UN CONTINENT SOUS INFLUENCE



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Transcription:

UN CONTINENT SOUS INFLUENCE par Stéphane Fernandez * Du Rio Grande à la Terre de Feu, les quelques 550 millions d habitants qui peuplent l Amérique latine et les Caraïbes peuvent constater chaque jour que leur ordinaire, fait pour l essentiel de pauvreté et de misère, de violences et d inégalités, reste largement tributaire de décisions, d orientations, de choix qui ne sont élaborés ni à Brasilia, ni à Mexico, ni dans une des quelconques capitales du sous-continent, mais bien plus à Wall Street ou au Pentagone, ou même à Davos. Pressions économiques Les exemples les plus récents de cette influence sur les affaires intérieures des pays d Amérique latine vont de l intervention politique et économique à l ingérence militaire déguisée sous les traits de plans de développement. La tentative de putsch, ratée bien que soutenue par Washington, contre Hugo Chavez au Venezuela (avril 2002), la crise financière de l Argentine, les renoncements successifs et les gages de bonne volonté à destination des institutions financières internationales par lesquels a dû passer Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil, les pressions pour faire aboutir les négociations sur la Zone de libre-échange des Amériques constituent les éléments les plus visibles de cette «attention» permanente. Ces influences, et surtout leurs conséquences économiques, empêchent la majorité des gouvernements élus sur des promesses de programmes sociaux de se lancer dans les politiques sociales et économiques qui permettraient de sortir les populations latino-américaines de l ornière. Au Brésil notamment, Lula, dès avant son élection, avait pris soin d assurer qu il ne remettrait pas en cause la dette extérieure et que son gouvernement honorerait les créanciers. Résultat : les programmes ambitieux, comme «Faim zéro» qui avait pour objectif d éradiquer la faim au Brésil, passent au second plan des préoccupations du gouvernement. Mêmes causes, mêmes effets en Argentine où, malgré les postures plus vindicatives du président Kirchner, les institutions monétaires internationales continuent d imposer leurs exigences d apurement de la dette, de réduction des dépenses publiques au détriment des politiques sociales qui, fatalement, ont un coût. Malgré une croissance record de plus de 6 %, l Argentine n arrive pas à endiguer le chômage et près de la moitié de sa population vit dans la pauvreté. * Rédacteur en chef adjoint de Messages, Secours Catholique 12

Un continent sous influence «L Amérique, aux Américains» À côté de ces ingérences économiques, imposées par le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale institutions dans lesquelles les États-Unis possèdent de fait un droit de veto, les ingérences politiques, voire militaires, restent d actualité. Ce fut bien évidemment le cas lors de la crise de 2004 en Haïti, et cela demeure une réalité dans le conflit colombien. Le «Plan Colombie» permet en effet à Alvaro Urribe de bénéficier d une aide militaire d importance : les trois quarts des quelques 800 millions de dollars du Plan servent à financer l achat d armements et d équipements militaires (1). La Colombie est devenue, grâce à ce plan, le troisième receveur d aide militaire en provenance des États-Unis après Israël et l Égypte. Et l après -11 septembre n a fait que renforcer cette tendance, le Congrès américain ayant voté une rallonge de plus de 600 millions de dollars en 2002. Dans la nouvelle lutte contre le terrorisme, l Amérique latine est un «domino» qu il ne faut pas laisser tomber, pour reprendre une image et une terminologie de la guerre froide. À travers ces différents exemples, se dresse le constat d une ingérence multiforme qui plonge ses racines dans l histoire et la constitution même du continent au moment des indépendances. Pour en saisir la portée, il faut remonter à James Monroe, cinquième président des États-Unis d Amérique. Quand il s adresse au Congrès le 2 décembre 1823, il présente le traditionnel État de l Union. Confrontés aux ambitions russes sur la partie septentrionale du continent et aux risques d intervention de la Sainte-Alliance dans les colonies espagnoles, qui s émancipent petit à petit sous leur regard bienveillant, les États-Unis, qui n ont pas encore cinquante ans d histoire, peu de pouvoir et peu d alliés en cette époque de Restauration monarchique, cherchent surtout à exprimer les bases de leur politique étrangère sans paraître trop provocateurs. Au cours de ce long message, James Monroe prononce donc quelques phrases qui reprennent pour l essentiel les termes de Georges Washington ou ceux de Thomas Jefferson sur la conduite générale de son pays en matière diplomatique : «Nous ne voulons pas nous immiscer dans les querelles des puissances européennes ; la neutralité nous paraît un devoir. En revanche, elles ne doivent pas intervenir aux dépens de colonies qui ont proclamé leur indépendance. Aux Européens, le vieux continent, aux Américains, le nouveau.» Dès lors, toute intervention d une puissance européenne sur le continent américain serait considérée comme une manifestation inamicale à l égard des États-Unis qui s érigent en défenseurs de l intégrité et de l indépendance du Nouveau Continent, mais ne possèdent aucun moyen de faire respecter leurs principes. Dans ces années-là, cette déclaration reste sans effet et James Monroe est certainement loin d imaginer l importance qui sera (1) Pour la plupart états-uniens, cela va sans dire. 13

