DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 1 / 8



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Transcription:

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 1 / 8 Tu m'expliqueras pourquoi "tu n'acceptes pas le monde"? prononça Aliocha. Bien sûr que je l'expliquerai, ce n'est pas un secret, c'est à ça que je veux en venir. Tu es mon petit frérot, je ne veux pas te dépraver, te faire perdre ton équilibre, c'est moi-même, peutêtre, que je veux guérir grâce à toi, reprit Ivan en souriant soudain, comme un gamin réellement tout timide. Jamais encore Aliocha ne lui avait vu ce sourire-là. IV LA RÉBELLION Il faut que je te fasse un aveu, commença Ivan : jamais je n'ai réussi à comprendre comment on pouvait aimer ses prochains. Je veux dire, c'est justement les prochains, à mon avis, qu'il est impossible d'aimer, on ne peut aimer que les lointains. J'ai lu, je ne sais plus quand, je ne sais plus où, à propos de "lohan le Miséricordieux" (un saint), qu'il y avait un passant affamé et transi qui était entré chez lui et lui avait demandé de le réchauffer lui, il l'avait couché avec lui dans son lit et il s'était mis à lui souffler dans sa bouche, qui était purulente et qui puait de je ne sais quelle maladie affreuse. Je suis sûr que, ça, il l'a fait dans une sorte de mensonge hystérique, par un amour dicté par le devoir, par un esprit de pénitence qu'il s'était mis sur les épaules. Pour aimer un homme, il faut que cet homme se cache, mais dès qu'il montre son visage l'amour a disparu. Ça, le starets Zossima en a parlé souvent, remarqua Aliocha, il disait aussi que, souvent, le visage de l'homme était un obstacle à l'amour de ceux qui manquent d'expérience de l'amour. Mais il y a beaucoup d'amour dans l'humanité, et un amour presque pareil à celui du Christ, ça, je le sais, Ivan... Eh bien, moi, pour l'instant, je ne le sais pas, et je ne peux pas le comprendre, et une multitude infinie de gens avec moi. La question, n'est-ce pas, elle est de savoir si ça provient des défauts des humains, ou bien du fait que c'est là leur nature. A mon avis, l'amour du Christ pour les gens est, dans son genre, un miracle impossible sur terre. C'est vrai, il était Dieu. Mais, nous, nous ne sommes pas des dieux. Mettons que, moi, par exemple, je puisse souffrir profondément, mais l'autre, n'est-ce pas, il ne pourra jamais savoir jusqu'à quel point je souffre, parce qu'il est un autre, et pas moi, et qu'en plus c'est rare quand quelqu'un accepte de reconnaître l'autre comme un être qui souffre (comme si c'était un rang social). Et pourquoi il n'accepte pas, d'après toi? Parce que, par exemple, je sens mauvais, que j'ai un visage bête, parce que je lui ai marché sur le pied je ne sais plus quand. De plus, il y a souffrance et souffrance : il y a une souffrance avilissante, qui m'avilit, la faim, par exemple, mon bienfaiteur me la concédera encore, mais dès que la souffrance est un petit peu plus haute, la souffrance pour une idée, par exemple, non, les cas où il pourra la concéder seront très rares, parce que, par exemple, il me lancera un coup d'œil et, d'un seul coup, il verra que je n'ai pas du tout le visage que devrait avoir, selon sa fantaisie, un homme qui souffre, par exemple, pour telle ou telle idée. Et donc, il me prive tout de suite de ses bienfaits, et pas du tout par méchanceté du cœur. Les mendiants, surtout les mendiants nobles, ne devraient jamais se montrer à l'extérieur, mais toujours demander l'aumône par le biais du journal. Dans l'abstrait, on peut encore aimer son prochain et même parfois de loin, mais, de près, presque jamais. Si tout se passait comme sur une scène, au ballet, où les mendiants, quand ils paraissent, passent dans des loques de soie et des dentelles trouées et demandent l'aumône en dansant gracieusement, bon, là, on pourrait les admirer. Les admirer, mais, malgré tout, pas les aimer. Mais assez sur ce sujet-là. J'avais juste besoin de te placer sur mon terrain. Je voulais te parler des souffrances de l'humanité en général, mais arrêtons-nous plutôt seulement sur les

