COMPTES RENDUS. Jean-Blaise GRIZE * Catherine Fuchs, Paraphrase et énonciation, Collection L'Homme dans la langue, Paris, Ophrys, 1994.

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Transcription:

Intellectica, 1996/1, 22, pp. 229-235 COMPTES RENDUS Jean-Blaise GRIZE * Catherine Fuchs, Paraphrase et énonciation, Collection L'Homme dans la langue, Paris, Ophrys, 1994. Déjà plusieurs années avant la parution de son ouvrage fondamental La Paraphrase (Paris, P.U.F., 1982), Catherine Fuchs s'était penchée sur ces phénomènes que Valéry aurait sans doute appelé «des mouvements d'une vapeur». L'étude qui est récemment parue reprend un certain nombre de ses idées et les précise à l'intention, non seulement des linguistes, mais de tous ceux qui ne cessent de s'interroger sur les stratégies cognitivo-langagières, logiciens, informaticiens et psychologues. Dans une première partie, elle présente les deux grand modes d'approche traditionnels, la voie pragmatique et la voie syntaxico-sémantique ; dans une seconde partie, elle développe sa propre façon d'aborder le problème et ouvre de nouvelles perspectives. Il est traditionnel de considérer que paraphraser un texte T, c'est procéder à une activité discursive de reformulation, soit à des fins d'explicitation, soit à des fins d'explication. La raison en est que, dans une perspective de communication, il s'agit que le co-énonciateur comprenne les propos tenus. Or, il est banal de considérer que comprendre c'est prendre en soi, donc procéder dans son propre langage. Toute la question est alors de savoir dans quelles conditions ce que dit le texte T est tout justement ce que redit le texte T'. La réponse est immédiate : il faut et il suffit que le contenu de T' soit identique au contenu de T. Mais là commencent les difficultés. Par définition, la forme de T' n'est pas identique à celle de T je laisse de côté la pure répétition à laquelle Catherine Fuchs s'intéresse en passant (pp. 30-31) et cela conduit à penser a priori, que leurs sens sont différents. Et toutefois il semble bien que Jean vend une maison à Paul et Paul achète une maison à Jean (p. 69) expriment le même événement. Las! les choses ne sont pas si simples : dans un cas c'est Jean qui agit et dans l'autre c'est Paul. Ainsi, renvoyer à un même référent n'est pas nécessairement être sémantiquement équivalent. Se pose donc le problème de préciser ce qu'il faut entendre par équivalence sémantique. * Professeur émérite à l Université de Neuchâtel.

2 Comptes rendus De même que les mathématiciens se sont tournés vers la logique lorsque le scandale des géométries non euclidiennes a éclaté, de même les linguistes en ont appelé à elle dans cette difficulté. Pour elle, en effet, «toutes les paraphrases sont décrites comme ayant le même sens logique» (p. 68) et le sens logique est rigoureusement défini. Ainsi (x) (x est une rose x a des épines) a le même sens logique que ( x) (x est une rose x n'a pas d'épines), pour cela que (p q) et (p q) ont la même table de vérité (1 0 1 1). Mais, sitôt que l'on quitte le langage logico-mathématique pour revenir à la langue, sitôt que l'on revient à des énoncés, on s'aperçoit du prix qu'il a fallu payer. Les énoncés Les roses ont des épines et Il n'y a pas de rose sans épines ont de manifestes différences sémantiques et d'ailleurs, comme nous l'avions montré jadis, Benjamin Matalon et moi, d'importantes différences psychologiques. Se servir de l'équivalence sémantique logique revient à poser trois postulats : «univocité du sens, valeurs référentielles supposées constantes et variations sémantiques traitées comme négligeables» (p. 80), et tous trois s'inscrivent contre la dimension énonciative. Ce qu'il faut alors prendre à la lettre, c'est le titre même de la collection, L'Homme dans la langue, et c'est là que Catherine Fuchs expose son point de vue original. L'idée est d'introduire le sujet, non comme un acteur au sein d'une situation extra-linguistique, mais au sein même de la langue. Il s'agit là bien sûr d'une limitation, une limitation voulue qui va permettre de saisir le plus rigoureusement possible tout ce qui relève des mécanismes langagiers et par là de préparer des excursions futures. Dans les langues naturelles, et par contraste avec ce qui se passe dans les langages logico-mathématiques, le phénomène incontournable est celui de la plurivocité. L'auteur montre qu'il est possible d'en distinguer de trois sortes, dont chacune a des effets différents. a) Celle qui exprime une alternative et oblige à un choix : Oedipe voulait épouser sa mère (p. 87) ; le référent n'est pas le même pour Eschyle et pour Oedipe. b) La plurivocité que le discours fait voir explicitement : Le Goncourt, ce Prix galligrasseuil (Pierre Belford). c) La polysémie à proprement parler, qui est constitutive de l'énoncé : La pêche était bonne (p. 100), et qui conduit à mettre au premier plan la notion d'interprétation et donc renvoie à celle d'interprète. En conséquence, «il ne s'agit pas de dire si, oui ou non, deux énoncés sont des paraphrases l'un de l'autre, mais dans quelles conditions interprétatives ils pourraient être traités comme tels» (pp. 129-130). Or celles-ci ont un

