[images]studio Montrer la Corée du Nord version «L envers du décor», un défi relevé par Adrien Golinelli, qui dévoile une série surprenante, entre parti pris esthétique et reportage. // interview par // NATHALIE DEGARDIN / ADRIEN GOLINELLI Couleurs locales Au cœur de Paris Photo, entre collectionneurs patentés, galeristes reconnus et stars de la photo attendues, un petit vent de fraîcheur soufflait sur le stand Jeunes Talents de SFR. Parmi les quatre lauréats présentés, aux travaux extrêmement différents, nous avons eu un véritable coup de cœur pour les images aux tonalités fifties d Adrien Golinelli. Le jeune Suisse a l énergie de sa jeunesse, un enthousiasme intact même après quelques jours de salon! pour parler de ses projets, de sa conception de la photographie. Mais attention, à 25 ans, son parcours en laisserait plus d'un pantois : long séjour au Japon, plusieurs virées en Chine, au Bouthan... Le jeune homme semble prendre le monde à bras-le-corps, l interrogeant avec une curiosité extrême. S intéressant particulièrement aux dictatures, il décide de partir en Corée du Nord rechercher «l'envers du décor» comme le suggère le titre de sa série. Il intègre un petit groupe de touristes forcément encadré par une agence de voyage étatique et part armé de son Rolleiflex et de son Kiev. Profitant autant que possible des moments de flottement inhérents à tout voyage (un bus en retard, une visite qui s étire...), il capte en 6 x 6 des images surannées d un pays figé dans un autre temps. Ce n est pas vraiment du photojournalisme, ni une série ciblant la mise en scène du politique. C est un entredeux étrangement humain et révélateur de failles, qui dévoile l incroyable énergie que déploie un régime pour cadrer son peuple. Son propos n est pas le constat cru d une propagande de dictature, ni une vision cynique, son regard va au-delà. Il se sert des apparences pour en pointer les accents surréalistes, tout en révélant l humain pris dans le cadre d une théâtralisation de la vie quotidienne. Avec tact, il met à jour une sorte de bienséance asiatique polie, qui se colle aux codes étatiques, et, dans les formats carrés du photographe, paraît étriquée, désemparée. Le choix du cadrage et du moyen format joue bien entendu pour beaucoup dans son rendu, pour saisir ce décalage. Avec un œil vif non dénué d humour, il conjugue habilement délicatesse et respect avec distance esthétique, ce qui évite à sa série de sombrer dans le folklore ou le cynisme facile. Diablement intelligent. 28 l www.declicphoto.fr l
«Dans cette théâtralisation permanente, grandiloquente, où le moindre objet est mis en scène, j ai cherché sans cesse la trace humaine, qui persiste au-délà du décor.» LA VAGUE, PYONGYANG «J aime le choc des mouvements dans cette image, avec en face de la foule qui monte, l agent qui étend les bras pour indiquer où s arrêter.» l www.declicphoto.fr l 29
[images]studio 120 MÈTRES SOUS TERRE Le métro de Pyongyang a été construit à 120 m sous la terre, et peut servir d abri en cas d attaque aérienne. Passage obligé pour les touristes, qui ont accès à seulement deux stations. Vous êtes totalement autodidacte en photo? Oui, j ai appris par moi-même. J ai reçu mon Rolleiflex en partant pour un long séjour au Japon il y a quelques années. Cela a été une révélation! Avant je faisais des photos quand je voyageais, aujourd hui je voyage pour photographier! Comment vous est venue l idée de ce sujet sur la Corée? Je m intéresse beaucoup à la géopolitique et aux dictatures. Je me suis beaucoup documenté sur la Corée du Nord, un pays constamment au bord de la guerre,un ovni politique, très fermé. J avais envie de réaliser une série sur la mise en scène que fait ce régime, mais sans tomber dans les grandes foules, avec soin, en transmettant la beauté étrange qui existe aussi, que j ai vue, même si elle peut mettre mal à l'aise. C est une esthétique ancrée dans une réalité prise au piège d une théâtralisation, mais c est une réalité! Ce qui frappe, c est cette représentation exagérément épanouïe, on est au milieu d une immense scène. Le décor est posé, tout est en place. C est une façon pour vous de dénoncer un régime de propagande? Ce n était pas la propagande mon sujet, c est vrai, je voulais traquer la mise en scène ambiante dans les objets, les fresques. Utiliser le décor, la théâtralisation grandiloquente pour aller au-delà du symbole. Et puis voir au quotidien ce que les gens dégagent. Et ce qui frappe c est que les gens vivent en permanence dans un décor hallucinant. Bien sûr je suis parti avec plein de préjugés, et dans le cadre de ce tour opérateur très cadré, je ne voulais pas tomber 30 l www.declicphoto.fr l
