Actualité. En ces périodes de propositions de modifications de l article 1843-4 du code civil, présentées



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Transcription:

Actualité L EXPERTISE DE L ARTICLE 1843-4 DU CODE CIVIL En ces périodes de propositions de modifications de l article 1843-4 du code civil, présentées tant par la commission «structures d exercice» de l ACE que par la commission «statut fiscal de l avocat» du CNB, il semble intéressant de connaître le point de vue des experts désignés par le juge, en application de l article 1843-4 du code civil. Voici donc, les réflexions conjointes du président du Conseil National des Compagnies des experts de Justice, Monsieur Pierre LOEPER, expert agréé par la Cour de cassation et la Cour d Appel de Paris et de Monsieur Jean-Luc FOURNIER, Docteur en Droit, Expert près la Cour d Appel de Paris. Ils sont également tous deux experts comptables et commissaires aux comptes. Ils invitent les praticiens que nous sommes à être prudents lors de la rédaction de clauses statutaires fixant un prix de cession déconnecté de la valeur réelle de celle des droits sociaux. Ces réflexions nous concernent, tant en qualité d associé d une entreprise d avocats qu en qualité de praticien du droit. Chantal ROISNÉ-MÉGARD, Présidente de la Commission Structures d Exercice, chantal@rmavocats.com L ARTICLE 1843-4 DU CODE CIVIL : SÉCURITÉ JURIDIQUE OU BOMBE À RETARDEMENT LORS D ÉVALUATION À DIRE D EXPERT DE TITRES DE SOCIÉTÉ? L article 1843-4 du code civil, nouvel article du code civil datant de 19781, dispose que «Dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d accord entre elles, par ordonnance du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible». Ce texte de quelques lignes a été, depuis sa création, l objet d attentions particulières tant de la jurisprudence que des professionnels et est devenue, à l usage, une source importante de contentieux. L évaluation à dire d expert dans le cadre de l article 1843-4 du code civil ne peut être décidée qu en cas de désaccord entre les parties sur le prix 2. Le récent arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 4 décembre 2007 3 a apporté une précision importante dans le débat actuel mais certains points restent encore non résolus. Nous examinerons donc tout d abord l état de la jurisprudence avant cet arrêt (I) puis 1. Loi 78-9 1978-01-04 du 4 janvier 1978 portant réforme du titre IX du livre III du code civil. 2. Les parties peuvent toutefois y recourir d un commun accord en l absence de litige sur le prix. 3. Cass. com 4 déc. 2007, n 06-13.912. 4. H. Le Nabasque La force obligatoire du rapport d expertise dans la procédure d agrément - Dr. Sociétés déc 92. les dispositions d ordre public de l article 1843-4 du code civil (II), les précisions apportées par cet arrêt et les points non encore résolus (III), et en conclusion nous proposerons des pistes de réflexion. I. L ÉTAT DE LA JURISPRUDENCE AVANT L ARRÊT DU 4 DÉCEMBRE 2007 Depuis 1978, les Cours et Tribunaux ont essayé de délimiter le périmètre d application de l article 1843-4 du code civil et par voie de conséquence la mission de l expert. 1. Périmètre de l article 1843-4 du code civil L évaluation à dire d expert en application de l article 1843-4 du code civil ne peut être demandée qu en cas de contestation entre les parties. Celles-ci ont la possibilité de se mettre d accord sur le nom d un expert, qui devra procéder à la valorisation des droits sociaux dans le cadre de l article 1843-4 du code civil et nous verrons ci-après que cette précision est d importance pour le choix et les contraintes de cette évaluation. A défaut d accord des parties sur le choix de l expert, le tribunal, statuant en la forme des référés et sans recours possible, désignera l expert. Ces dispositions sont applicables dans toutes les sociétés, sauf texte spécial. La doctrine est divisée sur la nature de la mission d évaluation de l article 1843-4 du code civil. Certains auteurs 4 contestent