Altérité et stéréotypes dans le discours de conquête : Quels contextes? Quelles représentations? Quels (inter)discours?



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Transcription:

Altérité et stéréotypes dans le discours de conquête : Quels contextes? Quelles représentations? Quels (inter)discours? Université d Alger Résumé : La conquête a engendré une très importante production discursive qui visait un savoir sur l Algérie. C est dans cette perspective que nous proposons une réflexion sur la problématique de l altérité. Comment ces écrits expriment-ils l altérité? Dans quels contextes d énonciation, de narration et de description le font-ils? Ce sont ces questions qui nous permettront d appréhender les figures de l altérité à travers l espace social, les relations identitaires et les déterminations historiques. Mots-clés : altérité - catégorisation - dialogisme - formation discursive - interdiscours. Abstract : The conquest generated a very important discursive production which aimed to know and learn about Algeria. We suggest a reflection on the issues of the otherness. How do these writings express the otherness? In which contexts of enunciation, narration and description do they do it? These are the questions which allow understanding the figures of otherness through the social space, the conflictual tensions and the historical determinations. Keywords: categorization - dialogism - discursive formation - inter-discourse - otherness. الملخص: تطمح هذه المداخلة ا لى الخوض في ا شكالية الجدل الخطابي حول موضوع احتلال الجزاي ر و الذي يتخذ فيه المتلفظون مواقف مختلفة بالنظر ا لى تطلعاتهم الايدولوجية. ويمكننا ا ن نموضع الخطاب العسكري الفرنسي في شبكة المواقف الجدلية بسبب اختلاف النظر بخصوص بربرية الا خر و تطرفه الديني. الكلمات المفتاحية : الوصف الجدل الدينامكية الخطابية الا خر الجدل. Les militaires français se sont exprimés sur la question de la conquête de l Algérie. Une analyse attentive de leurs écrits montre qu on pourrait les situer dans le réseau des tensions, explicites ou non, en raison de la conflictualité de la relation coloniale. Ceci nous conduira à tenir compte du dialogisme interdiscursif et de la variation des points de vue pour saisir les influences idéologiques. Dans ce sens, l interdiscours 1 s actualise dans les énoncés sous forme de paroles attribuées à un locuteur typique : typique d une idéologie ou d une culture. Comment les militaires expriment-ils l altérité? Quelle est 13

la relation entre le contexte et l interdiscours? Ce sont ces questions qui nous permettront d analyser les contextes d emploi des praxèmes «barbarie», «fanatisme» et «djihad», objets de lectures divergentes. 1. Quels contextes pour analyser les écrits militaires? On peut admettre a priori que l analyse discursive est une entreprise qui comporte toujours plusieurs aspects : ceux qui sont relatifs aux événements qui ont marqué la conquête de l Algérie et ceux qui touchent à ses spécificités, aux points de vue qu elle a suscités. La construction du sens est inséparable du contexte où le discours s insère. Le sens est, selon Sylvie Mellet, construit (et non pas donné) et cette construction se fait par l ensemble des mises en relation contextuelles qui produisent les déterminations nécessaires qui nous permettent le réglage du sens : «Le rôle du contexte est bien celui-ci : produire un ensemble de déterminations qui interagissent pour construire le sens d un énoncé, c est une conception dynamique et processuelle du contexte. Dans ces conditions, il ne peut y avoir d hiatus entre la valeur en langue et les effets de sens en discours. Tout au plus les diverses déterminations successives peuvent-elles être parfois divergentes et remettre en cause une première étape de la construction du sens.» 2 1.1. Contexte politique Motivée par la volonté de détourner l attention de l opinion publique face aux difficultés intérieures, la France se relance dans les campagnes coloniales. La raison invoquée pour l invasion est un incident diplomatique assez mal élucidé entre le consul français Pierre Deval et le dey Hussein d Alger, au sujet d un contentieux financier vieux de trente-et-un ans entre la France et la régence d Alger. Exaspéré par le fait que le gouvernement français laisse traîner l affaire, le dey aurait porté un coup d éventail au consul français. Selon des sources locales, il ne fit que le toucher du bout de son éventail pour lui indiquer la sortie. En juin 1830, Charles X saisit l occasion pour monter une opération militaire afin de se débarrasser des pirates barbaresques qui infestaient la mer Méditerranée depuis trois siècles, et dont un des repaires était justement le port d Alger. 1.2. Contexte militaire Héritant de cette encombrante conquête, Louis-Philippe hésite entre l évacuation des troupes demandée par l Angleterre et les libéraux et leur maintien souhaité par une opinion publique «patriotique». La conquête du territoire commence. Alternant défaites et victoires, l armée d Afrique s en tient jusqu en 1837 à une occupation côtière, laissant le reste du pays sous le contrôle de l Emir Abdelkader. Mais, à partir de 1840, la France s engage dans la conquête du pays tout entier, menant pendant plusieurs années une guerre sans merci à l Emir, affaibli après la spectaculaire prise de sa Smala 3 en mai 1843, et définitivement vaincu le 23 décembre 1847. 14

