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Transcription:

CONFÉRENCE Métier en souffrance et clinique du travail photo : Sylvain Beucherie / Préviade-Mutouest Yves Clot, professeur Conservatoire national des arts et métiers Chaire de psychanalyse, santé et travail Équipe de Clinique de l'activité clot@cnam.fr Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 1>

> Mots clés : métier ; logique de métier ; clinique du travail ; souffrance. Une fonction psychologique pour le travail? On commencera par cette remarque d'un chômeur, tirée d'une enquête conduite pour le ministère du Travail (Clot & Pendariès, 1997) : On passe son temps à penser à ce que l'on ne peut plus faire. La psychopathologie du travail (Billiard, 2001; Le Guillant, 1984) est coutumière de ce genre de ruminations intérieures : l'activité contrariée est ravalée, très largement mise en souffrance, source d'une impuissance à agir qui débouche souvent sur une amputation du pouvoir d'action. Ne pas pouvoir faire se révèle alors l'origine paradoxale d'une fatigue chronique plus dangereuse et moins connue que celle engendrée par l'activité réalisée (Clot, 2002). C'est pourquoi le désœuvrement est si préoccupant pour le sujet. Car il ne consiste nullement à ne rien faire mais à ressasser son impuissance à des coûts subjectifs démesurés. Ce que l'on ne peut plus faire : comment l'entendre? Bien sûr il s'agit du temps vidé de ce à quoi il a fallu renoncer dans l'activité personnelle. Mais il s'agit aussi de beaucoup plus. En un sens, le temps des chômeurs est devenu aussi trop personnel. Comme ils le disent, ils ne parviennent plus à sortir de leurs pensées. Ce que l'on ne peut plus faire, c'est justement s'inscrire dans les temporalités impersonnelles du travail. C'est sortir de soi afin de faire oeuvre utile. Le désoeuvrement est d'abord la chute dans une temporalité strictement subjective, incarcérée, privée des épreuves grâce auxquelles le temps social propose justement une histoire à la subjectivité. À partir d'une longue expérience acquise dans le domaine spécifique de l'analyse du travail (Clot, 2002), on est parvenu à cette conclusion : la fonction psychologique du travail réside précisément dans la séparation qu'il introduit entre les préoccupations personnelles du sujet et les occupations sociales dont il doit s'acquitter. Bien sûr, l'aliénation n'en est jamais totalement absente puisqu on ne travaille pour soi qu'en travaillant pour d'autres. Travailler consiste à vivre dans l'univers des activités d'autrui, à se diriger dans cet univers, à agir sur ses propres activités et sur celles des autres. C'est pourquoi on peut dire que le travail, par l'entremise de sa fonction sociale, remplit une fonction psychologique spécifique appelée à grandir. À une époque où justement les préoccupations personnelles (à la fois exaltées et déniées) envahissent le champ social, dans cette conjoncture où chacun est renvoyé à lui-même, le travail devient encore plus l'opérateur symbolique indispensable de la séparation d'avec soi-même, de la délimitation de soi. La définition du travail à laquelle était parvenu H. Wallon dès 1930 retient alors l'attention : Le travail est une activité forcée. Ce n'est plus la simple réponse de l'organisme aux excitations du moment, ni celle du sujet aux sollicitations de l'instinct. Son objet reste étranger à nos besoins, tout au moins immédiats, et il consiste en l'accomplissement de tâches qui ne s'accordent pas nécessairement avec le jeu spontané des fonctions physiques ou mentales (1930, p. 11). Autrement dit, le travail est cet acte social qui porte la réalisation de soi au-delà de soi, qui suspend l'accomplissement personnel au développement du rapport avec autrui. C'est une activité qui rattache chacun à l'activité des autres et à quelque chose d'autre qui les tient ensemble, occasion des coopérations les plus fructueuses comme des pires subordinations. Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 2>

