un voyage autour du globe dans un délai donné, est devenue sans doute la plus connue de la littérature française. Sources 1838... Bourg les toutes premières notes du roman (TM1 [I] 32 1 ) Le roman reste proche de la réalité contemporaine. Sous le récit humoristique perce une analyse du rétrécissement du globe provoqué par la révolution dans les transports. Grâce à l ouverture, d une part du canal de Suez (1869), et, de l autre, des chemins de fer transindien et transaméricain (1869-1870), le tour du monde est dans l air du temps en 1872. Quant à l origine du délai, Verne donne aux journalistes l explication suivante : «Un jour j ai pris un exemplaire du journal Le Siècle, et j y ai vu des calculs démontrant que le voyage autour du monde pouvait se faire en quatre-vingts jours 2» (Ent. p. 56). En ce qui concerne le gain d un jour le «jour fantôme» cher à Cocteau, les origines les plus probables sont Traité d astronomie (1834), de John Herschel, et «Three Sundays in a Week» (1841), d Edgar Poe, traduit par William Hughes sous le titre «La Semaine des trois dimanches» (1856). Pour ses quatre premiers chapitres, Verne utilise ses propres voyages aux îles Britanniques, dont le nombre atteint la dizaine en 1872 (JVDB, p. 302). Mais en outre, il puise largement dans son œuvre de jeunesse, Voyage en Angleterre et en Écosse (1859-1860). Ce livre lui-même empruntant beaucoup à l'ouvrage de Francis Wey 3, Les Anglais chez eux (1854), emprunt reconnu dès la première page, la dette de la section britannique du Tour du monde envers Wey semble indéniable. La pièce de théâtre Le Tour du monde semble différent des autres ouvrages verniens, en ce qu il n est pas facile d identifier son genre. Ce n est pas un roman d exploration, pas vraiment un roman d aventures, certainement pas un roman psychologique. Ce n est peut-être même pas un roman, car il ne forme qu une suite, presque picaresque, de scènes hétéroclites. Anti-roman puisque les personnages ont peu d épaisseur, que l on ne lit pas dans leurs pensées. Antiroman puisque le spectacle, la foule, les entrées dramatiques, les scènes à faire, les arrièrefonds prédominent. Anti-roman, en un mot, puisque Le Tour du monde est d abord une pièce de théâtre. La première version est en effet conçue pour la scène, le roman ne venant vraisemblablement qu après. Or, puisque cette version originelle semble être rédigée, pour plus de la 1. S agissant de références aux deux manuscrits, TM1 et TM2, j emploie une forme abrégée, «TM1 IV 6», pour indiquer le manuscrit, le chapitre et la feuille. Dans les chapitres I-IV, puisque la numérotation des chapitres (corrigés) des deux manuscrits se conforme au livre, «IV» peut se référer indifféremment aux trois états. Mais, pour TM1 V-XXXV, elle en diffère, m obligeant à citer, sauf dans les notes en fin de volume, le chapitre à la fois dans le manuscrit et dans le livre, par exemple «TM1 XIV 21 XV». 2. Voir aussi «une annonce touristique dans un journal» (Ent. p. 102-103), «une annonce touristique lue par hasard dans les colonnes d un journal» (p. 217) et «il y a quinze ans, un article du Siècle, tombé par hasard sous ses yeux» (p. 156). 3. Wey garde une certaine réputation de nos jours grâce à ses Remarques sur la langue française (Giraud, 1845) (voir Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993, p. 21 et 28-29).

moitié, par Édouard Cadol 1 (1831-1898), il paraît évident que le roman doit beaucoup à son apport. Dans la pièce génératrice, effectivement, on peut lire de nombreuses lignes qui se retrouvent dans le roman 2. Avant de devenir romancier, Verne est lui-même dramaturge à plein temps, écrivant une quarantaine de pièces, dont certaines sont jouées et une poignée publiées de son vivant. Résultat pervers de la contribution de Cadol, après l achèvement du roman, Verne collabore avec Adolphe d Ennery pour écrire une seconde pièce du même titre. C est ce Tour du monde-là qui émerveillera les générations de spectateurs du Châtelet. [...] WILLIAM BUTCHER 1. Voir plus bas, «La Première pièce du Tour du monde», p. 350. 2. L absence d études à ce sujet est assez remarquable : même Volker Dehs («Invitation à un nouveau Tour du monde», BSJV, n o 152 (2004), p. 2-3) ne compare pas le contenu de la pièce et du roman.