Intellectica, 1996/1, 22 3 double fondement : fondement linguistique et il s'agit du co-texte, fondement discursif et il s'agit du contexte. Il est clair que Je peux transporter cette valise est susceptible d'au moins deux interprétations, l'une de capacité physique et l'autre de permission. Mais des co-textes adéquats permettent de lever l'indétermination, soit Bien qu'elle soit lourde, je peux transporter cette valise, soit Maintenant que les formalités sont remplies, je peux transporter cette valise. Toute la richesse de la théorie de l'énonciation d'antoine Culioli dont Catherine Fuchs s'inspire ici, consiste à postuler l'existence d'opérateurs sous-jacents qui, appliqués aux marqueurs, les enrichissent d'un potentiel de sens. C'est parce qu'il existe une opération op telle que op (pouvoir) {capacité physique, autorisation, éventualité, etc. } que le sujet peut choisir l'interprétation qui lui convient en fonction du co-texte. Le problème se pose évidemment de déterminer la nature de telles opérations. Si l'on peut facilement imaginer que la même opération op peut s'appliquer au marqueur "devoir" : op (devoir) {condition physique, obligation, éventualité, etc.}, il n'en va plus du tout de même pour d'autres marqueurs, comme "encore", "savoir", "voir" qui sont examinés dans l'ouvrage. Il y a là tout un travail à faire. Dans tout ceci le contexte joue un rôle décisif. Sans se réduire à celui de filtre (p. 120), il impose néanmoins de multiples contraintes qu'il s'agira d'examiner de près. Catherine Fuchs le dit explicitement à propos de l'inversion du sujet grammatical : Seule «une analyse linguistique fine permet de dégager les paramètres co-textuels qui, selon les cas, contraignent de façon absolue l'inversion ou la noninversion du sujet, ou qui privilégient l'une des positions sans pour autant exclure totalement l'autre» (p. 148). Cette sorte de liberté surveillée conduit à la question de savoir quand et comment s'en servir. Pour y répondre il est nécessaire de quitter le seul plan de la langue et de prendre en compte les contextes au sein desquels sont produits les discours. Il s'agit d'abandonner une vision statique des choses et de se placer dans «une perspective dynamique, comme le résultat d'un processus actif de construction, de la part des deux co-énonciateurs» (p. 172). Il s'agit donc de passer à l'étude du «fonctionnement cognitivo-langagier des sujets et c'est à ce niveau-là que fonctionne la paraphrase» (p. 170). On voit ainsi en quel sens je pouvais dire plus haut que l'ouvrage ne concernait pas les seuls linguistes. Son exceptionnelle qualité est de traiter le problème de la paraphrase le plus complètement possible en