On retrouvera plus tard, en 1951, des formulations proches chez Meyerson pour qui, tout à la fois, le travail est une activité forcée et continue, créatrice d'objets ayant une utilité et liée à des motifs qui reflètent l'équilibre économique et moral d'un groupe à une époque. Faite en commun par les hommes, c'est de plus une activité disciplinée, soumise à des contraintes de la matière et du milieu humain (1987, pp. 67/68). La formule a fait mouche puisqu'on la retrouve tout récemment sous la plume d'un proche de P. Naville : le sociologue P. Rolle définit lui aussi le travail comme une activité forcée, orientée et réglée de l'extérieur. Pour lui, le travail a quelque chose d'impersonnel qui assure la constance de sa fonction sociale par-delà les individus qui l'occupent (1996, pp. 54/61). Fonction équivoque donc et, comme telle, foncièrement humaine : telle est la place de cet impératif symbolique impersonnel tellement vital pour la personne grâce auquel elle peut contribuer par des services particuliers à l'existence de tous, afin d'assurer la sienne propre (Wallon, 1938, p. 203). On peut comprendre dans cette perspective la formule utilisée par J. Bruner : le travail est l'activité la plus humaine qui soit (1996, p. 201). Comme le remarque Meyerson (1987), le travail requiert la capacité de faire œuvre utile, de contracter des engagements, de prévoir avec d'autres et pour d'autres quelque chose qui n'a pas directement de lien avec soi. C'est en quoi on peut dire qu'il offre hors de soi une éventuelle réalisation de soi grâce, précisément, à son caractère structurellement impersonnel, non immédiatement intéressé, tournant le dos au souci direct de soi. Il définit des obligations pour le sujet, des responsabilités à exercer, des missions à remplir. Elles seules lui permettent de s'inscrire dans un échange où les places et les fonctions sont nommées et définies indépendamment des individus qui les habitent à tel moment particulier. Les rythmes centrifuges du travail social sont aussi des solidarités impersonnelles. Le deuil impossible À la manière de Wallon, on pourrait écrire à propos de tout travailleur que : Les normes que lui impose son appartenance au groupe l'obligent à régler son action et à la contrôler sur autrui comme dans un miroir, bref à s'en faire une image comme extérieure à lui-même et conforme à des exigences qui en réduisent l'absolue spontanéité et l'initiale subjectivité. Il apprend à se saisir lui-même à la fois comme sujet et comme objet, comme Soi et comme Lui (...) Il prend conscience de sa personne (Wallon, 1971, p. 295). Il prend conscience de sa personne précisément au moment où il entre dans des échanges impersonnels attendus auxquels il participe en les faisant vivre. Il entre, pour pouvoir travailler, dans ce que l'on appellera plus bas un genre social d'activités, qu'il cherche à faire sien. (Clot, 2002). C'est précisément la perte de cette inscription différenciatrice dans le monde, à la fois commun et divisé du travail, qui déleste l'activité des chômeurs. Le sujet n'accède à ses besoins propres que par le truchement de l'activité des autres, qu'en les acceptant comme arbitres de ses exploits et de ses défaillances, en faisant, parmi eux, figure d'individu distinct dans la production conjointe d'un objet ou d'un service attendu. Ce sont aussi ces distinctions que l'on perd en perdant un travail. Elles sont constitutives du sujet humain et leur effacement l'expose aux formes variées de la dépersonnalisation. On ne peut en faire le deuil qu'au prix d'une éviction de la condition humaine elle-même. C'est pourquoi, d'ailleurs, le transfert du vocabulaire du deuil dans le champ du travail peut conduire à de graves confusions : le deuil d'une personne, en nous confrontant à la mort, nous inscrit dans la condition humaine. L'exclusion du travail nous en évince. Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 3>

En passant par le sujet, les rythmes centrifuges du travail humain lui prêtent paradoxalement une indépendance à l'égard des autres comme ils le protègent contre les soustractions du réel. Grâce à la rencontre qu'ils imposent au sujet avec un objet régi par d'autres normes que les normes subjectives, ils le rendent paradoxalement à lui-même. Le travail est démarcation d'avec soi-même, inscription dans une autre histoire. D'un certain point de vue, on peut dire qu'au travail, le sujet est l'obligé d'une tradition qui le surplombe. Mais ses obligations, surtout si elles lui offrent un jeu suffisant, sont au principe de sa personnalisation. Elle lui fournissent une contenance symbolique qui, loin d'être un renoncement à soi, révèle l'inscription du sujet parmi ses semblables, dans la chaîne des générations, par la médiation des œuvres à poursuivre (objets, institutions, histoires, territoires, techniques, langages) ; non sans lui faire courir le risque de prendre part aux