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 2 / 8 souffrances des enfants. Ça restreindra les dimensions de mon argumentation d'une bonne dizaine de fois. C'est d'autant moins à mon avantage, ça va de soi. Mais, d'abord, les petits enfants, on peut les aimer même de près, même quand ils sont sales, même ceux qui ont un visage laid (mais je crois d'ailleurs que les enfants ne peuvent pas avoir un visage laid). Ensuite, si je ne parle pas des grands, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont dégoûtants et qu'ils ne méritent pas l'amour, mais c'est aussi qu'ils possèdent la vengeance : ils ont mangé la pomme, ils ont connu le bien et le mal et ils sont devenus "comme des dieux". Et, la pomme, ils continuent toujours de la manger. Mais les petits enfants, eux, ils n'ont rien mangé du tout, et, pour l'instant, ils ne sont encore coupables de rien. Tu les aimes, les petits enfants, Aliocha? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi ce n'est que d'eux que je veux parler en ce moment. Si, eux aussi, ils souffrent terriblement sur terre, eh bien, c'est évidemment pour leurs pères, ils sont punis pour leurs pères, qui ont mangé la pomme mais ça, c'est un raisonnement d'un autre monde, que le cœur de l'homme, ici, sur terre, est incapable de comprendre. Un innocent ne doit pas souffrir pour un autre, et qui plus est, un innocent comme lui! Tu peux t'étonner de moi, Aliocha, moi aussi, c'est affreux ce que j'aime les petits enfants. Et, remarque ça, les gens cruels, les passionnés, les assoiffés de chair, les karamazoviens, parfois, ils adorent les enfants. Les enfants, tant qu'ils sont des enfants, jusqu'à sept ans, par exemple, ils sont terriblement différents des hommes : un être complètement différent, avec une autre nature. J'ai connu un bandit dans un pénitencier : il lui était arrivé dans sa carrière, alors qu'il exterminait des familles entières dans les maisons où il s'introduisait la nuit pour les piller, d'assassiner en même temps, tant qu'à faire, des enfants. Mais, enfermé dans sa prison, il les aimait tellement que c'en était étrange. Par la fenêtre de sa cellule, tout ce qu'il faisait, c'était qu'il regardait les enfants qui jouaient dans la cour de la prison. Il y a un petit garçon qu'il avait réussi à faire venir sous sa fenêtre, et le petit était devenu son grand ami... Tu ne sais pas pourquoi je dis tout ça, Aliocha? J'ai mal à la tête, je ne sais pas, et je me sens triste. Tu parles avec un air étrange, remarqua Aliocha avec inquiétude, comme si tu étais dans une espèce de folie. A propos, récemment, il y a un Bulgare qui m'a raconté à Moscou, poursuivit Ivan Fiodorovitch comme s'il n'écoutait pas son frère, comment les Turcs et les Tcherkesses, là-bas, en Bulgarie, font régner la terreur, parce qu'ils craignent un soulèvement général de tous les Slaves c'est-à-dire qu'ils brûlent, ils tailladent, ils violent les femmes et les enfants, ils clouent les prisonniers par les oreilles aux palissades, avec des clous, et ils les laissent comme ça jusqu'au matin, et, au matin, ils les pendent etc., on ne peut même pas tout imaginer. En fait, quand on parle parfois de la cruauté "bestiale" de l'homme, c'est une injustice terrible et blessante pour les animaux ; un animal ne pourra jamais être aussi cruel qu'un homme, cruel avec un tel sens artistique, un tel art. Le tigre dévore, déchiquette, tout simplement, il ne sait rien faire d'autre. Il ne lui viendra jamais à l'idée, à lui, de clouer les gens avec des clous par les oreilles pour la nuit, quand bien même il aurait la possibilité de le faire. Ces Turcs, d'ailleurs, c'est avec jouissance qu'ils torturaient aussi les enfants, en commençant par les arracher au poignard du ventre de leur mère, ensuite de quoi ils jettent en l'air des nourrissons et les rattrapent sur des baïonnettes, sous les yeux de leur mère. C'est sous les yeux de la mère qui faisait la volupté principale. Mais, voilà, moi, figure-toi qu'il y a un tableau qui m'a intéressé tout spécialement. Représente-toi ça : un nourrisson dans les bras de sa mère tremblante, autour, des Turcs qui viennent de faire irruption. Ils ont imaginé un petit jeu amusant : ils caressent l'enfant, ils rient pour le faire rire, ils y arrivent, le bébé se met à rire. A cet instant, un Turc sort son pistolet, et le vise, à vingt centimètres de distance de son visage. Le gamin continue de rire joyeusement, il tend ses petites mains pour saisir le pistolet, et, brusquement, l'artiste appuie sur la détente, en plein dans son visage, et lui fracasse la tête...