2. L Armée d Afrique et l héritage des croisades Dans tout conflit, la guerre des mots précède et annonce généralement le feu des armes. En effet, nous trouvons, tout au long de la conquête, sous la plume de militaires ou de civils des données écrites qui offrent la possibilité d une étude des représentations de l altérité religieuse : le gouvernement de Charles X n a pas craint, dans ses différentes proclamations, de donner à son entreprise un aspect de croisade, en la présentant comme destinée à libérer la chrétienté de la course barbaresque. Et justement à propos de Croisades, de Bourmont, le conquérant d Alger, disait à ses soldats : «Vous avez renoué avec les croisés». La barbarie de l Autre constitue alors un argument justificatif de la conquête, même si les premiers militaires qui débarquent à Alger ne se sentent pas investis d une «mission civilisatrice» particulière. 2.1. Les fanatiques et le discours de conquête Altérité et stéréotypes dans le discours de conquête : Quels contextes? Quelles représentations? Quels (inter)discours? Qui désigne-t-on par le praxème fanatique? À cette question, les dictionnaires donnent des réponses convergentes dont Le Petit Robert (1993) propose la synthèse suivante : le fanatique 1- «de l esprit divin» ; 2- est «animé envers une religion, une doctrine, une personne intolérante» ; 3- par extension, éprouve «une admiration, une passion excessive pour quelqu un, quelque chose». Le trait définitoire principal, pour l ensemble des articles lexicographiques, est celui de croyances religieuses ou de convictions individuelles dont l élévation au rang d absolu conduit à l intolérance et à la violence. Les synonymes répertoriés par le lexicographe sont les suivants : illuminé, fervent et extrémiste. 2.2. Les militaires français face au fanatisme de l Autre Le volume des textes exclut l ambition d exhaustivité et impose de choisir. Au 19 e siècle, le «fanatisme musulman» devient un syntagme en voie de figement, il est utilisé comme la marque de l Autre et conduit souvent à l intolérance et à la violence. Voici une sélection de citations où le praxème se révèle très récurrent: a- «Fanatique à l excès, il (Abdelkader) releva le zèle religieux des musulmans de toute l Afrique». (Duc d Orléans). b- «Voilà la guerre d Afrique ; on se fanatise à son tour et cela dégénère en une guerre d extermination». (Saint-Arnaud, Milianah, le 28 mars 1838). Comme on le constate, il y a dans le fanatisme une notion d excès. Le Petit Robert confirme ce sens : «foi exclusive en une doctrine, en une religion, une cause, accompagnée d un zèle absolu pour la défendre, conduisant souvent à l intolérance et à la violence». Récurrent, le praxème «razzia», emprunté à l arabe classique «gâzwâh»(4), signifie «incursion militaire». Il s agit d une stratégie visant à ruiner l économie indigène afin de détruire les fondements mêmes de la puissance d Abd el-kader : a- «Abdelkader a fait une razzia considérable sur les tribus du désert, entre autres sur les Amianis. Cette razzia a été considérable à la daïra par le fameux Bou Hamedi.» (Montagnac, Lettre du 7 juin 1845, 1998 : 243). 15