la qualification d expertise même s il existe une identité de fonctionnement entre l évaluation par un tiers et l expertise judicaire classique. Peut-on considérer que l expert désigné par le juge est le mandataire des parties? La question n est pas tranchée à ce jour, mais l expertise de l article 1843-4 est en dehors du champ d application du code de procédure civile car la désignation de l expert n est pas susceptible de recours, contrairement aux autres décisions ordonnant des expertises (article 272 du CPC). Il n est pas inutile de rappeler que les parties peuvent décider de recourir à l expertise de l article 1843-4 du code civil, même en l absence de contestation. SEPTEMBRE 2008 N 105 LA REVUE DE L AVOCAT CONSEIL D ENTREPRISES 25

2. Le rôle du juge des référés Le rôle du juge des référés a été défini par la jurisprudence. Ce dernier doit, après vérification du bien fondé de la demande, désigner l expert 5 mais il ne doit en aucune manière intervenir dans le débat sur les méthodes d'évaluation. Dans un arrêt récent du 23 novembre 2005 6, la Cour d appel de Paris a décidé que «la compétence de la juridiction saisie est liée au choix du nom de l expert dont la désignation est sollicitée ; que même s il apparaît que le premier juge a précisé la mission de l expert pour faire échec à la disposition des statuts ci-dessus rappelée et lui permettre de procéder en toute liberté à l évaluation qu il est seul apte à faire, il n avait pas ce pouvoir et sa décision doit être infirmée de ce chef». Le juge statue «en la forme des référés» et en dernier ressort sans possibilité de recours, alors qu une ordonnance de référé peut être frappée d appel dans les conditions de l article 490 du NCPC. L expert est donc libre d appliquer les méthodes de valorisation qu il juge appropriées et son évaluation s impose au juge et aux parties. 3. Le caractère définitif des conclusions de l expert Le rapport de l expert peut-il être remis en cause? Il est en effet tentant pour une des parties, mécontente de la valeur fixée par l expert, d essayer de remettre en cause son rapport. La Cour de cassation a sur ce point apporté trois réponses. a) Droit de repentir Dans un arrêt du 19 avril 2005 7, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a considéré, qu à défaut d erreur grossière, il n appartient pas au juge de remettre en cause le caractère définitif du rapport de l expert. Ce dernier a toute latitude pour procéder à l estimation demandée selon les critères qu il juge opportun et sans avoir à respecter le principe du contradictoire. L expert évalue les titres en dernier ressort sans intervention possible du juge sauf le cas extrême de l erreur grossière. C est à notre connaissance, dans notre droit positif, un cas exceptionnel où un tiers nommé par un juge se trouve en position de donner un avis qui s impose aux parties sans possibilité de recours. Lourde responsabilité pour l expert face aux parties dont les intérêts financiers sont généralement très opposés, et qui se trouve bien seul confronté à une jurisprudence encore à parfaire, 30 ans après la clarification du régime des sociétés civiles en janvier 1978. Il est intéressant de relever que cet arrêt autoriserait l expert à s affranchir de la procédure contradictoire. En pratique, ceci nous paraît difficilement envisageable car seul un débat réel avec les parties permet de comprendre et d analyser les documents présentés et d éviter toute erreur d évaluation sans pour autant que celleci soit qualifiée de «grossière». La qualité de l évaluation et la crédibilité du travail de l expert passent par le respect du contradictoire. Le cédant peut-il exercer un droit de repentir, en renonçant à son projet de cession d'actions? Un arrêt de 1992 8 avait considéré qu en se remettant à l estimation d experts désignés conformément à l article 1843-4 du code civil, «la vente était parfaite et les parties ne pouvaient plus retirer leurs offres». En particulier, ce prix s impose au cédant qui est