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 3 / 8 Artistique, n'est-ce pas? Les Turcs, à propos, il paraît qu'ils aiment beaucoup les douceurs. Frère, à quoi bon tout ça? demanda Aliocha. Je pense que si le diable n'existe pas et, donc, s'il a été créé par l'homme, l'homme l'a créé à son image et sa semblance. Dans ce cas-là. Dieu aussi. C'est étonnant comme tu sais retourner les mots, comme dit Polonius dans Hamlet, fit Ivan, se mettant à rire. Tu m'attrapes sur un mot, bon, ça me fait plaisir. N'empêche, II est joli, ton Dieu, s'il a créé l'homme à Son image et Sa semblance. Tu viens de me demander à quoi bon je te disais tout ça : je suis un amateur, vois-tu, je collectionne certains faits, et, tu me croiras? je les note et je les rassemble, en les prenant dans les journaux ou des récits, n'importe où, des petites anecdotes d'un certain genre, j'en ai déjà une bonne collection. Les Turcs, bien sûr, ils sont entrés dans la collection, mais ça, bon, ce sont des étrangers. J'ai aussi des petites choses nationales, et qui valent largement les Turcs : chez nous, clouer par les oreilles, c'est impensable, nous sommes quand même européens, mais, les verges, mais le fouet ça, c'est quelque chose qui est à nous, et qu'on ne peut pas nous enlever. A l'étranger, apparemment, maintenant, ils ne fouettent plus du tout, les mœurs, ou quoi, qui se sont purifiées, ou des lois qui se sont établies, comme quoi, à ce qu'on dit, l'homme n'a plus du tout le droit de fouetter un autre homme, mais ils se sont dédommagés par autre chose, là encore, de purement national, comme chez nous, et même de tellement national que, chez nous, je crois que c'est impossible, même, si, j'ai l'impression, ça commence à se greffer, surtout depuis le début du mouvement national dans la frange supérieure de notre société. Je possède une brochure absolument charmante, traduite du français, sur l'exécution à Genève, tout récemment, il y a juste cinq ans, d'un monstre et d'un assassin, Richard, un gars, je crois, de vingt-trois ans, qui s'était repenti et s'était converti à la foi chrétienne juste avant l'échafaud. Ce Richard était le bâtard de je ne sais qui, que ses parents, encore tout bébé, avaient offert à des bergers de la montagne suisse, et, eux, ils l'avaient élevé pour l'utiliser au travail. Il avait grandi chez eux comme un petit animal sauvage, les bergers ne lui avaient rien appris, au contraire, depuis l'âge de sept ans ils l'envoyaient garder les bêtes, sous la pluie et le froid, presque tout nu, et quasiment sans le nourrir. Et, bien sûr, en faisant ça, personne d'entre eux ne réfléchissait ou ne se repentait, au contraire, ils se considéraient dans leur plein droit, parce que Richard leur avait été offert comme un objet, et ils ne trouvaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même témoigne que, pendant ces années-là, il était comme le fils prodigue de l'evangile, il avait un désir terrible de manger la pitance qu'ils donnaient aux cochons qu'ils engraissaient pour la vente, mais, lui. même ça, on le lui refusait, et on le battait quand il en volait aux cochons, et c'est comme ça qu'il a passé toute son enfance et son adolescence, jusqu'au moment où il est devenu grand, et. avec toutes ses forces, il s'est mis à voler à son tour. Le sauvage s'est mis à gagner sa vie comme journalier à Genève, ce qu'il gagnait, il le buvait, il vivait comme un monstre et, pour finir, il a tué un vieillard, et il l'a détroussé. On l'a arrêté, jugé, et condamné à mort. Là-bas, ils ne font pas dans le sentimentalisme. Et là, en prison, le voilà tout de suite entouré par des pasteurs et des membres de toutes sortes de confréries