b- «Ce qui est positif, c est qu Abdelkader mène vigoureusement l insurrection, qu il razzie des tribus, coupe des têtes, ravage, pille, etc.» (Saint-Arnaud, Lettre du 16 janvier 1843) c- «Abdelkader se roule dans le sang. Il fait égorger, mettre en pièces, tous les chefs arabes qui s étaient soumis à nous, les enfants comme les pères.» (Lettre du 18 janvier 1843). Les emplois de fanatique sont donc associés au vocabulaire militaire et à un champ lexical macabre (razzia, coupe de têtes,..). Pour Saint-Arnaud, le fanatisme est dans l ordre des choses. Admiratif de l adversaire, il se voit conduit à l imiter et à «se fanatiser» lui-même ; il concède qu il y a bien quelque outrance à exterminer, mais ne désavoue pas la règle du jeu. Concrètement, on peut dire que le sens produit par l actualisation des mots l est en relation avec des éléments du contexte discursif et de l interdiscours. L armée d Afrique manifeste la destruction comme la réponse à tous les problèmes. Il s agit d une défense anticipée qui répond en partie à une violence locale. Cette conquête n est, en fait, pas soumise au code de l honneur des armées et aux lois de la guerre comme en témoignent les textes. Voici d ailleurs deux extraits qui illustrent la barbarie militaire : a- «Je dirai que la véritable philanthropie consiste à ménager les hommes et les écus de la France. (Très bien!) Quant aux razzias, contre lesquelles on s est tant récrié, je demande s il était un autre moyen d arriver à la conclusion de la guerre». (Bugeaud, Discours du 24 janvier 1845). b- Officier durant la conquête de l Algérie, le lieutenant-colonel Lucien de Montagnac écrit à Philippeville le 15 mars 1843 : «Toutes les populations qui n acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d âge, ni de sexe : l herbe ne doit plus pousser où l armée française a mis le pied Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu à l âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens». 5 Bref, les lettres écrites par les militaires français au ministre de la Guerre sont une véritable descente en enfer. 3. L évolution sémantique du praxème «djihad islamique» Les questions que l on doit se poser sont les suivantes : quel est le sens du praxème «djihad islamique»? Comment a t-il évolué? Résumons, en premier lieu, son évolution sémantique : le verbe «djahada», qui donne le substantif djihad, signifie en français lutter, combattre. Cependant, la lutte ne signifie pas exclusivement l engagement armé car le texte coranique ordonne au musulman de lutter avec ses biens avant de lutter avec sa personne. Dans un hadith, le prophète, qui revenait d une expédition militaire, dit : «nous sommes revenus du petit jihad au grand jihad». Les compagnons répondirent «quel est ce grand jihad?» Le prophète répondit, «celui du coeur ou dans une autre version, la lutte contre les passions». 16

Altérité et stéréotypes dans le discours de conquête : Quels contextes? Quelles représentations? Quels (inter)discours? D autres hadiths vont également dans ce sens : le combattant dans la voie de Dieu est celui qui lutte contre son propre ego (Tirmidhi) ou encore la meilleure façon de pratiquer le djihad consiste à lutter contre ses passions. D une façon générale, le «djihad» apparaît dans le Coran en trois acceptions principales : dépassement dynamique de l être ; entreprise guerrière au sens strict ; ascension spirituelle. Au delà de ces transformations, son sens profond demeure, à savoir la lutte continue de l âme contre les éléments négatifs, afin qu elle gagne en force et en sérénité (purification). Par ailleurs, le contexte de la conquête nous fait réfléchir sur la notion de djihad et l utilisation du mot «ribat» en Islam. Chez les Arabes, «ribat» signifie «rassembler des chevaux en vue de préparer une razzia». Le «djihad» est intimement lié à la théorie du martyre : a- «Partout le Coran répète que le paradis est le prix de celui qui combat pour la foi, que le lâche et le déserteur sont précipités dans l enfer, que nul n évite sa destinée, que le terme est également pris pour le brave et pour le fuyard, que tomber sur le champ de bataille ce n est pas mourir, mais vivre ; que le martyr (chaed) trouvera dans la mort bien plus qu il ne laisse en ce monde inférieur, etc.» (L. Veuillot, 1845 : 180-181). b- «Le Coran ouvre le ciel à tout musulman mort sur le champ de bataille. Le prophète Mohamet a dit : «inhumez les martyrs comme ils sont morts, avec leur vêtement, leurs blessures et leur sang ; ne les lavez pas, car leurs blessures, au jour du jugement, auront le parfum du musc.» (M. Poujoulat) c- «L émir est le grand agitateur de l Algérie, il se considère et s annonce au peuple comme appelé par Dieu à rétablir la religion du prophète dans son antique pureté et l empire musulman dans son antique splendeur. Pour lui, tout traité, quelque avantageux qu il soit, n est qu une trêve pour réparer ses forces, pour agir par la ruse sur les indigènes, pour tirer de la France et de l Europe les moyens de continuer la lutte.» (Le Général Valée). Précisons enfin que l idéologie du djihad a pu prendre, dans les écrits de l Emir Abdelkader- fils de famille noble maraboutique- des formes aussi différentes que la guerre défensive, la résistance ou la coexistence pacifique. 4. La figure de l Emir au XIXe Siècle : quels contextes? Quelles représentations? Revenons à présent sur la question de la représentation d Abdelkader, qui s inscrit dans une certaine vision que chacun peut avoir de l homme exceptionnel au sein de l Histoire. 4.1. Abdelkader : l Autre, «ennemi insaisissable» à vaincre La fascination que l Autre peut exercer chez les militaires, une fascination qui est d abord un procédé lié à l Ego, car ce n est pas l Autre en soi qui attire, mais la satisfaction que procure la séduction : «Ne voulant rien négliger pour abattre ce moderne Jugurtha (il est plus habile que son modèle) j ai accepté l offre que m a faite M. Roche, mon interprète, de se rendre auprès de Tedjini, qu il a connu très particulièrement après le siège d Aïn Madi.» (Bugeaud, Lettre du 1 er août 1841) 17