généralement en position de force, ayant généralement refusé l agrément d un cessionnaire. Il ne peut retirer son offre après la fixation du prix par l expert. Toutefois, la position prise par cet arrêt a été contestée s agissant du cédant dans la mesure où l article 1843-4 du code civil a été institué en vue de protéger l associé cédant, ce qui a pour conséquence de lui laisser de facto la possibilité de retirer sa demande. Cette analyse semble être confirmée par le législateur et l ordonnance du 25 mars 2004 9 modifiant l article L223-14 du code de commerce (anciennement article 45 de la loi du 24 juillet 1966) a institué dans le cas de cession de parts de SàRL un véritable droit de repentir au profit de l associé sortant. Le dernier alinéa de cet article dispose que «toute clause contraire aux dispositions du présent article est réputée non écrite». Ainsi, le cessionnaire est tenu par le prix fixé par l expert alors que le cédant peut revenir sur son souhait de sortir de la société s il juge insuffisant ce prix par rapport à ses prétentions. b) L erreur grossière Le rapport ne peut être remis en cause qu en cas «d erreur grossière». Une recherche de jurisprudence fait apparaître que la Cour de cassation n a pas eu l occasion de rencontrer «d erreurs grossières». Un arrêt de la Cour de cassation 10 a toutefois retenu une erreur grossière dans le fait que «l expertise reposait sur des prémisses erronées quant au mode même de détermination de la valeur des parts sociales, ce dont il résultait qu elle était entachée d une erreur grossière, c est justement que la cour d appel en a écarté le caractère impératif». Dans cette affaire, la Cour a accepté de remettre en cause l estimation de l expert car «les parties n avaient pas eu l intention de conférer son sens littéral au terme valeur liquidative figurant dans l acte de cession». L expert s était mis dans le cadre d une liquidation de société figurant dans l assemblée prévoyant la cession et non dans le cas de la poursuite de l activité sociale votée par la même assemblée. La Cour de cassation 11 a jugé aussi qu en établissant lui-même le bilan, la cour d appel a pu retenir que l expert avait commis une erreur grossière car il avait modifié «le sens de la mission qui lui avait été confiée et était sorti du cadre juridique qui en était le fondement». A l inverse, divers arrêts nous permettent de cerner ce qui n est pas une erreur grossière : Le fait pour un expert de ne pas retenir l impôt sur les sociétés dans la valorisation 12, Une cour d'appel 13, qui a retenu que du fait que les enfants de M. Dominique X... avaient acquis la nue propriété des parts sociales dont il conservait l'usufruit, il n'était pas établi que l'appréciation de l'expert quant au caractère artificiel de l'abattement qui lui était demandé soit constitutif d'une erreur grossière, 5. Article 17 du décret du 3 juillet 1978 (président du TGI ou président du Tribunal de commerce selon le cas). 6. CA Paris 14 e chambre- section A 23 novembre 2005 n 05-07615. 7. Cass. com 19 avril 2005 n 03-1190. 8. Cass. com 13 octobre 1992 n 91-10600. 9. Ordonnance n 2004-274 du 25 mars 2004 modifiant l article L223-14 du code de commerce. 10. Cass. com 19 décembre 2000 n 98-10301. 11. Cass Civile 1 re chambre 25 novembre 2003 n 00-22089. 12. Cass. com 4 novembre1987 n 86-10027. 13. Cass. Civile 3 e chambre 23 janvier 2002 n 00-16703. 26 LA REVUE DE L AVOCAT CONSEIL D ENTREPRISES SEPTEMBRE 2008 N 105