christiques, des dames patronnesses, etc. En prison, ces gens-là lui apprennent à lire et à écrire, ils se mettent à lui expliquer l'evangile, ils lui donnent des remords, le persuadent, le persécutent, ils l'obsèdent, ils lui bourrent le crâne, et voilà que c'est de lui-même, solennellement, qu'il reconnaît son crime. Il se convertit, il écrit, de son propre chef, au tribunal qu'il est un monstre et que, voilà, finalement, il a eu cet honneur d'avoir été, lui aussi, illuminé par le Seigneur, et d'avoir reçu Sa grâce. Tout s'est mis à bouillir à Genève, tout ce qu'il y a à Genève de bien-pensant et de charitable. Tout ce qu'il y avait de plus huppé et de mieux éduqué s'est rué vers lui, dans sa prison ; on embrasse Richard, on le

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 4 / 8 serre dans ses bras : "Tu es notre frère, la grâce de Dieu est descendue sur toi!" Et Richard lui-même, il n'arrête pas de pleurer, pris comme il est dans l'émotion : "Oui, la grâce est descendue sur moi! Avant, pendant toute mon enfance, toute mon adolescence, j'étais heureux d'avoir la pitance des cochons, et. maintenant que la grâce est descendue sur moi. je meurs dans le Seigneur! - Oui. oui, Richard, meurs dans le Seigneur, tu as versé le sang, et tu dois mourir dans le Seigneur. Tu es, certes, innocent de ne pas du tout avoir connu le Seigneur, quand tu enviais la pitance des cochons et quand on te battait parce que tu leur volais cette pitance (ce qui n'était pas du tout bien de ta part, parce que c'est mal, de voler) - mais tu as versé le sang et tu dois mourir." Et voilà qu'arrivé le dernier jour. Richard, bouleversé, pleure et ne fait rien que répéter à tout instant : "C'est le plus beau jour de ma vie, je vais chez le Seigneur! Oui, crient les pasteurs, les juges et les dames patronnesses, c'est ton jour le plus beau, car tu vas chez le Seigneur!" Tout ça avance vers l'échafaud derrière la charrette d'infamie dans laquelle on conduit Richard, en équipage, à pied. On arrive à l'échafaud : "Meurs, notre frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur, car, toi aussi, tu as été touché par la grâce!" Et donc, tout couvert des baisers de ses frères, le frère Richard est traîné sur l'échafaud, on l'allonge sur la guillotine, et, fraternellement, on finit par le raccourcir, parce que la grâce est descendue sur lui. Non, c'est caractéristique. La brochure a été traduite en russe par je ne sais quels bienfaiteurs luthériens russes de la haute société et distribuée pour l'édification du peuple russe, gratuitement, aux journaux et à toutes sortes d'éditions. Le truc avec Richard est bien en ce qu'il est national. Chez nous, c'est peut-être inepte de couper la tête à notre frère simplement parce qu'il est devenu notre frère et que la grâce est descendue sur lui, mais, je le répète, nous, nous avons nos trucs à nous, et ce n'est presque pas pire. Chez nous, il y a une jouissance historique, immédiate, évidente, de la torture par les coups. Il y a un poème chez Nékrassov sur un paysan qui fouette son cheval à coups de fouet dans les yeux, "sur ses yeux doux". Qui de nous n'a pas vu ça, c'est de la russité. Il décrit le petit cheval sans force, qui doit tirer une charge beaucoup trop lourde pour lui, et qui s'est enlisé avec et ne peut plus s'en sortir. Le paysan le bat, il le bat avec frénésie, il finit par le battre sans comprendre ce qu'il fait, dans l'ivresse de ses coups, il le fouette, il veut lui faire mal, il ne compte plus : "Même si t'as pas la force, tire quand même, crève, mais tire!" La petite rosse se débat, et voilà qu'il se met à la fouetter, elle, sans défense, sur ses yeux "doux", pleins