Synthèse du rapport sur l enrichissement des aliments courants en vitamines et minéraux : quels intérêts, quels risques?
Membres du groupe de travail Experts Geneviève Potier de Courcy Michèle Garabédian Gilbert Pérès Léon Guéguen Jean-Claude Guilland Irène Margaritis Pierre Valeix Ainsi que : Serge Hercberg Monique Ferry Joëlle Goudable Jean-Louis Bresson Bruno Lesourd Bruno Melin Agence française de sécurité sanitaire des aliments Jean-Louis Berta (Afssa) Isabelle Vanrullen (Afssa) Jean-Luc Volatier(Afssa) Joëlle Maffre (Afssa) Administrations Dominique Baelde (DGCCRF) Catherine Rioux (DGCCRF) Marie Thisse (DGAL) Philippe Verger (INRA) Michel Chauliac (DGS) AFSSAPS Professions Josée Cloutier (Kellogg s/ania) Marie-Odile Gailing (Nestlé/ANIA) Catherine Mignot (Roche/Synpa) Azaïs-Braesco /Annie Loch (Danone/ANIA) Brigitte Le Révérend/ André Kozlovsky (SODIAAL) Brigitte Laurent/Anne-Marie Berthier (ANIA) Catherine Leroy (SBA-SOPARIND) Synthèse établie par Isabelle Vanrullen Agence française de sécurité sanitaire des aliments Unité d évaluation de la nutrition et des risques nutritionnels 2
L adjonction volontaire d éléments nutritifs dans les aliments courants est régie par des règles nationales qui varient en fonction des Etats-membres de la communauté européenne. En France, trois cadres réglementaires sont définis. D une part l enrichissement est autorisé dans les aliments destinés à une alimentation particulière 1, ce qui suppose que soit précisément identifié et mentionné sur l emballage du produit un groupe de population dont les besoins justifient un apport particulier en micro-nutriments. Il s agit de la catégorie très restreinte des aliments dits «diététiques» et des aliments pour nourrissons et enfants en bas age, dont la réglementation a été harmonisée au niveau européen et transcrite en droit français. D autre part, certaines vitamines ou minéraux ont fait l objet d autorisations spécifiques d ajout dans l alimentation courante dans des conditions d emploi définies : c est par exemple le cas de l iode et du fluor dans le sel 2, ou plus récemment, de la vitamine D dans le lait et les produits laitiers 3. Enfin, la restauration des aliments en vitamines est autorisée sous certaines conditions, cette mesure visant à pallier la perte de ces nutriments lors de la fabrication ou du stockage des denrées alimentaires. Cette mesure est indiquée sur l emballage par la mention «à teneur garantie en», suivie du nom de la ou des vitamines restaurées. La diversité des réglementations nationales est cependant susceptible d entraver la libre circulation des aliments courants additionnés de vitamines et minéraux, de créer des conditions de concurrence inégales et d avoir ainsi une incidence directe sur le fonctionnement du marché européen. L harmonisation de ces réglementations est donc actuellement discutée au niveau Communautaire dans l objectif d établir un règlement relatif à l adjonction de vitamines, de minéraux et de certaines autres substances aux aliments, à l exception des compléments alimentaires. Cette réglementation, lorsqu elle sera transcrite en droit français, viendra compléter le dispositif national. Dans son état actuel, le projet de règlement indique que l adjonction de certains nutriments, lorsqu elle n est pertinente qu au titre de certaines spécificités nationales ou régionales (c est le cas de la réglementation française pour l iodation ou la fluoration du sel par exemple), ne peut justifier l harmonisation de l adjonction obligatoire des éléments nutritifs concernés dans la Communauté (CE). Il reste que d un point de vue de Santé publique, la France estime que les questions qui doivent être posées pour établir les dispositions du futur règlement, doivent rester celles de l absence de risque de l enrichissement (c est un pré-requis à toute mise sur le marché) et de son intérêt nutritionnel. Le Comité d experts spécialisé «Nutrition humaine» de l Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) a donc été saisi par la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) en février 2001 afin d apporter un appui technique aux discussions européennes. Ce travail a donné lieu à un rapport, publié en octobre 2001, et disponible auprès de l Afssa. L Agence a considéré que le terme «d aliment courant» recouvre tout aliment pouvant être mis à disposition du consommateur, dans tout commerce, et pour tout type de population : - quel que soit l âge (incluant les enfants à partir de 4 ans, les adultes et les personnes âgées) ; - quelle que soit la situation physiologique (incluant, par exemple, les femmes enceintes ou encore les personnes ayant une activité physique intense) ; - quelle que soit la typologie de consommation alimentaire, y compris régionale. 1 décret 91-827 du 29 août 1991 relatif aux aliments destinés à une alimentation particulière 2 arrêté du 28 mai 1997 relatif au sel alimentaire et aux substances d apport nutritionnel pouvant être utilisées pour sa supplémentation 3 arrêté du 11 octobre 2001 relatif à l emploi de vitamine D (vitamine D2 ergocalciférol ou vita mine D3 cholécalciférol) dans le lait et les produits laitiers frais (yaourts et laits fermentés, fromage frais) de consommation courante 3