Enfin, une Cour d appel 14 qui constate une erreur grossière dans le rapport d un expert et fixe elle-même la valeur des parts encourt la cassation, car il appartient «au seul expert désigné en application de l article susvisé (1843-4 du code civil) de déterminer la valeur des parts». Il est intéressant de relever une décision de la Chambre commerciale du 4 février 2004 15 qui a considéré que, même en absence d erreur grossière, la sous-évaluation du prix par l expert autorise la recherche de sa responsabilité en réparation du préjudice subi par une des parties. Cet arrêt a été rendu au visa de l article 1592 du code civil mais pourrait s appliquer dans le cadre de l article 1843-4 du même code. Cette décision a fait l'objet d'une discussion lors de la journée d'étude du 44 e Congrès national de la CNECJ (Marseille, 30 septembre 2005 Président M. Daniel TRICOT)). c) La pluralité des méthodes L expert ne peut à notre avis se contenter d une seule méthode d'évaluation. Si à notre connaissance, la Cour de cassation n a pas eu à trancher à ce jour le débat sur l absence de plusieurs méthodes de valorisation dans un rapport d expert rédigé dans le cadre de l article 1843-4 du code civil, il nous paraît cependant primordial pour la crédibilité de son évaluation que l expert valorise les titres selon plusieurs méthodes. En effet, la Cour de cassation dans des affaires d évaluation de biens situés hors du champ de l article 1843-4 du code civil, par exemple dans le cadre de procédures fiscales, a rappelé que l on ne peut se contenter d une seule méthode d évaluation. La Cour exige que la valeur des droits sociaux soit établie au moyen de la combinaison de tous éléments pertinents telles la valeur mathématique, la valeur de rendement, la capacité d autofinancement, les perspectives 16. Dans deux arrêts de 1989 et 1993, la Chambre commerciale posait déjà comme principe que «la valeur réelle des titres doit être appréciée en tenant compte de tous les éléments dont l ensemble permet d obtenir un chiffre aussi proche que possible de celui qu aurait entraîné le jeu normal de l offre et de la demande». 17 Elle a aussi considéré 18 que le seul recours à la valeur mathématique doit être proscrit et qu'il est nécessaire de tenir compte de l activité exercée et de son contexte pour valoriser les titres d une société non cotée. Le rapport d un expert déposé dans le cadre de l article 1843-4 du code civil et ne présentant qu une méthode d'évaluation pourrait-il être toutefois remis en cause dans le cas de la jurisprudence sur «l erreur grossière»? Cette question n est pas tranchée à ce jour. 14. CA Rennes 16 février 2001 Cass. Civile 1 re 25 janvier 2005 n 01-10395. 15. Cass. com 4 février 2004 n 01-13516. 16. Cass. com 21 mai 1996 n 959 et Cass. com 19 mai 1953 bull civ n 180, Cass. com 6 décembre 1991 bull civ n 351. 17. Cass. com 19 décembre 1989 n 1594 Cass. com 7 décembre 1993 n 1950 P. 18. Cass. com 28 janvier 1992 n 140. SEPTEMBRE 2008 N 105 LA REVUE DE L AVOCAT CONSEIL D ENTREPRISES 27

II. LES DISPOSITIONS D ORDRE PUBLIC DE L ARTICLE 1843-4 DU CODE CIVIL Dans un arrêt du 10 mai 1985, la Cour d appel de Paris 19 avait considéré que les dispositions de l article 1843-4 étaient d ordre public et faisaient échec à l application de clauses contractuelles qui sont alors réputées non écrites. Dans cette affaire, à l occasion d une modification des statuts d une société civile, la nouvelle rédaction desdits statuts prévoyaient que «les parts sociales ne pouvaient être cédées qu entre associés, moyennant un prix qui serait fixé tous les trois ans soit amiablement, avec l accord unanime des associés, soit, à défaut d accord, par un expert désigné en référé». Un des associés a soulevé la nullité de cette clause au motif que «les associés ne pouvaient prendre à l avance un engagement pour trois ans, eu égard à l érosion monétaire». La Cour a considéré que «les prescriptions d ordre public contenues à l article 1843-4 précité l emportent nécessairement sur une clause contractuelle, même si celle-ci a été adoptée à la suite d une délibération votée à l unanimité des voix ; qu une telle clause tombe sous le coup de l article 4 de la loi n 78-9 du 4 janvier susvisée, qui répute non écrite toute disposition statutaire qui lui serait contraire ; que M.X, aux yeux de qui la valeur actuelle des parts est insuffisante eu égard à la hausse des prix, est fondé à se prévaloir de ces dispositions légales, même s il a voté la modification statutaire dont il s agit ;». La Cour de cassation n a