dans le panneau de ce système dont on ne me montrait que des aspects bien huilés. J étais même parfois à la limite de la paranoïa! Car tout n est pas filtré, il y a aussi de la spontanéité chez les gens, ils ont un maintien, mais ils ne sont pas dupes. Il y a une curiosité vis-à-vis de l étranger, une volonté de communiquer, mais aussi plus qu une peur, une pudeur. Par exemple, l une de mes images est le portrait d un homme d un certain âge. Lors d un moment d attente, nous avons discuté, je lui parlais en russe il me répondait en polonais! On comprend à ce moment-là combien la population est restée bloquée sur les années 50-60, c est incroyable. Quelles étaient vos contraintes sur place pour vous déplacer, photographier? Quand vous envisagez un séjour dans ce type de pays, vous êtes obligé de passer par une agence de voyage contrôlée par l État. Ce n est pas qu il y ait vraiment une ouverture vers le tourisme, mais ils ont conscience qu'il vaut mieux montrer quelque chose, bien cadré, que laisser le monde extérieur imaginer ce qui se passe. C était le jeu en partant : je connaissais parfaitement l itinéraire imposé, je suis forcément repassé là où d autres ont déjà été, c est le principe de ce tourisme totalement contrôlé. Je m étais bien préparé avant de partir, cela m obligeait à choisir d autres angles, à porter mon regard différemment, à ne pas tomber dans une certaine facilité. Bien sûr, il y avait quelques consignes, je ne devais pas photographier les militaires ni «ce qui fait sale», mais je n ai pas été vraiment ennuyé. En fait, ils n imaginaient pas que je puisse LE SPECTRE «Je voulais vraiment capter dans mes images cette atmosphère surannée, ces couleurs passées, comme si la Corée s était arrêtée aux années 50.» l www.declicphoto.fr l 31
[images]studio L ORPHELINAT «A priori, au premier regard, on pourrait s arrêter sur cette fresque en se disant qu elle est incroyablement datée. Et puis l œil s attarde. On remarque le puzzle de la Corée du Nord que la petite fille assemble, le visage volontaire de son voisin, la concentration du petit garçon qui construit le monument à la gloire du parti, puis on voit la fissure qui court le long de son visage...» Ce qui m intéresse, c est le rapport entre le visible et le dissimulé. 32 l www.declicphoto.fr l être professionnel, même s ils remarquaient que je ne faisais pas les mêmes photos. Parfois, ils mettaient la main sur mon objectif pour «interdire» la photo. Mais je n ai pas eu de films saisis, même si j ai profité de certains moments, comme dans l usine. Quel rapport aviez-vous avec les accompagnants? Comme je parle japonais, je ressentais dans leurs intonations et les structures de leurs phrases quand ils passaient de la langue polie à la langue informelle. Et c était assez troublant de constater dans les faits une totale inversion de la hiérarchie apparente. Par exemple, j avais deux guides, notre interprète et un guide en chef «officiel» qui ne parlait pas anglais, qui était simplement là pour vérifier le bon déroulement du voyage. Même si c'était son supérieur, je sentais bien au ton de sa voix, quand l'interprète lui parlait, qu'elle n était pas spécialement respectueuse. De même, dans le groupe, j avais repéré le «faux touriste», qui était là pour bien contrôler que chacun assurait bien sa mission et respectait un positionnement clair par rapport aux étrangers que nous étions. En fait, il s adressait assez frontalement à la guide-interprète, inversant là encore le principe de hiérarchie!
TOUR DE VIS «La visite d une usine d engrais, une étape classique du tour programmé par l agence étatique. Tous les touristes passent par les mêmes lieux. Je n avais pas le droit de photographier dans l usine, en tout cas pas ces affiches à la gloire de l armée. Vos images sont marquées par des couleurs particulières, une ambiance surannée. Je travaille avec des Kodak Portra en 400 ISO, sans flash. J aime pousser au maximum la pellicule. J aime travailler dans les basses lumières, cela donne un rendu particulier, surtout pour l esthétique surannée que je voulais mettre en avant. Après, je scanne mes négatifs, puis je les retouche avec mon tireur. On retravaille un peu les lumières, mais je tenais à garder ces couleurs particulières, très années 50. Comme ce téléphone rouge dans un hôtel, ou encore les tons passés de cette cage d ascenseur avec un groom. Le choc entre les fresques sur les murs à la gloire des héros et la population. Vous avez peu d images d extérieur dans votre série. Au final, j ai fait peu de photos ouvertes, et mes images d extérieur retraduisent une ambiance oppressante, des horizons fermés par des immeubles, des lumières blanches. On est encore dans le décor, comme un Hollywood coréen! Qu attendiez-vous de votre participation au concours SFR? C est le premier concours auquel je participe, c est mon tireur qui m en a parlé! J aimerais beaucoup que cette série fasse l objet d un ouvrage. J espère que ce prix va m appuyer. WEB www.adriengolinelli.ch l www.declicphoto.fr l 33