Les aliments qui ne peuvent pas, pour des raisons pratiques ou d image, faire l objet d un enrichissement restent cependant exclus de cette définition : il s agit principalement des produits non pré-emballés, non étiquetés, et des produits ayant une image de qualité particulière ou de tradition (labels de qualité, appellation d origine ). Enfin, il a été décidé de se référer à un apport en nutriment par 100 kilocalories, ce qui exclut les produits pour lesquels la quantité d énergie est nulle mais qui permet de tenir compte de l apport en nutriment en fonction de la densité nutritionnelle. Une méthodologie dont l originalité est de prendre en compte de façon indissociée les aspects nutritionnels et sécuritaires d un tel enrichissement a été construite. Méthodologie Statut nutritionnel Le statut nutritionnel de la population française pour chaque micro-nutriment étudié a été estimé à partir des données d enquêtes nutritionnelles française récentes (1,2,3,4). Deux approches complémentaires ont été combinées. En effet, sur le plan statistique et à un niveau populationnel, la probabilité de détecter des signes cliniques de carence augmente d autant plus vite si les apports moyens sont plus bas que l apport nutritionnel conseillé (ANC). Cette approche reste cependant théorique et délicate à appliquer au niveau individuel. Elle a donc été croisée avec les données relatives à l identification de symptômes cliniques de carences et/ou de mesures biologiques de déficiences dans la population française. Les micro-nutriments ont ainsi été répartis selon qu ils relèvent de 3 catégories : (i) risque de carence ou de déficience, (ii) insuffisance d apport possible au regard des ANC mais avec une incertitude sur les risques de carence ou de déficience, et enfin (iii) insuffisance d apport non manifeste (tableau I). Tableau I. Classification des micro-nutriments selon leur degré de risque d insuffisance d apport en France Catégorie Critères Liste des micronutriments 1 Risque de carence ou de déficience pour certaines tranches d âge, certaines situations physiologiques, certaines typologies de consommation alimentaire, et/ou certaines régions vitamine D, pyridoxine (B6) (personnes âgées > 70 ans), acide folique (B9) (5), iode, calcium, fer 2 Insuffisance d apport possible mais incertitude sur les risques de carence ou de déficience: - absence ou validité discutable des marqueurs biologiques - non fiabilité des tables de composition - enquêtes épidémiologiques manquantes thiamine (B1), pyridoxine (B6) ( sauf personnes âgées), vitamine C, vitamine E, vitamine K, magnésium, cuivre, zinc, sélénium, chrome, fluor 3 Insuffisance d apport non manifeste, vitamine A totale, riboflavine (B2), niacine (B3), acide pantothénique (B5), biotine (B8), cobalamine (B12) sodium, chlore, potassium, phosphore, molybdène, manganèse Approche sécuritaire L approche sécuritaire a été fondée sur des données issues des études toxicologiques, à savoir les limites de sécurité. Ces valeurs ont été déterminées en France pour certaines vitamines et certains minéraux. Elles sont également en cours d évaluation en Europe par le Comité scientifique de l alimentation humaine. 4
Etudes de simulation Enfin, les études de simulation de l OCA (Observatoire des consommations alimentaires) ont permis de déterminer des teneurs prédictives d apport en micronutriments par 100 kilocalories aussi bien pour les apports actuels par l alimentation courante que pour ceux qui proviendraient d aliments enrichissables. Ces teneurs prédictives sont déclinées en tenant compte de différents niveaux d enrichissement des aliments (en pourcentage des Apports journaliers recommandés) et de la «parts de consommation» des individus, c est à dire la quantité de produits enrichis consommé sur la quantité de produit total consommé. Contrairement à la part de marché des produits enrichis dans un pays qui est généralement très faible (de l ordre de 5%), la part de consommation d un individu peut être très variable ; il est ainsi envisageable qu elle atteigne chez un individu 100% pour une catégorie de produits (lait, jus de fruits, ). Enfin, la distribution des apports a été analysée par percentile de la population : cette approche permet de considérer les apports en nutriments dans la population générale, et de prendre en considération à la fois les faibles et les forts consommateurs. Les objectifs nutritionnels et sécuritaires sont atteints si la distribution des apports chez les faibles consommateurs est rehaussée vers des valeurs d apports plus importantes et approchent les recommandations, sans décaler la distribution du coté des forts consommateurs. Résultats Une première