LES CAMOUFLAGES DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE Premier bailleur de fond de l «aide au développement» reçue par l Amérique Latine et les Caraïbes (ALC), l Union européenne (UE) est pour le sous-continent un acteur de premier plan. Le «modèle» de l intégration européenne est l objet d une grande attention de l autre côté de l Atlantique ; il est compris comme promoteur, à la différence du modèle des États-Unis, d un système d éducation, de santé, de valorisation des droits humains qui bénéficient à la majorité de la population. L UE sait faire un usage politique de son «modèle», et y recourt au maximum lorsqu il s agit de négocier des accords commerciaux. Cela a été le cas pour ceux qu elle a signés, depuis le milieu des années 1990, avec des pays ALC, et qui ont conduit des personnalités comme l ex-commissaire européen Pascal Lamy à évoquer un «modèle à suivre». En prenant appui sur les résultats obtenus jusqu à présent, il y a lieu de s interroger : la politique européenne peut-elle être considérée comme un véritable facteur de développement économique, politique et social pour les pays concernés? On doit d abord rappeler que les acteurs économiques de l UE sont, dans la période actuelle, le principal investisseur en ALC et que 18 % environ des importations latino-américaines proviennent des pays de l UE. Dans les faits, les accords existant entre l UE et le Mexique, l UE et le Chili, ainsi que ceux que l UE négocie (avec le Mercosur, la Communau-té Andine) diffèrent des accords de libre échange impulsés par les États-Unis : ils incluent en effet un chapitre «concertation politique et coopération», mais ces deux intitulés ne servent qu à rendre plus présentable, plus «digeste» la dimension commerciale de ces accords, au sein de laquelle les mêmes règles inéquitables, la même concurrence déloyale sont prédominantes. L UE fait progresser activement la signature des Accords de Protection Réciproque des Investissements (APRI) ; ils sont devenus l axe central de sa politique quant aux accords de libre-échange, en corrélation d ailleurs avec les conceptions de l ensemble des gouvernants d ALC (1). Les autorités européennes affirment clairement que la condition qu elles mettent à la conclusion d accords de libre-échange est que ceuxci soient des accords «OMC plus» : ceci implique qu ils libéralisent totalement, au-delà du commerce des marchandises, le secteur des services, les investissements, les marchés publics et les droits de la propriété intellectuelle (2). Face à la domination des États-Unis et à leur projet d instauration d une Zone de Libre Echange des Amériques (3), les perspectives ouvertes par l UE dans le domaine du commerce, de la «concertation politique et de la coopération» apparaissent comme plus flexibles, mais elles sont bien aussi dangereuses. On est là en présence d une logique de redistribution des zones d influence, elle-même liée au mouvement d internationalisation et de centralisation des capitaux. À cela, des alternatives peuvent être opposées. Alfonso Moro Économiste et journaliste, représentant en Europe du Réseau Mexicain contre les Accords de Libre-échange (1) Selon les données de l ICSID, depuis 1991, l Argentine a signé 38 accords, le Brésil 10, la Bolivie 18, le Mexique 18, le Pérou 23. (2) Ces rubriques sont dénommées «thèmes de Singapour», et correspondent à ce que les pays impérialistes tentent d imposer depuis des années par le biais de l OMC. A. Bertrand et L. Kalafatides, OMC, le pouvoir invisible, Fayard, 2002. (3) El Area de Libre Comercio de las Americas, Alternativas Sur, n 1 (2003), Centre Tricontiental de Louvain-la-Neuve et Centro de Investigacion por la Paz, Madrid. Version française disponible sous le titre «Les dessous de l ALCA». 14