pires aliénations mais en lui donnant aussi l'occasion à saisir de s'en défaire. Ces œuvres à poursuivre lestent le sujet. Elles sont, pour reprendre une formulation de Ph. Malrieu, l'homme en dehors du sujet (Malrieu, 1978, p. 266). On peut comprendre alors l'impact psychique pathogène de toute les situations sociales de désoeuvrement. C'est un mot qu'il faut prendre à la lettre si l'on veut expliquer pourquoi le chômage, en un sens, coupe le sujet de l'homme en lui interdisant de jouer son rôle dans le renouvellement et la transmission du patrimoine des générations, privant d'adresse et de destinataire son activité subjective; le dispensant, contre son gré, de s'acquitter des devoirs face auxquels il pourrait s'assurer qu'il n'est pas superflu. Kulturarbeit Pour aller au sujet, paradoxalement, on se propose donc d'abord de lui tourner le dos. C'est peut-être là l'originalité d'une clinique du travail. Le travail, avonsnous dit, a quelque chose d'impersonnel qui assure la constance de sa fonction sociale par-delà les individus qui l'occupent. Du coup, il se prête assez bien, à l'exercice de la fonction psychique que la psychanalyse, depuis Freud, confère à la Kulturarbeit : Être le garant d'une filiation transhistorique indépendante des avatars œdipiens de chaque histoire individuelle (Zaltzman, 1998, p. 102). On placerait même assez spontanément le travail à la source de ce que Freud désignait par Kulturarbeit : La somme totale des réalisations et des dispositifs par lesquels notre vie s'éloigne de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux (Freud, 1995, p. 54). Le travail peut en effet être regardé ainsi : œuvre de civilisation du réel qui s'interpose entre chacun et tous mais aussi entre soi et soi, histoire ancienne qui traverse chacun et avec laquelle chaque histoire singulière doit s'expliquer. Ce devenir qui dépasse chacun lui rend paradoxalement disponible ce lien impersonnel commun dont, finalement, il doit aussi répondre, aux risques de se couper d'une source vitale d'énergie. De ce point de vue le travail, plus qu'impersonnel, est transpersonnel 1 comme l'est, à son tour, le langage. Pour chacun, il ne s'agit donc pas seulement d'avoir ou de ne pas avoir de travail, il s'agit surtout d'en être ou pas. Car le travail est un effort personnel non seulement orienté par un échange direct avec autrui (auquel chacun consent pour vivre) mais simultanément adressé à un destinataire absent : l'existence de tous, cet autre radical, dont on ferait volontiers, pour parler comme Bakhtine, le surdestinataire de l'effort consenti. Dans cette perspective, travailler c'est donc transformer son activité propre en fragment d'un discours commun, si l'on nous permet ce déplacement du vocabulaire de la psychanalyse qui servait à J. Lacan (1978, p. 246) à dissiper les illusions du moi. Mais, parvenue à ce point, l'expérience en clinique du travail ne laisse pas plus de place aux illusions. Massivement aujourd'hui, cette oeuvre commune à poursuivre fait défaut à l'activité du sujet, qu'il en soit exclu par le désœuvrement du chômage ou séparé par les aliénations du travail au sein desquels cette œuvre Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 4>

se trouve ravalée. Tout au plus alors ce sujet peut-il entrer dans les équivoques et les coupures de l'activité, mettre du sien dans les discordes de l'action, se risquer pour y décider de son destin ou, au contraire, y renoncer. Le travail peut perdre sa fonction psychologique Autrement dit (et c'est le moins que l'on puisse écrire) le travail n'est pas en soi l implication dans une œuvre. On en prendra deux exemples. Le premier est tiré de l'analyse récente d'une réorganisation dans une société de conseil, liée à la réduction du temps de travail. Pour caractériser la réussite de l'opération, l'un des responsables de cette société pouvait parler de l'externalisation de la respiration. Et, de fait, il n'est pas rare de rencontrer aujourd'hui des situations dans lesquelles l'intensification du travail est acceptée par les salariés en échange d'une diminution du temps passé à travailler. Au nom, finalement, de la compensation que l'on pourra trouver dans la croissance du temps libre. Or, il semble bien que l'on se retrouve alors pendant le travail (pour filer la métaphore de la respiration) en apnée psychique. Le temps vécu dans la période de travail ne l'est plus pour lui-même mais pour le temps libre à