Le Tour du monde en quatre-vingts jours

Fac-similé du frontispice de l édition Hetzel

Fac-similé de la page de titre de l édition Hetzel

CHAPITRE I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT, L UN COMME MAÎTRE, L AUTRE COMME DOMESTIQUE En l année 1872, la maison portant le numéro 7 de Savile Row 1, Burlington Gardens maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 2, était habitée par Phileas 3 Fogg 4, esq., l un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform Club de Londres 5, bien qu il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l attention. À l un des plus grands orateurs qui honorent l Angleterre succédait donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c était un fort galant homme et l un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise. On disait qu il ressemblait à Byron 6 par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds, mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir. 1. Le numéro 7 de Savile Row (Verne : «Saville-row» partout) : rue dans le W1, connue pour sa concentration de tailleurs pour hommes haut de gamme. Deux ans auparavant, la Royal Geographical Society s installe au n o 1. 2. Maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 : Richard Brinsley Sheridan (1751-1816), dramaturge et homme politique britannique, qui vit en fait au n o 14 (TM2 : «le numéro 147» ([XXXV] 160)) et meurt en 1816, ruiné par le jeu. 3. Phileas : à rapprocher du géographe grec Phileas, du V e siècle av. J.-C., auteur d un Périple, et de Saint Philéas, évêque de Thmuis, Égypte, martyrisé vers 304. En TM1 et TM2, le héros est souvent simplement «Phileas». «C était surtout le Phileas qui donna une telle valeur à la création» du nom (Ent., p. 200). 4. Fogg : du «fog» emblématique de Londres au XIX e siècle («Fogg... ne veut rien dire d autre que brouillard» (Ent., p. 200)) ; mais également de William Perry Fogg (1826-1909), qui fait le tour du globe en 1868-1871, tout en publiant ses expériences dans le quotidien le Cleveland Leader, réimprimées sous le titre Round the World (1872). La personnalité de Phileas Fogg se définit dès 1850-1851 : «les Anglais sont timides, un peu ombrageux... indifférents à la beauté féminine, et avec l apparence d une froideur prononcée» (p. 180) ; «l Anglais, qui ne veut pas sembler subordonné aux événements, ne court jamais... On chemine à pas comptés» (p. 185), citations de Francis Wey (1812-1882), Les Anglais chez eux. Esquisses de mœurs et de voyage (Musée des familles, nov. 1850-mai 1851 périodique où Verne fit paraître cinq nouvelles entre 1851 et 1855). 5. Reform Club de Londres : sis au 104, Pall Mall, SW1, fondé en 1836. La description est empruntée à Wey (p. 58-65). 6. Byron : le baron George Gordon Byron (1788-1824), auteur romantique, boiteux de naissance.

Phileas Fogg Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n était peut-être pas Londoner. On ne l avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque ; ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d administration. Son nom n avait jamais retenti dans un collège d avocats, ni au Temple, ni à Lincoln s Inn, ni à Gray s Inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni à l Échiquier, ni en Cour ecclésiastique 1. Il n était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de l Institution royale de la Grande-Bretagne, ni de l Institution de Londres, ni de l Institution des artisans, ni de l Institution Russell, ni de l Institution littéraire de l ouest, ni de l Institution du droit, ni de cette Institution des arts et des sciences réunis 2, qui est placée sous 1. La Cour du chancelier... Cour ecclésiastique : en 1873, la Cour de la chancellerie (Court of Chancery), qui s occupe de l équité, deviendra la Chancery Division de la Haute Cour de justice (High Court of Justice) ; le Banc de la Reine (Queen s Bench), qui s occupe des cas civils, est une autre division de la Haute Cour, son statut changeant également en 1873 ; la Cour de l échiquier (Court of the Exchequer) est depuis 1830 cour d appel intermédiaire entre les trois cours de Common Law et le Parlement ; les Cours ecclésiastiques (Ecclesiastical Courts) disent le droit ecclésiastique et régissent l Église d Angleterre. 2. L Institution royale de la Grande-Bretagne... Institution des arts et des sciences réunis : la Royal Institution of Great Britain, société de promotion des connaissances scientifiques, lieu de travail de Sir Humphry Davy ; la London Institution, «pour la promotion de la littérature et la diffusion des connaissances utiles» ; l Institution des arts et métiers (Artizan [sic] Society), éditrice de The Artizan (1843-1872), notamment sur les machines à vapeur ; la Russell Institution for the Promotion of Litera-