4 Comptes rendus linguistique et de le soumettre ensuite, sous une forme traitable, à la psychologie et à la sociologie. En effet, c'est bien maintenant le sujet situé qui est en son centre. Selon sa visée, selon la situation où il se trouve, parfois même en fonction de son affectivité (p. 166), c'est lui qui va juger quels sont, dans deux formulations linguistiquement paraphrastiques, les éléments pertinents et ceux qui ne le sont pas. Jean-Blaise GRIZE *** Daniel KAYSER * Catherine Fuchs, Les ambiguïtés du français, Collection L'essentiel français, Paris, Ophrys, 1996. La façon dont il aborde l'ambiguïté révèle les conceptions d'un chercheur en Sciences Cognitives : tel, qui rêve de belles théories, reléguera l'ambiguïté lexicale dans un coin obscur, et jonglera au contraire avec virtuosité sur les ambiguïtés de portée ; tel autre en fera au contraire le phénomène le plus caractéristique de la cognition humaine, Le livre que Catherine Fuchs vient de publier sur ce sujet a de nombreux mérites, dont le moindre n'est pas la concision (moins de 200 pages 21x15 cm, avec une présentation aérée qui rend la lecture agréable). Il permet d'abord de savoir de quoi on parle : sa première partie s'intitule en effet "caractériser l'ambiguïté" et contient quatre chapitres (circonscrire, définir l'ambiguïté, la considérer du point de vue du récepteur, puis de l'émetteur). Sa deuxième partie, qui ambitionne de classer les ambiguïtés, constitue par sa mine d'exemples représentatifs et sériés, un point de départ utilisable par quiconque. En particulier, je souhaite bon courage à mes collègues informaticiens qui voudront tester leur logiciel sur ce redoutable banc d'essai! Le discours est accessible à ceux qui n'ont pas de bagage linguistique, ce qui est important à signaler pour recommander cet ouvrage à tous les lecteurs d'intellectica ; en particulier, alors que les exemples émaillant les textes destinés aux spécialistes sont accompagnés au mieux d'un commentaire allusif, l'analyse de chaque exemple est ici explicitée par une paraphrase claire. D'une façon générale, on est heureux de voir présentées sans digressions ou sousentendus les notions de base : homonymie, polysémie, indétermination, non-dit, etc. On apprécie la variété et souvent l'humour des exemples (la * Professeur à l Université Paris-Nord.

Intellectica, 1996/1, 22 5 chronique de France-Inter mise en Annexe est un morceau d'anthologie!), la présence d'un glossaire, d'un index et d'une bibliographie. Le but du jeu est de mettre de l'ordre dans un ensemble de faits linguistiques très emmêlés. Or pour classer dans des chemises les documents épars sur un bureau, il est rare que l'on n'éprouve pas quelques doutes sur l'endroit où ranger certains papiers, ou sur le titre sous lequel étiqueter tel ou tel dossier. L'auteur effectue cette tâche avec une élégante simplicité et, sans alourdir le livre, elle ne dissimule pas ses hésitations. Ainsi (p. 34) face à la question cet énoncé a-t-il plusieurs interprétations ou une seule?, elle explique qu'on n'a le choix qu'entre deux risques : en le déclarant univoque, celui d'en sousdéterminer le sens, et en le traitant comme ambigu, de le surdéterminer. De même (p. 63), sur un sujet que je crois essentiel, je suis heureux de lire : "Reconnaissons que la frontière même entre connaissances extra-linguistiques et connaissances linguistiques n'est pas tracée une fois pour toutes de manière définitive : la langue enregistre les usages et reflète le monde." Ce problème des frontières me paraît en effet compliquer les rapports entre disciplines dans les Sciences Cognitives, et ce livre en fournit d'excellentes illustrations : les distinctions essentielles (ambiguïté virtuelle / effective / équivocité) reposent indéniablement sur des éléments de jugement extralinguistiques (p. 62 : "Quant aux connaissances d'univers, on sait qu'elles contribuent massivement à lever les ambiguïtés linguistiques"). Si, comme l'affirment les dernières lignes du livre (p. 167) "le travail du linguiste s'arrête" ( ) "aux limites d'une caractérisation proprement linguistique du phénomène étudié", et comme (p. 63) "il arrive que l'interprétation construite par les règles de la langue comme la plus plausible, voire même comme la seule possible, se trouve invalidée par des considérations extralinguistiques", il faut bien que quelqu'un étudie l'interaction entre ces considérations et les règles de la langue. Un boulevard s'ouvre à la coopération entre disciplines pourvu que les linguistes acceptent de faire quelques pas au-delà des limites qu'ils se sont tracées (et dont ils admettent, cf. citation ci-dessus, le caractère provisoire). Un compte-rendu ne serait pas ce qu'il doit être s'il n'y avait que des éloges. Bien que je sois d'accord avec la façon dont l'auteur analyse la grande majorité de ses exemples, il faut bien que je signale quelques points de discussion : (p. 103) est affirmé que, dans certains cas, lorsque les unités concurrentes ne relèvent pas de la même catégorie, ( ) certaines ambiguïtés