venir. La passivité psychique y est endurée à l'aide des attentes mobilisée par l'activité future. Le sens de l'action s'en trouve différé. Quand le temps libre vient, il doit non seulement réparer d'abord longuement les conséquences de ce renoncement à soi mais il doit préparer peu à peu le retour à ce sacrifice de la subjectivité, laissant peu de place à une activité personnelle paradoxalement hantée par le travail. Il n'est donc pas vécu non plus directement pour lui-même mais habité par un autre temps. Comme le temps du travail, il ne parvient pas à trouver son sens en lui-même, sa signification se trouvant toujours déplacée dans des temporalités rivales. Et de fait, le présent est mal vécu. Il est à la merci des autres temps. Aucun des temps de la vie ne peut du coup offrir ses ressources à un autre. Chacun d'eux sert d'autres temps que lui-même. Alors que la santé consiste précisément à pouvoir mobiliser dans chaque temps de l'existence les ressources des situations vécues dans tous les autres, ici le risque existe, à l'inverse, qu'elles se muent en contraintes et mettent le présent sous tutelle. La mobilisation subjective se nourrit de pouvoir transformer les expériences vécues et les temps vécus en moyen de vivre d'autres temps et d'autres expériences (Clot, 1998 ; Vygotski 2003). Si, tout le contraire de moyens à réinvestir, les temps vécus deviennent des entraves à surmonter, la circulation psychique du temps peut se trouver interdite et celui-ci suspendu. Alors, le passé et le futur eux-mêmes peuvent devenir des obstacles, indisponibles pour le présent. Pire, ils peuvent se muer en obsession du présent. Métier en souffrance et genre professionnel Comment comprendre la différence entre ces deux situations? Empruntons le point de départ de notre réflexion à J. Bruner. En fait, lorsqu'on arrive sur un lieu de travail, c'est comme si nous pénétrions sur une scène de théâtre où la représentation a déjà commencé : l'intrigue est nouée ; elle détermine le rôle que nous pouvons y jouer et le dénouement vers lequel nous pouvons nous diriger. Ceux qui étaient déjà en scène ont une idée de la pièce qui se joue, une idée suffisante pour rendre possible la négociation avec le nouvel arrivant (Bruner, 1991, p. 48). La comparaison ci-dessus montre que tel n'est pas toujours le cas. Pendant que les guichetiers d'un bureau vivent ou plutôt survivent dans un contexte, les autres produisent du contexte pour vivre. Et c'est là le ressort d'un dégagement de temps libre dans le travail lui-même. La santé se trouve organiquement reliée à ce dégagement. Comme le note malicieusement Canguilhem, je me porte bien Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 5>

dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l'existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi (2002, p. 68). On a donc pu comparer, en s'appuyant sur les réflexions de Bakhtine dans un autre domaine (1926, p. 191), la santé au travail à la production d'un enthymème social 2 : c'est la partie sous-entendue de l'activité, ce que les travailleurs d'un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient ou redoutent ; ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu'ils savent devoir faire grâce à une communauté d'évaluations présupposées, sans qu'il soit nécessaire de respécifier la tâche chaque fois qu'elle se présente. C'est comme un mot de passe connu seulement de ceux qui appartiennent au même horizon social et professionnel. Ces évaluations communes sous-entendues jouent dans les situations difficiles un rôle particulièrement important. En effet, pour être efficaces, elles doivent être économiques et le plus souvent elles ne sont pas même énoncées. Quand elles le sont, prises au mot, elles font de ce dernier non plus un signe mais un nœud de significations et même d'intonations. Elles sont entrées dans la chair des professionnels, préorganisent leurs opérations et leur conduite ; elles sont en quelque sorte soudées aux choses et aux phénomènes correspondants. C'est pourquoi elles ne requièrent pas forcément de formulations verbales particulières ou plutôt elles surpeuplent et contaminent tous les mots et gestes en usage dans le milieu, mots et gestes inséparables des voix du métier lointaines ou proches qui résonnent en eux. C'est cet intercalaire socio-symbolique, ce corps d'évaluations communes qui intercède dans l'activité personnelle et opère de façon tacite, que nous 3 avons