le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il n appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l Angleterre, depuis la Société de l Armonica 1 jusqu à la Société entomologique 2, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles. Phileas Fogg était membre du Reform Club, et voilà tout. À qui s étonnerait de ce qu un gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres de cette honorable association, on répondra qu il passa sur la recommandation de MM. Baring frères 3, chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement créditeur. Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, c est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de s adresser pour l apprendre. En tout cas, il n était prodigue de rien, mais non avare, car partout où il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il l apportait silencieusement et même anonymement. En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possible, et semblait d autant plus mystérieux qu il était silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu il faisait était si mathématiquement toujours la même chose, que l imagination, mécontente, cherchait au-delà. Avait-il voyagé? C était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. Il n était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient, dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles s étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue, tant l événement finissait toujours par les justifier. C était un homme qui avait dû voyager partout en esprit, tout au moins. Ce qui était certain toutefois, c est que, depuis de longues années, Phileas Fogg n avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que si ce n est sur ce chemin direct qu il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club personne ne pouvait prétendre l avoir jamais vu ailleurs. Son seul passetemps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. D ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère. On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes ni parents ni amis ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Savile Row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant point ses ry and Scientific Knowledge, avec publications jusqu en 1854 ; la Western Literary (and Scientific) Institution (1825), publications jusqu en 1834 ; la Law Society (1825), Chancery Lane, WC2 ; l Institution des arts et des sciences réunis : non trouvée. 1. La Société de l Armonica : sans doute la Società Armonica, qui donne des concerts dans les années 1830, mais disparaît avant 1850. 2. La Société entomologique : l Entomological Society (1833), publications de 1847 à 1916 ; Verne souligne que l observation scientifique, par son existence même, perturbe l objet étudié. 3. MM. Baring frères : Baring Brothers, société financière (1763), liée à la compagnie des Indes, toujours active aujourd hui.

collègues, n invitant aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform Club tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à son domicile, soit qu il dormît, soit qu il s occupât de sa toilette. S il se promenait, c était invariablement, d un pas égal, dans la salle d entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge 1. S il dînait ou déjeunait, c étaient les cuisines, le garde-manger, l office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ; c étaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c étaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ; c était enfin la glace du club glace venue à grands frais des lacs d Amérique qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur 2. Si vivre dans ces conditions, c est être un excentrique, il faut convenir que l excentricité a du bon! La maison de Savile Row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. D ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster ce garçon s étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six 3, et il attendait son successeur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie. Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d un soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l aiguille de la pendule appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l année. À onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform Club. En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg. James Forster, le congédié, apparut. «Le nouveau domestique», dit-il. Un garçon âgé d une trentaine d années se montra et salua. Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg. 1. En porphyre rouge : Wey : «l étage inférieur contient... des chambres à coucher» (p. 59) ; «la salle d entrée... est entourée de colonnes supportant une large galerie... le dôme, où le jour entre par le vitrail bleu... est porté sur vingt colonnes ioniques, dont les soubassements, en porphyre rouge... Cette galerie, où l on se promène comme dans un cloître couvert...» (p. 58). 2. Dans un satisfaisant état de fraîcheur : Wey : l «officine... la laiterie... la poissonnerie... domestiques en habit noir... des semelles de molleton» (p. 59-60) ; «le vin se boit au Reform Club à la manière antique, c est-à-dire mêlé de certaines épices. Le sherry, le porto ou le claret [sic]... avec un peu de capillaire... du cinnamone, de la cannelle en poudre, quelques morceaux d une glace que le Reform Club fait venir d une lointaine contrée d Amérique» (p. 64-65). 3. Quatre-vingt-six : la température de 30 degrés centigrades semble plutôt basse pour se raser.