On le voit, Abdelkader est considéré comme un ennemi «habile», «rusé» et «insaisissable». Ce n est pas un hasard si Bugeaud a choisi l appellation «moderne Jugurtha» pour désigner son adversaire. Le parallèle entre les deux chefs fut dans la férocité. 4.2. Abdelkader: L autre, ami, humaniste, protecteur des chrétiens L Emir n est pas objet d une haine personnelle, sa bravoure et son humanisme sont autant d éléments qui font de lui un «adversaire sérieux» dont les mœurs semblent appartenir à une époque «chevaleresque». Pendant les émeutes de juillet 1860 à Damas, son intervention permet de sauver environ 12 000 chrétiens parmi lesquels des religieuses et des enfants. Cette intervention lui vaut la reconnaissance de la France et des chancelleries occidentales. C est ce que confirme le discours de Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, devant des étudiants algériens à l Université de Constantine, le 5 décembre 2007 : «Je pense à l Emir Abdelkader, sans doute la plus belle et la plus noble figure de l histoire algérienne, je pense à sa foi, une foi si rayonnante, je pense à son Islam si authentique, si ouvert, si humaniste. Je pense à ce héros qui s était battu jusqu au bout de ses forces pour l indépendance de l Algérie et qui en 1860 à Damas sauva tant de vies chrétiennes du massacre, non pas parce qu elles étaient chrétiennes mais parce que c étaient des vies et qu il considérait que sa foi de musulman lui faisait un devoir de sauver des vies.» Conclusion Cette étude nous permet de tirer quelques conclusions importantes pour notre thème. En premier lieu, le sens dépend de la «formation discursive» à laquelle le texte appartient. En deuxième lieu, la dialectique du Même et de l Autre permet de modéliser la catégorisation du réel par le réglage du sens en discours. En troisième lieu, le discours de conquête est associé à des pratiques sociales et institutionnelles et les praxèmes «barbarie», «fanatisme» et «djihad» renvoient à des représentations différenciées selon que l auteur est un militaire «ambitieux» en quête de gloire ou un philanthrope en quête d une union mystique avec l Orient. Au fur et à mesure que le discours idéologique s embrouille dans ses propres contradictions, nous voyons le «prestige militaire et international de la France» venir occuper la place centrale de leurs préoccupations. Notes 1 Tout discours est traversé par l interdiscursivité, «il a la propriété constitutive d être en relation multiforme avec d autres discours, d entrer dans l interdiscours. Ce dernier est au discours ce que l intertexte est au texte» (P. Charaudeau & D. Maingueneau, 2002 : 324). 2 Cf. «Temps et co(n)texte», Langue française, n 138, mai 2003 : 95. 3 On appelle la «smala» le camp itinérant d Abdelkader. Composé de plusieurs milliers d hommes et de femmes, le camp, fort mobile, se déplaçait avec l émir. 4 Les historiens rapportent un grand nombre d expéditions armées que le prophète a dû mener pour consolider son pouvoir à Médine et dans la péninsule arabe. Celles-ci sont appelées ghazawat (singulier ghazwa), d où le terme français «razzia», nom donné aux incursions intertribales, qui avaient déjà joué un rôle important dans la société arabe. 5 Lucien de Montagnac, 1885. Lettres d un soldat. Paris : Plon. Réédité par Christian Destremeau, 1998. 18

Altérité et stéréotypes dans le discours de conquête : Quels contextes? Quelles représentations? Quels (inter)discours? Bibliographie Ait Dahmane Karima. 2005. La conquête de l Algérie dans les écrits militaires (1830-1847). Désignations et représentations de l altérité. Thèse en sciences du langage, Université de Montpellier III. Charaudeau, Patrick & Maingueneau Dominique. 2002. Dictionnaire de l analyse du discours. Paris : Seuil. Montagnac (de), Lucien. (1885) 1998. Lettres d un soldat. Paris : Plon. Réédité par Christian Destremeau. Mellet, Sylvie. 2003. «Temps et co(n)texte», Langue française, n 138, mai. Siblot Paul. 2005. «Les fanatiques et le discours colonial». Mots. Les langages du politique, n 79, Discours de violence au nom de la foi, pp.73-81. Veuillot Louis. (1860) 1978. Les Français en Algérie. Souvenirs d un voyage fait en 1841. Paris : Laffont. 19