série de résultats concerne le croisement des approches nutritionnelle et sécuritaire. Ce croisement a mis en évidence 3 catégories de micro-nutriments : (i) ceux pour lesquels un enrichissement de l alimentation courante peut présenter un intérêt en raison du risque de carence ou de déficience dans des segments particuliers de la population générale (vitamine D, B6, acide folique, calcium, fer, iode). Cependant, un risque de dépassement des limites de sécurité existe dans certaines situations ; (ii) les micro-nutriments pour lesquels l intérêt nutritionnel d un enrichissement est incertain car la mise en évidence d apports inférieurs aux ANC dans des segments de la population n est pas accompagnée de signes biologiques ou cliniques. Si un enrichissement est envisagé, il doit être précédé d études de simulation apportant une aide au choix du niveau d enrichissement. Cette étude est indispensable pour les micro-nutriments présentant un risque de dépassement des limites de sécurité (notamment vitamine E, magnésium, zinc, cuivre, sélénium, fluor) ; (iii) ceux pour lesquels il n y a pas d éléments en faveur de l intérêt nutritionnel d un enrichissement, surtout si il existe des risques de dépassement des limites de sécurité (notamment la vitamine A). En parallèle, la méthodologie basée sur les simulations de l OCA a été appliquée à la plupart de ces nutriments en recherchant l effet de l enrichissement sur le niveau d apport en nutriment chez les faibles consommateurs et les forts consommateurs. Pour certains nutriments, des doses d enrichissement qui améliorent le statut nutritionnel des faibles consommateurs sans décaler la distribution du côté des forts consommateurs ont pu être trouvées sur une échelle relativement large de parts de consommation (10%, 50%, 100%). Pour d autres nutriments, ce compromis n a pas été possible quelles que soient les conditions de la simulation : c est le cas du fer, du magnésium et de la vitamine A. Une dernière configuration intéressante est celle du calcium, pour lequel des possibilités d enrichissement n ont pu être trouvées que dans des conditions très étroites, combinant un enrichissement réduit (10% ou 20% des AJR pour 100 kilocalories) et des parts de consommation très élevées (respectivement 50% et 100%). Outre les aspects développés ci-dessus, plusieurs éléments fondamentaux doivent être pris en considération. L un de ces éléments concerne les risques liés aux interactions entre 5
nutriments : par exemple, est il judicieux d enrichir du jus d orange, riche en vitamine C, avec du fer, ce qui va favoriser son absorption, et potentiellement créer un risque particulier notamment pour les populations souffrant de pathologies telles que l hémochromatose? Au delà de cet exemple de couple aliment/nutriment, la question de l aliment vecteur doit être posée plus largement. En particulier, l aliment vecteur peut-il constituer un moyen d atteindre la population cible? L aliment vecteur choisi risque-t-il de déplacer les consommations vers des apports en nutriments ou en aliments qui devraient être limités d un point de vue de santé publique (Aliments riches en acides gras saturés, ou en énergie par exemple) et notamment au regard des objectifs du Programme national nutrition santé? Il apparaît donc essentiel de considérer l enrichissement des aliments courants avec vigilance, et de choisir avec réflexion les voies réglementaires les mieux appropriées pour cibler une population présentant un besoin, sans faire courir de risques au reste de la population. Dans ce contexte, se pose également toute la problématique des compléments alimentaires : un cadre réglementaire devrait être très prochainement disponible pour ces produits qui occupent une position singulière, entre médicament et aliment, et qui dans certaines conditions pourraient peut être permettre de répondre aux besoins particuliers d individus très ciblés. (1) Potier de Courcy G et les membres du groupe de travail de la CEDAP sur les substances nutritives. Estimation du statut en vitamines et minéraux de la population française, d après des enquêtes récentes. Cah Nutr Diét, 1999, 34, 77-87 (2) Costa de Carvalho MJ, Guilland JC, Moreau D, Boggio V, Fuchs F. Vitamin status of healthy subjects in Burgundy (France). Ann Nutr Metab, 1996, 40, 25-51. (3) Hercberg S, Preziosi P, Galan P, devanlay M, Keller H, Bourgeois C, Potier de Courcy G, Cherouvrier F. Vitamin status of a healthy french population : dietary intakes and biochemical markers. Intern. J Vit Nutr Res, 1994, 64,220-232. (4) ESVITAF : enquête sur le statut vitaminique de trois groupes d adultes français, témoins, obèses, buveurs excessifs. Rapporteurs : A Lemoine, C Le Devehat, B Herbeth. Ann Nutr Metab, 1986, 30 (S1), 1-94. (5) Voutilainen S, Rissanen TH, Virtanen J, Lakka TA, Salonen JT, Low dietary folate intake is associated with an excess incidence of acute coronary events. Circulation, 2001, 103, 2674-2680. 6