Jean Passepartout Jean, n en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j ai fait plusieurs métiers. J ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard 1, et dansant sur la corde comme Blondin 2 ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j étais sergent de pompiers, à Paris. J ai même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j ai quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que monsieur Phileas Fogg était l homme le plus exact et le plus sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l espérance d y vivre tranquille et d oublier jusqu à ce nom de Passepartout... Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m êtes recommandé. J ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions? Oui, monsieur. Bien. Quelle heure avez-vous? Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d argent. 1. Léotard : Jules Léotard (v. 1838-1870), acrobate et gymnaste, inventeur du trapèze volant, qui donne son nom au maillot. 2. Blondin : Charles Blondin (pseudonyme de Jean-François Gravelet, 1824-1897), acrobate qui traverse les 335 mètres du Niagara sur une corde en 1859.

Vous retardez, dit Mr. Fogg. Que monsieur me pardonne, mais c est impossible. Vous retardez de quatre minutes. N importe. Il suffit de constater l écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf 1 du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.» Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d automate et disparut sans ajouter une parole. Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : c était son nouveau maître qui sortait, puis une seconde fois : c était son prédécesseur, James Forster, qui s en allait à son tour. Passepartout demeura seul dans la maison de Savile Row. CHAPITRE II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU IL A ENFIN TROUVÉ SON IDÉAL «Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d abord, j ai connu chez Mme Tussaud 2 des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!» Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole. Pendant les quelques instants qu il venait d entrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur maître. C était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le repos dans l action 3», faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l œil pur, la paupière immobile, c était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le Royaume- Uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l attitude un peu académique 4. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait l idée d un être bien équilibré dans toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait qu un chronomètre de Leroy ou de Earnshaw 5. C est qu en effet, Phileas Fogg était l exactitude personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l expression de ses pieds et de ses mains», car chez l homme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions 6. Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de 1. Onze heures vingt-neuf : il était onze heures vingt-six quand Passepartout sort sa montre, ce qui implique un dialogue très lent. De même, la négociation entre Fogg et Bunsby à Hong-Kong (XXI) dure apparemment six heures. 2. Mme Tussaud (1761-1850) : née Marie Grosholtz à Strasbourg, elle crée le célèbre musée de cire en 1835, pour le diriger jusqu à sa mort. 3. «Le repos dans l action» : citation de La Bhagavad-Gîtâ (IV, XVIII ; II e siècle av. J.-C.), mais qui est dans l air à l époque, par exemple sous la plume de Joseph Joubert ou de Sainte-Beuve. 4. Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l attitude un peu académique : Wey : des «peintures d Angelica Kaufmann, assez vilainement académiques» (p. 32). Artiste néoclassique suisse (1741-1807), elle vit longtemps en Grande-Bretagne (1766-1781). 5. De Leroy ou de Earnshaw : Pierre Le Roy (1717-1785) et Thomas Earnshaw (1749-1829), horlogers qui développent les chronomètres de marine. 6. Les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions : jeu de mots sur «membre» et «organe».

trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l avait jamais vu ému ni troublé. C était l homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait à personne. Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq ans qu il habitait l Angleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût s attacher. Passepartout n était point un de ces Frontins ou Mascarilles 1 qui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l œil sec, ne sont que d impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l on aime à voir sur les épaules d un ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu il pût lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l Antiquité connaissaient dix-huit façons d arranger la chevelure de Minerve 2, Passepartout n en connaissait qu une pour disposer la sienne : trois coups de démêloir, et il était coiffé. De dire si le caractère expansif de ce garçon s accorderait avec celui de Phileas Fogg, c est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu il fallait à son maître? On ne le verrait qu à l user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le méthodisme anglais 3 et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu alors, le sort l avait mal servi. Il n avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur d aventures ou coureur de pays ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oyster rooms» d Haymarket 4, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont l existence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les cir- 1. Ces Frontins ou Mascarilles : Frontin est un personnage type emprunté à la comédie italienne ; dans Turcaret (créé en 1709), d Alain-René Lesage, c est un valet sans scrupule mais débrouillard, aimant la répartie. Dans Les Précieuses ridicules (créé en 1659), de Molière, Mascarille trame les intrigues selon l intérêt, surtout amoureux, de son maître, mais aussi le sien propre. 2. La chevelure de Minerve : fille de Jupiter, la déesse romaine de la sagesse, des techniques de la guerre, des sciences et des arts. Bien que la référence soit obscure, son origine immédiate est Stendhal, Promenades dans Rome (1829) : «J ai déjà oublié les dix-huit manières dont les anciens sculpteurs arrangeaient les cheveux de Minerve» (article du 22 juin 1828). 3. Le méthodisme anglais : Littré : «doctrine des docteurs méthodistes, dans laquelle toute maladie dépend de la tension ou de la détente» ; méthodiste s applique également à ceux, comme Linné, qui prônent les classements exhaustifs. 4. Les «oyster rooms» d Haymarket : Verne : «les oysters-rooms d Hay-Market». Bien que Verne décrive Haymarket de jour comme un des «beaux quartiers» (Voyage en Angleterre et en Écosse, XLI), la nuit il souligne les «scènes d ivresse et de débauche, s entremêl[ant] de scènes de meurtres et de sang», ainsi que la prostitution flagrante (XLIII). Wey : «Les rues livrées aux bas plaisirs, et les oyster rooms où l on continue à manger jusqu au matin. Quand l aube apparaît, les policemen recueillent sur le pavé des ivrognes de tout sexe, hélas! et de toute condition» (p. 47).

constances que l on sait. Passepartout onze heures et demie étant sonnées se trouvait donc seul dans la maison de Savile Row. Aussitôt il en commença l inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit l effet d une belle coquille de colimaçon, mais d une coquille éclairée et chauffée au gaz, car l hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de l entresol et du premier étage. Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au même instant la même seconde. «Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout. Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. C était le programme du service quotidien. Il comprenait depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu à onze heures et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform Club tous les détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, l eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à minuit heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman, tout était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et d en graver les divers articles dans son esprit. Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro d ordre reproduit sur un registre d entrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures. En somme, dans cette maison de Savile Row qui devait être le temple du désordre à l époque de l illustre mais dissipé Sheridan, ameublement confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l une consacrée aux lettres, l autre au droit et à la politique 1. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction défendait aussi bien de l incendie que du vol. Point d armes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques. Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les mains, sa large figure s épanouit, et il répéta joyeusement : «Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!» CHAPITRE III OÙ S ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COÛTER CHER À PHILEAS FOGG Phileas Fogg avait quitté sa maison de Savile Row à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform Club, vaste édifice élevé dans Pall Mall, qui n a pas coûté moins de trois millions à bâtir 2. Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres s ouvraient sur 1. Deux bibliothèques, l une consacrée aux lettres, l autre au droit et à la politique : Wey : «Deux bibliothèques, l une consacrée aux lettres, l autre au droit et à la politique» (p. 59). 2. Qui n a pas coûté moins de trois millions à bâtir : Wey : «La construction de l édifice... a coûté plus de trois millions» (p. 58).