pas été saisie de cette décision. Ainsi, dès 1985, les limites et les difficultés d application de l article 1843-4 du code civil étaient en germe mais les praticiens du droit n ont pas réagi, soit par absence d information, soit parce que la jurisprudence n était pas encore clairement fixée en particulier en ce qui concerne le caractère obligatoire du rapport de l expert qui a été encore récemment confirmé 20. Le juge ne peut remettre en cause le prix déterminé par l expert sauf erreur grossière ; il ne peut se substituer à l expert. Ce prix s impose aux parties sauf exercice éventuel du droit de repentir par le cédant. III. LES PRÉCISIONS APPORTÉES PAR L ARRÊT DU 4 DÉCEMBRE 2007 ET LES POINTS NON ENCORE RÉSOLUS L arrêt du 4 décembre 2007 est venu clarifier une partie du débat sur l application obligatoire ou non des dispositions statutaires lors de la valorisation à dire d expert dans le cadre de la procédure de l article 1843-4 du code civil. Cette décision a été rendue sur appel d un arrêt de la Cour d appel de Versailles du 21 avril 2005. 21 Cette affaire est instructive et mérite d être rappelée. Afin de permettre la transmission d une entreprise, son fondateur avait constitué une société financière dont les associés étaient son neveu (55% du capital) et des salariés. Les statuts réservaient la qualité d associé aux salariés qui respectaient certains critères d ancienneté et de qualification professionnelle. Si ces conditions n étaient plus respectées, l associé était tenu de céder ses parts sociales. Le prix était fixé par une formule inscrite dans les statuts et une société du groupe s engageait à acheter, si nécessaire, les parts sociales sur cette base. Sur le fondement de l article 1869 du code civil qui autorise le retrait de l associé, les cédants, contestant le prix proposé, ont demandé la nomination d un expert pour déterminer la valeur des parts sociales sur la base de l article 1843-4 du code civil. La Cour d appel de Versailles a repoussé cette demande et a considéré que «l estimation expertale ne fait pas la loi des parties et ne peut se substituer aux dispositions statutaires selon lesquelles en l absence de contrepartie d achat, les parts sont acquises par la Sa Y au nominal majoré d un point au prorata temporis du temps de détention». Par ailleurs, cet arrêt précisait que «l ordonnance du 4 octobre commettant monsieur D est une ordonnance de référé et non pas une ordonnance rendue en la forme des référés, à défaut de toute mention en ce sens sur son en-tête, dans ses motifs ou au dispositif ; qu elle est fondée sur l article 145 du CPC, qu à défaut d avoir été rendue en la forme des référés et sur le fondement de l article 1843-4 du code civil, elle est dénuée d autorité de chose jugée et l évaluation de l expert ne s impose pas aux parties». Mais la Chambre commerciale de la Cour de cassation 22 (arrêt du 4 décembre 2007) a cassé cette décision et affirmé la primauté des dispositions d ordre public de l article 1843-4 du code civil sur les clauses statutaires, dans les termes suivant «l arrêt retient que dès lors que M.Y est exclu en application des dispositions statutaires et que les statuts comportent une clause d évaluation des droits sociaux, ces règles statutaires l emportent sur l article 1843-4 du code civil ; attendu qu en statuant ainsi, la cour d appel a violé le texte susvisé». Cet arrêt est le premier à notre connaissance qui affirme de manière claire et précise que l expert n est pas tenu par les clauses statutaires et réaffirme «sa latitude pour déterminer la valeur des actions selon les critères qu il juge opportuns» 23 lors de l évaluation de titres dans le cadre de l article 1843-4 du code civil. La doctrine, généralement favorable à la liberté contractuelle, a critiqué cette décision. Le professeur Henri HOVASSE 24 souligne que «le juge ne saurait, sous le couvert de l article 1843-4, remette en cause l équilibre contractuel voulu et accepté par tous les associés, celui qui est exclu