désigné par le concept de genre professionnel. Il s'agit là d'une catachrèse du concept de genre de discours chez Bakhtine (1984). Le genre professionnel transporte l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister et qu'elle ne cesse de renouveler ; ou encore tout ce sur quoi les générations successives de professionnels ont buté, obligeant chacun, dans cette œuvre d'interprétation collective et singulière, à y mettre du sien. On entend par genre, le répondant professionnel qui, traversant l'activité personnelle, met justement chacun à l'intersection du passé et du présent. Autrement dit : le répondant générique du métier. Quand il existe, il incorpore non seulement l'hétérogénéité contemporaine des variantes professionnelles mais aussi la totalité ouverte des voix qui continuent, venues du passé, à parler dans le présent, même de manière anonyme pour dire ce qui est juste, déplacé ou inaccompli dans le métier. C'est le métier qui parle, si l'on nous permet cette expression. Il le fait par contamination des langages, des techniques du corps et de l'esprit, des mots et des choses. A l'intersection des séries, il unit le passé au présent, le monde des prédécesseurs à celui des contemporains dans un dialogue parfois inaudible, souvent interrompu, toujours à reprendre entre le passé révolu et le futur à vivre. Le genre se souvient de son passé quand un milieu professionnel parvient, le plus souvent malgré tout, à transformer le passé et même le futur en moyen de vivre le présent. Le répondant (qui porte alors bien son nom) se fait l'écho d'une hétéroglossie irréductible. Il devient une mémoire pour prédire, pour reprendre la formulation de Berthoz (1997, p. 125). Du coup, on peut penser, à la manière de Bakhtine que plus un sujet qui travaille a de points de contacts avec ces variantes, plus riche et plus souple est son maniement des techniques et des langages du genre, moins il est naïf dans le métier. Autrement dit : mieux il est préparé non seulement à supporter le choc du réel mais à transformer le déplaisir qu'il y a toujours de se sentir à découvert en plaisir de la découverte. Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 6>

Au contraire, en l'absence d'attendus génériques disponibles, on peut montrer que la santé se dégrade en milieu de travail. Car le collectif professionnel se réduit alors à une collection d'individus exposés à l'isolement. C'est le cas, lorsque cède, pour des raisons à retrouver, l'action de civilisation du réel à laquelle doit procéder un collectif professionnel chaque fois que le travail, par ses inattendus, le met à découvert. Autrement dit quand l'histoire du genre professionnel se trouve suspendue. Quand, pour le dire encore autrement, la production collective des attendus génériques du métier est mise en souffrance. Chacun individuellement se trouve alors confronté aux mauvaises surprises d'une organisation du travail qui laisse sans voix face au réel. Sans répondant. Bakhtine aurait écrit sans surdestinataire ou mieux, sans destinataire de secours (1984). Du coup, quand le métier ne parle plus, il n'est pas rare que les personnes en fassent une maladie. Mais alors, fondamentalement, c'est le métier qu'il faut soigner, dans tous les sens du terme. Car c'est d'abord lui qui est en souffrance. Et les professionnels eux-mêmes sont particulièrement bien placés pour prendre soin de la production générique des attendus du métier. Particulièrement exposé aussi au risque d'avoir à renoncer à ce travail sur le travail, à ce que nous appellerons ici le métier au carré. Le métier au carré comme opérateur de santé On espère avoir montré que le travail dont il est ici question possède un volume ou une épaisseur dont l'activité réalisée n'est jamais que la surface. Ce volume possède une architecture dont la robustesse protège la santé et qui est pourtant de plus en plus fragile. On voudrait donc pour conclure tenter de définir cette architecture en précisant le vocabulaire (jusqu'ici encore trop lâche) que nous avons utilisé. Le métier, au sens où nous l'entendons est finalement à la fois irréductiblement personnel, interpersonnel, transpersonnel et impersonnel. Personnel et interpersonnel, il l'est dans chaque situation singulière toujours exposée à l'inattendu. Sans destinataire, l'activité perd son sens. Il est transpersonnel puisque traversé par une histoire collective qui a franchi nombre de situations et disposé des