6 Comptes rendus restent virtuelles grâce au contexte immédiat avec pour exemple : on sait tout de suite que mousse est un adjectif (apparenté au participe passé émoussé) et pas un nom dans "cette pointe est devenue mousse par usure" ; or la construction "est devenue NOM" est parfaitement concevable ici, cf. citations prises dans le T.L.F. : "la pesanteur devenant fatigue", Bergson ou "la démence devient fureur", Guéhenno). (p. 106) Je veux bien qu'il y ait ambiguïté dans "c'est une langue peu connue" entre une valeur quantitative et une valeur qualitative de l'adverbe peu, mais il me semble qu'on n'est pas loin du "bonnet de coton blanc" (p. 64) où les différences sémantiques entre bonnet blanc et coton blanc sont présumées s'annuler. Devant cet exemple et quelques autres, j'ai regretté qu'il n'y ait pas une évaluation de l'ambiguïté dans une échelle qui irait de "saute aux yeux" à "tiré par les cheveux", avec dans cette dernière catégorie, par exemple (p. 149) "Dans la vie, il faut être courageux" glosé par il faut avoir du courage vs. il faut agir avec courage. D'autres exemples ne présentent à mon sens qu'une ambiguïté virtuelle, p.ex. (p. 114) "école de commerce de jeunes filles" (à moins d'avoir l'esprit mal tourné) ; (p. 117) "on a constaté une baisse de charge rapide" (l'interprétation baisse rapide me semble fortement prioritaire) ou (ibid.) "Mené par deux sets à zéro par Patrick McEnroe, exténué, Connors s'était débattu comme un beau diable avant de l'emporter en cinq sets" (pour des raisons de cohérence discursive, ce ne peut être que Connors qui est exténué). Le rôle essentiel conféré à juste titre au contexte pour virtualiser ou rendre effective une ambiguïté n'est, sauf erreur, associé qu'une seule fois (p.59) à la notion de probabilité ; sans entrer dans la technicité, il n'aurait pas été inutile de discuter, au moins d'un point de vue épistémologique, l'usage qui peut être fait ici des probabilités. Sans les avoir comptées, j'évalue à une centaine le nombre de distinctions contrastives présentées dans ce livre comme potentiellement porteuses d'ambiguïté (p.ex. point de vue intentionnel / non intentionnel de la part d'un actant, etc.) ; il est évident qu'une petite partie seulement de ces distinctions est pertinente en chaque point d'un texte ; en admettant qu'il n'en reste que 5%, on aurait cependant 525 = 298 023 223 876 953 125 interprétations a priori concevables d'une phrase de 25 mots ; même si ce souci concerne plus particulièrement le psycho-linguiste (pour ce qui concerne l'aptitude humaine à lever l'ambiguïté) ou l'informaticien (pour simuler la même aptitude en machine), il n'aurait pas été inutile que le linguiste consacre quelques lignes au processus par lequel réduire ces centaines de millions de milliards à l'unité. Je voudrais terminer en insistant sur deux aspects qui me font penser que ce petit livre, sous des apparences anodines, recèle une contribution importante. J'ai dit que ce livre constituait un point de départ utilisable par quiconque ; cela ne veut pas dire qu'il ne contient pas de présupposés théoriques. S'il ne les met pas en avant, il ne les camoufle pas non plus.

Intellectica, 1996/1, 22 7 Ainsi, p. 80 se trouvent clairement énoncés les doutes de l'auteur sur la possibilité d'une langue parfaitement univoque, et même sur celle de langue contrôlée. Une notion plus originale, à ma connaissance, est brièvement avancée (p. 148) : il s'agit de l'ajustement mutuel entre les significations respectives des différents lexèmes qui jouent le rôle de prédicat, d'arguments et de circonstants ; deux illustrations en sont données, l'ajustement «externe», rattaché à la pragmatique (p. 155), et l'ajustement interne, relevant de la sémantique (p. 140) ; ne s'agirait-il pas d'un argument, discret mais redoutable, contre (au moins les versions fortes de) la compositionnalité en sémantique? Les concepteurs de logiques plus ou moins exotiques, et les chercheurs en Intelligence Artificielle ont longuement disséqué à défaut de les avoir convenablement résolus des problèmes aujourd'hui considérés comme des classiques de la sémantique des langues : hiérarchisation des opérateurs, portée des modaux, des coordinations, des comparatifs, interprétation collective / distributive des pluriels, valeur générique ou non du défini, valeur référentielle / attributive des relatives, prise ou non en charge par le locuteur. Or ce livre permet d'identifier, à côté de ces «classiques», une non moins grande quantité de problèmes qui va poser de redoutables défis aux techniques de représentation des connaissances ; sait-on, en effet, représenter correctement, je cite en vrac : la distinction entre éventuel et irréel (p. 157), celle entre valeur d'objet et valeur de processus d'une nominalisation (p. 127), celle de procès orienté vers le sujet ou vers l'objet (p. 151), les incidences intra et extra-prédicatives (p. 137), les incidences d'une qualification sur l'objet seul ou sur la relation verbeobjet (p. 134)? Mes chers collègues, au travail! Daniel KAYSER