Un continent sous influence donnée à son discours, qui deviendra au fil des ans la fameuse doctrine Monroe. Simon Bolivar, le Libérateur, y trouve des avantages et cherche même en 1826, lors du Congrès de Panama, à obtenir des engagements précis de la part des États-Unis sur leur coopération. «L ingérence», alors, se trouve plutôt de l autre côté de l Océan Atlantique et les nouvelles républiques indépendantes tentent de s en affranchir. Elles n y arrivent que modérément et subissent même le contre-coup du krach financier de la bourse de Londres de décembre 1825 sous la forme de la première crise de la dette extérieure (2). Elle entraîne alors les pays d Amérique latine à suspendre leur paiement, pour une crise qui durera jusqu à la moitié du XIXème siècle. L histoire économique de l Amérique latine sera ainsi régulièrement marquée de crises financières, toujours plus graves. Difficile, dans ces conditions, de permettre à un capitalisme local ou à l État de s émanciper des desiderata des créanciers du Nord, publics ou privés, et de jeter les bases d un développement économique profitable avant tout aux populations locales. Au tournant du XXème siècle, le conflit hispano-américain à propos de Cuba et de Porto Rico offre aux États-Unis l occasion de faire basculer les principes énoncés par James Monroe vers une politique impérialiste. Le credo «l Amérique, aux Américains» est remplacé par la politique du «gros bâton», chère à Théodore Roosevelt. La défense des intérêts nord-américains peut les forcer, malgré eux, à intervenir dans un autre État américain et à assurer des pouvoirs internationaux de police. Peu à peu, l Amérique latine se transforme donc en «arrière-cour» des États-Unis et devient le théâtre d interventions militaro-diplomatiques, du Guatemala au Panama, en passant par le Chili, le Nicaragua ou Cuba. L heure de la guerre froide impose une nouvelle évolution toujours plus «agressive» de la doctrine Monroe, que Truman conforte avec sa théorie de l endiguement de la progression du communisme. En Amérique latine, cela se traduit par le soutien que l on connaît aux régimes peu respectables qui assujettissent alors le continent. Démocratie, mais dépendance Profitant de la fin de la guerre froide, du retour à la démocratie de la plupart des pays et du déplacement des intérêts politiques et économiques vers le Moyen-Orient, l Amérique latine cherche à s émanciper de la tutelle encombrante de l Oncle Sam en se tournant notamment vers de nouveaux partenaires, comme l Union européenne ou les nouveaux pays émergents de l Asie du Sud-Est, ou même plus récemment la Chine. Mais comme en témoigne l échec des discussions entre l Union européenne et le Mercosur, ces rapports restent inégalitaires du fait de la structure même des économies d Amérique latine, elles aussi héritées du passé colonial. Les pays latino-américains res- (2) Éric Toussaint, Les crises de la dette extérieure de l Amérique latine au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle, contribution au séminaire international «Amérique latine et Caraïbe : sortir de l impasse de la dette et de l ajustement», organisé par le Comité pour l annulation de la dette du Tiers monde et par le Centre national de la coopération au développement, Paris, 23-25 mai 2003. 15

Stéphane Fernandez tent en effet dépendants des matières premières d exportation, que ce soit le pétrole (Venezuela, Mexique, Équateur), le café (Amérique centrale, Colombie, Brésil), le coton ou la laine (Uruguay, Paraguay), le cuivre (Chili) ou le soja (Brésil, Argentine). L augmentation des prix des matières premières ne sert pas pour l instant à réduire la pauvreté ou à financer le développement du secteur industriel. Bien au contraire, cette situation maintient les pays d Amérique latine dans une dépendance vis-à-vis des multinationales et des pays acheteurs. Par ailleurs, le poids de la dette extérieure qui atteignait, pour l ensemble de l Amérique latine et des Caraïbes, 789 milliards de dollars en 2002 reste un obstacle au développement et permet une ingérence, de plus en plus forte sur le plan économique, des instances internationales. Alors que la pauvreté et les inégalités d accès aux richesses et à la terre gangrènent toujours les relations sociales du continent près de deux cents ans après les indépendances, les pays d Amérique latine n ont pratiquement jamais le choix des politiques sociales, économiques ou monétaires à mettre en œuvre pour soulager leurs populations les plus pauvres (3). Prisonnière de son économie primaire (pétrole, agriculture), étouffée par le poids d une dette qui l oblige à rembourser plus qu elle ne reçoit en nouveaux prêts (4), l Amérique latine est à la croisée des chemins. Sa population fait le constat amer que la démocratie et l élection de gouvernements socio-démocrates ne lui ont pas apporté le bien-être et le développement promis et espérés (5). La poursuite des politiques néo-libérales imposées par les organismes internationaux à des régimes «de gauche», du Brésil à l Équateur, en passant par l Argentine ou l Uruguay, plonge les dirigeants dans une schizophrénie politique dont ils semblent ne pas savoir comment sortir. Cet enfermement et la permanence des ingérences risquent de remettre en cause le modèle démocratique qui a eu tant de mal à s imposer. À moins que les nouvelles alternatives portées par la société civile en mouvement ne parviennent enfin à se faire entendre. Stéphane Fernandez (3) L ALENA, en particulier, contribue à renforcer le pouvoir des investisseurs étrangers sur les États. Cf. Economie & Humanisme 369, juin 2004, p. 90. (4) Entre 1996 et 2002, elle a reçu 394 milliards de dollars, mais a dû rembourser 505,8 milliards de dollars. (5) «Amérique latine : le piège de la rente économique», Le Monde, 24/09/04. 16