de larmes. Elle, dans un état second, par un dernier sursaut, elle arrive à sortir, et la voilà qui avance, tremblant de tout le corps, le souffle lourd, comme un peu de biais, une sorte de démarche comme sautillante, comme contre nature, quelque chose de honteux chez Nékrassov, c'est terrifiant. Mais, ça, n'est-ce pas, ce n'est rien qu'un cheval, les chevaux, c'est Dieu Lui-même qui les a créés pour qu'on les fouette. C'est ce que les Tatares nous ont expliqué en nous laissant le knout en souvenir. Mais, les gens aussi, on peut les fouetter. Voilà, par exemple, un monsieur parfaitement éduqué et sa dame qui fouettent leur propre fille, une enfant de sept ans, à coups de verges tout ça, je l'ai noté en détail. Le papa, il est tout content que, les verges, elles aient des nœuds, "ça marquera plus", dit-il, et le voilà qui commence à "marquer" sa propre fille. Je sais positivement qu'il y a des fouetteurs qui s'échauffent à chaque coup, jusqu'à la jouissance, jusqu'à une jouissance physique, et à chaque coup de plus en plus, toujours plus fort, graduellement. Ils fouettent pendant une minute, ils fouettent enfin pendant cinq minutes, puis pendant dix, plus ça dure, plus c'est fort, plus c'est pressé, plus ça marque. L'enfant crie, l'enfant finit par ne plus pouvoir crier, il halète : "Papa, papa, mon petit papa, mon petit papa!" L'affaire, par une espèce de hasard malséant, atterrit au tribunal. On engage un avocat. Le peuple russe, ça fait longtemps qu'il a donné un surnom à l'avocat - "avlocat conscience à vendre". L'avocat crie en défense de son client. "L'affaire, n'est-ce pas, elle est si simple, une affaire de famille banale, un père corrige un peu sa fille, et voilà, pour

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 5 / 8 la honte de nos jours, ça en arrive au tribunal!" Les jurés convaincus se retirent et rendent un verdict d'acquittement. Le public est ivre de bonheur, qu'on ait acquitté le tortionnaire. Mmouais, moi, je n'y étais pas, sinon, j'aurais lancé la proposition de créer une rente en l'honneur du tortionnaire!... Des tableaux charmants. Mais, sur les enfants, j'ai encore des choses bien mieux, j'en ai rassemblé beaucoup, beaucoup, sur les enfants russes, Aliocha. Une petite fille de cinq ans a été prise en haine par ses parents, "gens de fonction, des plus dignes, éduqués et instruits''. Vois-tu, et, ça, je le répète positivement, il y a beaucoup de gens dans notre humanité qui ont cette caractéristique particulière, l'amour de torturer les enfants, et rien que les enfants. Envers tous les autres sujets du genre humain, ces mêmes tortionnaires peuvent même être doux et compatissants, comme des Européens instruits et empreints d'humanité, mais ils adorent torturer les enfants, c'est même les enfants qu'ils aiment, dans ce sens-là. C'est précisément le côté sans défense de ces créatures qui attire ces bourreaux, la confiance angélique de l'enfant qui n'a nulle part où aller, personne chez qui trouver refuge c'est bien ça qui enflamme le sang dépravé du bourreau. Dans chaque homme, bien sûr, il y a un fauve qui se cache, un fauve de haine, un fauve de cet embrasement sensuel qui vient des cris de la victime torturée, un fauve sans frein, libéré de sa chaîne, un fauve des maladies qu'on se gagne dans la débauche, la goutte, le foie malade, etc. Cette pauvre petite fille de cinq ans, ses parents éduqués la soumettaient à toutes les tortures imaginables. Ils la battaient, ils la fouettaient, ils lui donnaient des coups de pied, eux-mêmes sans savoir pourquoi, ils couvraient tout son corps de bleus ; à la fin, ils étaient arrivés à des raffinements scientifiques : dans le froid, dans