un beau jardin aux arbres déjà dorés par l automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l attendait. Son déjeuner se composait d un hors-d œuvre, d un poisson bouilli relevé d une «Reading sauce 1» de premier choix, d un roastbeef écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes 2, d un morceau de chester le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli pour l office du Reform Club. À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un domestique lui remit le Times 3 non coupé, dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu à trois heures quarante-cinq, et celle du Standard qui lui succéda dura jusqu au dîner. Ce repas s accomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal British sauce». À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et s absorba dans la lecture du Morning Chronicle. Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform Club faisaient leur entrée et s approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. C étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph 4, un des administrateurs de la Banque d Angleterre, personnages riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l industrie et de la finance. «Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol? Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent. J espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur l auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports d embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper. Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart. D abord, ce n est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph. Comment, ce n est pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)? Non, répondit Gauthier Ralph. C est donc un industriel? dit John Sullivan. Le Morning Chronicle assure que c est un gentleman.» Celui qui fit cette réponse n était autre que Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui 1. Une «Reading sauce» (Verne : «reading») : comparable à la Worcester Sauce, c est une préparation aigre, faite de noix, champignons, ail et sauce de soja, inventée par James Cocks. La «royal British sauce» du paragraphe suivant reste mystérieuse. 2. Groseilles vertes : Wey : «la salle à manger... éclairée par neuf fenêtres donnant sur un joli jardin... Le dîner anglais consiste en un poisson et rôtie... avec des sauces diverses et des piments forts goûtés des Anglais... un gâteau [de] tiges de rhubarbe, ou bien de groseilles vertes» (p. 60-64). 3. Un domestique lui remit le Times : Wey : «le grand salon, étincelant de peintures et d or» (p. 65) ; «le Times n est plus un journal : il s élève à la hauteur d une institution» (p. 62). 4. Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph : noms d auteurs mineurs contemporains. Gauthier (TM2 quelquefois : «Gautier») : allusion à Théophile Gautier (1811-1872), romancier, critique d art, ami de Hetzel et première personne à écrire un compte rendu substantiel de Verne (1866). TM2 comporte une modification de l attribution du dialogue : «Elle l était autrefois.. riposta Gauthier Ralph dit à mi-voix Phileas Fogg» (III 10 l ellipse est de Verne).

rendirent son salut. Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec ardeur, s était accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant l énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier principal de la Banque d Angleterre. À qui s étonnait qu un tel vol eût pu s accomplir aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu à ce moment même, le caissier s occupait d enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu on ne saurait avoir l œil à tout. Mais il convient de faire observer ici ce qui rend le fait plus explicable que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point d invalides, point de grillages! L or, l argent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicion l honorabilité d un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci : dans une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de voir de plus près un lingot d or pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit ce lingot, l examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le lingot, de main en main, s en alla jusqu au fond d un corridor obscur, et ne revint qu une demi-heure après reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement levé la tête 1. Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. La liasse de banknotes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus du «drawing office», sonna à cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d Angleterre n avait plus qu à passer cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes. Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives 2», choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., avec promesse, en cas de succès, d une prime de deux mille livres (50 000 fr.) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les renseignements que devait fournir l enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaient pour mission d observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance. Or, précisément, ainsi que le disait le Morning Chronicle, on avait lieu de supposer que l auteur du vol ne faisait partie d aucune des sociétés de voleurs d Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières, l air distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du vol. L enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume-Uni et du continent. Quelques bons esprits et Gauthier Ralph était du nombre se croyaient donc fondés à espérer que le voleur n échapperait pas. Comme on le pense, ce fait était à l ordre du jour à Londres et dans toute l Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s étonnera donc pas d entendre les membres du Reform Club traiter la même question, d autant plus que l un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux. L honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l intelligence des agents. Mais 1. Il prit ce lingot... sans que le caissier eût seulement levé la tête : Wey : «on est frappé de la confiance qui préside aux transactions. À la Banque point de sentinelles, pas de corps-de-garde... Là, des tables basses, accessibles à tout venant... Dans une salle où se trouvaient des lingots d or, on en offrit un... à ma curiosité... Un voisin prit le lingot après moi, le fit passer à quelque autre, et de main en main l objet disparut au fond du corridor qui débouchait dans la rue... Quand le lingot revint, ce commis le reçut comme un objet auquel il avait cessé de penser» (p. 90). 2. Des «détectives» : néologisme créé par Dickens (1850), et importé pour la première fois par Verne dans Une ville flottante (1870).