sujets de générations différentes à répondre plus ou moins d'elle, d'une situation à l'autre, d'une époque à une autre. Ce sont là les attendus générique de l'activité, surdestinataire de l'effort consenti par chacun. Le travail collectif de réorganisation de la tâche en assure ou non la maintenance. Le transpersonnel est l'objet du métier au carré, ce second métier du collectif. Enfin, le métier est impersonnel justement sous l'angle de la tâche. Cette dernière est, dans l'architecture de l'activité d'un travailleur, ce qui est nécessairement le plus décontextualisé. Mais, du coup, elle est justement ce qui tient le métier au-delà de chaque situation particulière. Prescription indispensable, elle peut (elle devrait toujours) se nourrir du métier au carré que les travailleurs cherchent à faire sur leur travail pour la réaliser malgré tout, parfois malgré l'organisation officielle du travail. Dans cette perspective, une clinique du travail ne perd pas de vue que la transformation du travail passe par celle de la tâche prescrite. Elle a comme horizon le développement du pouvoir d'agir des sujets sur l'organisation du travail, audelà de l'organisation du travail. Car c'est là une ressource décisive pour que cette dernière conserve un devenir et, eux, leur santé contre tous les risques actuellement bien présents de dépersonnalisation. Le métier au carré est toujours potentiellement défunt. C'est pourtant seulement lui qui, au travail, peut rendre la vie défendable. Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 7>

Notes : 1. Nous revenons en conclusion sur ces importantes questions de vocabulaire. 2. On appelle enthymème, en logique, un syllogisme dont l'une des prémisses n'est pas exprimée, mais sous-entendue. Par exemple : Socrate est un homme, donc il est mortel. On sous-entend : tous les hommes sont mortels. 3. Ce nous désigne l'équipe de Clinique de l'activité du laboratoire de psychologie du travail du Cnam. Bibliographie : > ARTAUD A. (1926) Lettre à la voyante, La révolution surréaliste, décembre 1926. > BAKHTINE M. (1984) Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard. > BAKHTINE M., (1926/1981) Le Discours dans la vie et le discours dans la poésie. In T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique. Écrits du Cercle de Bakhtine (pp. 124-132). Paris : Seuil. > BERTHOZ J. (1997) Le Sens du mouvement, Paris : Odile Jacob. > BILLIARD I. (2001) Santé mentale et travail. L'émergence de la psychopathologie du travail. Paris : La Dispute. > BRUNER J. (1991) Car la culture donne forme à l'esprit. Paris : Eshel. > BRUNER J. (1996) Meyerson aujourd'hui : quelques réflexions sur la psychologie culturelle. In Écrits en hommage à I. Meyerson.(pp. 187-212). Paris : PUF. > CANGUILHEM G. (2002) Écrits sur la médecine. Paris : Seuil. > CLOT Y., PENDARIÈS J.R. (1997) Les Chômeurs en mouvements. Rapport pour la MIRE, ministère de l'emploi et des Affaires sociales. > CLOT Y. (1998) Le Travail sans l'homme? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie. Deuxième édition poche, Paris : la Découverte. > CLOT Y. (2002) La Fonction psychologique du travail. Troisième édition augmentée. Paris : PUF. > FLAGEUL-CAROLY S. (2001) Régulations individuelles et collectives de situations critiques dans un secteur de service : le guichet de la Poste. Paris : Thèse EPHE. > FREUD S. (1930) Malaise dans la culture. Paris : PUF. > LACAN J. (1978) Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Séminaire Livre II. Paris : Seuil. > LE GUILLANT L. (1984) Quelle psychiatrie pour notre temps? Toulouse : Erès. > MALRIEU P. (1978) Psychologies génétiques, psychologie historique. Journal de psychologie normale et pathologique, 3, 273-289. > MEYERSON I. (1987) Écrits de psychologie historique. Paris : PUF. > REED E. S., BRIL B. (1996) The primacy of action in development. In Dexterity and its development (Latash L & Turvey, T. Eds). New Jersey : Lawrence Erlbaum Associates. > ROLLE P. (1996) Où va le salariat? Louvain : Éditions Page deux. > VYGOTSKI L. (2003) Conscience, inconscient, émotions. Paris : La Dispute. > WALLON H. (1930) Principes de psychologie appliquée. Paris : Armand Colin. > WALLON H. (1971) Les Milieux, les groupes et la psychogenèse de l'enfant, Enfance, n spécial. > WALLON H. (1982) La Vie mentale. Paris : Editions sociales. > ZALTZMAN N. (1998) De la guérison psychanalytique. Paris : PUF. Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 8>