le gel, ils l'enfermaient toute la nuit aux toilettes, et, parce qu'elle ne demandait pas la nuit (comme si un enfant de cinq ans, qui dort d'un sommeil profond et angélique, peut apprendre à demander à cet âge-là), ils lui enduisaient le visage de ses propres excréments et, ces excréments, ils l'obligeaient à les manger, et c'est la mère, la mère qui l'obligeait! Et cette mère arrivait à dormir, quand, la nuit, on entendait les gémissements de la petite fille, enfermée dans cet endroit sordide! Tu comprends ça, toi, quand un petit être, qui ne sait même pas encore donner un sens à ce qui lui arrive, frappe, dans cet endroit sordide, dans le noir et le froid, de ses petits poings minuscules, sa poitrine épuisée et qu'en pleurant de ses petites larmes sanglantes, sans colère, douces, elle demande à son "piti Jésus" de la défendre tu comprends ce galimatias, toi, mon ami et mon frère, pourquoi il a été créé ce galimatias, et à quoi il sert? Sans lui, on nous dit, pas un homme sur terre ne pourrait vivre, car il ne pourrait pas avoir connu le bien et le mal. Mais à quoi bon les connaître, ce bien et ce mal du diable, s'ils coûtent si cher? Mais le monde de la connaissance tout entier ne vaut pas ces larmes du petit enfant vers le "piti Jésus". Je ne parle pas des souffrances des grands, eux, ils ont mangé la pomme, qu'ils aillent au diable et que le diable les prenne, mais eux, mais eux! Je te torture, Aliochka, tu n'es comme plus toi-même. J'arrête si tu veux. Non, moi aussi, je veux me torturer, marmonna Aliocha. Un seul, juste un seul dernier tableau, et plutôt par curiosité, il est vraiment trop caractéristique, et, surtout, je viens de le lire dans un de nos recueils d'antiquités, Les Archives ou L'Ancien Temps, il faudrait retrouver, je ne sais plus, j'ai même oublié où je l'ai lu. Ça se passait à l'époque la plus sombre du servage, encore au début du siècle, et vive le libérateur du peuple! Il y avait, à ce moment-là, au début du siècle, un général, un général au bras très long et un propriétaire foncier richissime, mais de ceux qui (et déjà à l'époque, je crois, ils n'étaient pas nombreux), quand ils quittaient le service pour prendre leur retraite, étaient quasiment persuadés qu'ils avaient gagné le droit de vie et de mort sur leurs subordonnés. Des gens comme ça, il y en avait. Donc, il vivait, ce général, sur son domaine de deux mille âmes il fanfaronne, il traite ses voisins comme ses pique-assiettes et ses bouffons. Un chenil avec des centaines de chiens et presque une centaine de piqueurs, tous en uniforme, à cheval. Et voilà

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 6 / 8 un petit domestique, un petit garçon d'à peine huit ans qui, un jour, lance une pierre, en jouant, et qui blesse à la patte le chien préféré de son maître. "Pourquoi est-ce qu'il boite, mon chien préféré?" On lui rapporte que, voilà, n'est-ce pas, ce petit garçon lui a envoyé une pierre et il lui a blessé la patte. "Ah, c'est toi, fait le général en le regardant, qu'on le saisisse!" On le saisit, on le prend à sa mère, il passe toute la nuit au cachot, le matin, à l'aube, le général, en grand apparat, va chasser, enfourche son cheval, autour de lui ses pique-assiettes, les chiens, les piqueurs, les maîtres chiens, tous à cheval. Autour, on a rassemblé tous les domestiques, pour leur faire la leçon, et, devant tout le monde, la mère du petit garçon de huit ans. On fait sortir le gamin du cachot. Un jour d'automne sombre, froid, brumeux, un jour idéal pour la chassse. Le gamin, le général ordonne de le déshabiller, on met le gamin tout nu, il tremble, il est fou de frayeur, il n'ose pas dire un mot... "Cornez!" ordonne