et ceux qui sont inclus». Le professeur Renaud MORTIER 25 considère que «la portée de l arrêt du 4 décembre est redoutable et devrait faire l effet d une véritable bombe à retardement sur nombre d accords Nous doutons que la Cour de cassation ait bien mesuré l effet dévastateur de sa jurisprudence». Il précise qu «il semble que l arrêt condamne la possibilité de fixer par anticipation, avant même sa nomination, des directives d évaluation qui s imposeraient au tiers évaluateur. L arrêt pourfend en effet avant tout 19. CA Paris 25 e chambre A 10 mai 1985 L06547 sur appel d un jugement du TGI de Paris (4 e ch. - 2 e sect. du 13 janvier 1984). 20. Cass. com 19 avril 2005 n 03-1190 déjà cité. 21. CA Versailles 1 re Chambre 1 re section 21 avril 2005 n 04-02005. 22. Cf note 3 supra. 23. Cass. com 19 avril 2005 n 03-11790. 24. Henri Hovasse - Supériorité de l article 1843+4 du Code civil sur les statuts JCP La semaine juridique n 5 31 janvier 2008. 25. Renaurd Mortier - L absolutisme jurisprudentiel de l article 1843-4 du code civil Droit des sociétés n 2 février 2008. 28 LA REVUE DE L AVOCAT CONSEIL D ENTREPRISES SEPTEMBRE 2008 N 105

la prédétermination des méthodes d évaluation». Il conclut que «l article 1843-4 du Code civil est un texte destiné à surmonter le dissensus, et non à détruire la convention. En détruisant le contrat librement consenti au nom d un texte qui tend à le forcer, la Cour de cassation invite à la résistance.» Pour l expert, cet arrêt présente le très grand intérêt de marquer une avancée certaine dans la détermination du champ d application de l article 1843-4 du code civil, sans écarter pour autant la possibilité pour l expert de prendre en considération les clauses statutaires. Or, il n est pas rare de rencontrer, par exemple dans les sociétés liées à la grande distribution, des écarts pouvant aller de 1 à 10 entre la valeur vénale et la valeur calculée selon les dispositions statutaires. Que se passerait-il si l expert, qui a toute latitude pour déterminer la valeur des titres et sans possibilité de recours, retenait la valeur calculée selon les dispositions statutaires et non pas une valeur déterminée selon la méthode multicritère demandée par la Cour de cassation? Pourrait-on alors considérer qu il s agit d une «erreur grossière», seul cas envisagé par la Cour de cassation, où le juge pourrait remettre en cause les conclusions du rapport de l expert. Certains magistrats n écartent pas en effet cette possibilité et une évolution de la jurisprudence en ce sens. Ce faisant, le juge se verrait contraint d intervenir dans les méthodes d'évaluation retenues par l expert. En s engageant dans cette voie, il ouvrirait alors un débat encore plus délicat : à partir de quel écart relevé entre la valeur selon les statuts et celle fixée à dire d expert peut-on rencontrer «l erreur grossière»? Un autre point intéressant de l arrêt de la cour d appel de Versailles est le débat sur l ordonnance de référé et l ordonnance rendue «en la forme des référés». L expert désigné devra donc être attentif à ce que le dispositif de l ordonnance soit précis et mentionne bien l article 1843-4 du code civil. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES L examen de la jurisprudence démontre que l évaluation à dire d expert dans le cadre de l article 1843-4 du code civil remet fortement en question les clauses contractuelles d évaluation qui existent actuellement dans de nombreux statuts. Le simple désaccord sur la fixation du prix entraîne l application de l article 1843-4 même si la méthode d évaluation est ou a été acceptée par les parties mais le calcul en luimême pose difficulté ; une véritable «bombe à retardement» selon les termes du Professeur Renaud MORTIER. Si l arrêt du 4 décembre 2007 a confirmé la suprématie de l article 1843-4 sur les clauses statutaires, il n en demeure pas moins que l expert et les associés doivent toujours faire face à diverses incertitudes en ce domaine. Il résulte des différents arrêts évoqués