son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle. «Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d être un habile homme! Allons donc! répondit Ralph, il n y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier. Par exemple! Où voulez-vous qu il aille? Je n en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste. Elle l était autrefois...» dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : «À vous de couper, monsieur», ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan. La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant : «Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué, par hasard? Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu il y a cent ans. Et c est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides. Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur! À vous de jouer, monsieur Stuart!» dit Phileas Fogg. Mais l incrédule Stuart n était pas convaincu, et, la partie achevée : «Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi parce qu on en fait maintenant le tour en trois mois... En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg. En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal 1 et Allahabad a été ouverte sur le Great Indian Peninsular Railway, et voici le calcul établi par le Morning Chronicle 2 : De Londres à Suez par le Mont-Cenis 3 et Brindisi, railways 7 jours et paquebots De Suez à Bombay, paquebot 13 De Bombay à Calcutta, railway 3 De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13 De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6 De Yokohama à San Francisco, paquebot 22 De San Francisco à New York, railroad 7 De New York à Londres, paquebot et railway 9 Total 80 jours 4 1. Rothal (TM1 : «Rohal» (X 14)) : non attesté ; peut-être Kothal, lieu-dit dans le district de Jalna, État de Maharashtra. 2. En effet, messieurs... le calcul établi par le «Morning Chronicle» : dans TM2, c est Fogg qui prononce cette phrase, ainsi que le tableau suivant. Le Great Indian Peninsular Railway (terme qui date de 1845), de Bombay à Calcutta, premier chemin de fer indien, est inauguré le 7 mars 1870. Le Morning Chronicle ne paraît qu entre 1769 et 1862. 3. Le Mont-Cenis : entre l Italie et la France, long de douze kilomètres, le premier tunnel sous les Alpes (1857-1871). 4. 80 jours : ce tableau est naturellement primordial pour la structure du roman. Au chapitre final, Fogg apprendra qu il est faux, car calculé en heures locales, omettant le fameux gain du jour.

Oui, quatre-vingts jours! s écria Andrew Stuart, qui, par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc. Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist. Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails! s écria Andrew Stuart, s ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs! Tout compris», répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : «Deux atouts maîtres.» Andrew Stuart, à qui c était le tour de «faire», ramassa les cartes en disant : «Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique... Dans la pratique aussi, monsieur Stuart. Je voudrais bien vous y voir. Il ne tient qu à vous. Partons ensemble. Le ciel m en préserve! s écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 fr.) qu un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible. Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg. Eh bien, faites-le donc! Le tour du monde en quatre-vingts jours? Oui. Je le veux bien. Quand? Tout de suite. C est de la folie! s écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de l insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt. Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.» Andrew Stuart reprit les cartes d une main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table : Après le départ de l Asie, certaines incohérences des dates, mais non toutes, pourraient provenir de cette discordance entre le calendrier erroné de Fogg et le véritable, notamment en ce qui concerne : les dates du vol à la Banque le 28 (XIX) ou le 29 septembre (III)? ; le départ du Carnatic de Hong-Kong le 5 (XVIII), le 6 (XVII) ou le 7 novembre (III et XXII)? ; Fogg compte-t-il arriver à San Francisco le 3 (XXIV) ou le 5 décembre (III et XXVI)? ; le China doit-il quitter New York le 11 (XXXI) ou le 12 décembre (III)? Toutefois, Fogg respectera en général le programme, sauf de Suez à Bombay, où il gagne deux jours, pour les reperdre avant Calcutta, et entre San Francisco et New York, où il perd vingt heures, mais les rattrape, moins cinq minutes, avant Londres.

Eh bien, oui, monsieur Fogg, je parie quatre mille livres! Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres 1! Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n est pas sérieux. Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c est toujours sérieux. Soit!» dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues : «J ai vingt mille livres (500 000 fr.) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volontiers... Vingt mille livres! s écria John Sullivan. Vingt mille livres qu un retard imprévu peut vous faire perdre! L imprévu n existe pas, répondit simplement Phileas Fogg. Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n est calculé que comme un minimum de temps! Un minimum bien employé suffit à tout. Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer! Je sauterai mathématiquement. C est une plaisanterie! Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s agit d une chose aussi sérieuse qu un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous? 1. Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres! : cette phrase n a pas la même forme dans la légende de l illustration correspondante.