que l expert doit être vigilant sur la rédaction de l ordonnance le désignant en vérifiant le dispositif et l existence du visa de l article 1843-4. Après examen des documents présentés par les parties et ce, dans le cadre à notre avis nécessaire d un débat contradictoire, il lui est fortement recommandé de présenter plusieurs méthodes d'évaluation afin de prévenir les risques de mise en cause ultérieure soit dans le cadre de l erreur grossière, soit dans celui plus général de sa responsabilité civile. Doit-il tenir compte des clauses statutaires dans les différentes méthodes de valorisation? Il est certain que lorsque la valorisation à la valeur économique se rapproche de la valeur déterminée par les statuts (généralement assortis de restrictions et autres clauses d agrément), les abattements usuellement pratiqués lors d évaluation permettront de régler en partie le problème. En revanche, si cet écart est trop important, l expert n a guère de solution et devra, selon les recommandations de la Cour de cassation, évaluer à la valeur réelle ou économique. Pour les parties et leurs conseils, l existence de clauses statutaires fixant le prix de cession de manière déconnectée de la valeur réelle doit les inciter à une grande prudence car les conséquences économiques et financières peuvent à terme être de nature à remettre en cause l économie du contrat. Ainsi, les sociétés (par exemple dans la grande distribution) au capital desquelles les associés ont souscrit initialement à un prix volontairement bas et qui souhaitent sortir à la valeur économique vont devoir, soit trouver de nouveaux associés acceptant le nouveau prix, soit procéder à une réduction de capital avec, de facto, une réduction de leurs capitaux propres. En effet, l écart entre la valeur statutaire et la valeur économique viendra réduire les capitaux propres de la société. L équilibre financier de celle-ci peut alors s en trouver gravement affecté. Afin de pallier ces difficultés, il est maintenant recommandé de valoriser statutairement les titres en cas de cession ou de retrait en respectant les règles usuelles d'évaluation. Ainsi, l estimation à dire d expert ne devrait pas alors trop s écarter de celle proposée par les statuts. Une autre solution aurait été de prévoir que la fixation du prix soit décidée par un tribunal arbitral. Depuis les arrêts récents de la Cour de Cassation 26, la clause d arbitrage l emporte sur les clauses conventionnelles et le juge devrait opposer alors une fin de non recevoir à une demande d expertise. L expert de l article 1843-4 serait remplacé par un tribunal arbitral qui est généralement composé de trois arbitres. Le choix des méthodes d évaluation serait donc discuté entre les arbitres et non plus laissé au simple jugement d un seul expert. Cependant, un arrêt récent de la Cour de cassation 27 a repoussé cette possibilité en considérant que les dispositions d ordre public font obstacle à la procédure d arbitrage en ce domaine. Il faudrait donc une intervention du législateur pour pouvoir déroger, dans des cas précis, à l article 1843-4 du code civil. Le débat sur l évaluation à dire d expert prévu à l article 1843-4 du code civil est donc loin d être éteint. En attendant, les associés et leurs conseils doivent être prudents et vigilants, lors de la signature de statuts ou toute autre convention, en raison des éventuelles conséquences financières et juridiques liées à l'évaluation des titres concernés. Pierre LOEPER, Ancien élève de l Ecole Polytechnique, Expert-comptable, Commissaire aux comptes, Expert agréé par la Cour de cassation et près la Cour d appel de Paris, Président du CNCEJ Jean-Luc FOURNIER, Essec, Docteur en Droit, Expert-comptable, Commissaire aux comptes, Expert près la Cour d appel de Paris 26. Cass. civile 2 e chambre 4 avril 2002 n 00-18009 et Cass. Chambre mixte 14 février 2003 n 00-19423. 27. Cass. civile 1 re chambre 3 octobre 2006 n 05-14099. 30 LA REVUE DE L AVOCAT CONSEIL D ENTREPRISES SEPTEMBRE 2008 N 105