le général. "Cours, cours!" lui crient les piqueurs, le gamin court... "Attrapez-le!" hurle le général, et il lui lance dessus toute la meute de ses barzoïs. Il l'a traqué sous les yeux de sa mère, et tous les chiens ont déchiqueté l'enfant!... Le général, ça va de soi, s'est retrouvé sous tutelle. Bon, et alors? On le fusille? Pour satisfaire le sentiment moral, on le fusille? Parle, Aliochka! On le fusille! dit d'une voix basse Aliocha, relevant les yeux vers son frère avec une sorte de sourire pâle, grimaçant. Bravo! hurla Ivan dans une espèce d'exaltation, si c'est toi qui le dis, alors... Ah, cet ermite, alors! Alors, c'est ça, le petit démon que tu as dans le cœur, Aliochka Karamazov! J'ai dit une ineptie, mais... C'est bien ça le problème, "mais"... criait Ivan. Sache-le, novice, que, ces inepties, le monde n'en a que trop besoin. Le monde ne tient que sur les inepties, et, sans elles, si ça se trouve, il ne serait même rien arrivé du tout. Nous, ce que nous savons, nous le savons! Qu'est-ce que tu sais? Je ne comprends rien, poursuivit Ivan comme dans un délire et, en ce moment, je ne veux rien comprendre. Je veux rester devant le fait. Il y a longtemps que j'ai décidé de ne pas comprendre. Si je voulais comprendre quelque chose, je trahirais tout de suite le fait, et, moi, j'ai décidé de rester avec le fait... Pourquoi tu me mets à l'épreuve? S'exclama Aliocha, dans une espèce d'hystérie de douleur. Est-ce que tu finiras enfin par me le dire? Bien sûr que je te le dirai, c'est à ça que je veux en venir, te le dire. Je tiens à toi, je ne veux pas te manquer, et je ne te céderai pas à ton Zossima. Ivan se tut un petit instant, son visage devint soudain très triste. Ecoute-moi : j'ai pris juste les enfants pour que ça soit plus évident. Les autres larmes humaines, celles dont la terre est nourrie depuis son écorce jusqu'à son centre, je n'en dis pas un mot, j'ai fait exprès de restreindre le thème. Je suis une punaise, et je reconnais dans tout mon abaissement que je n'arrive pas du tout à comprendre pourquoi c'est organisé de cette façon. La faute, donc, elle revient aux hommes eux-mêmes ; on leur avait donné le paradis, ils ont voulu la liberté et ils ont volé le feu du ciel, en sachant eux-mêmes qu'ils deviendraient malheureux, donc il n'y a pas à les plaindre. Oh, selon mon propre, mon pauvre esprit terrestre et euclidien, moi, je ne sais qu'une chose, c'est-à-dire que la souffrance existe, il n'y a pas de coupables, que tout s'enchaîne, tout simplement, directement, que tout cela s'écoule et s'équilibre mais, ça, ce n'est que mon délire euclidien, ça, je le sais, mais je ne peux quand même pas accepter de vivre selon ce délire-là! Qu'est-ce que ça peut me faire qu'il n'y ait pas de coupables et que je le sache j'ai besoin de vengeance, sinon, c'est moi que je vais exterminer. Et d'une vengeance pas dans l'inconnu je ne sais où et Dieu

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 7 / 8 sait quand, mais ici, là, sur la terre, et que je la voie moi-même. J'ai cru, je veux voir par moimême, et si, pour cette heure-là, je suis mort, qu'on me ressuscite, parce que, si ça arrive sans moi, ce sera trop rageant. Si j'ai souffert, ce n'est quand même pas pour que moi-même, avec mes crimes et mes souffrances, je serve de fumier à je ne sais quelle harmonie future. Je veux voir de mes propres yeux la biche se coucher à côté du lion, et l'assassiné se relever pour embrasser celui qui vient de le tuer. Je veux être là quand tout le monde apprendra d'un coup pourquoi, tout ça, ça s'est passé. Toutes les religions de la terre se fondent sur ce désir, et, moi, je crois. Mais voilà pourtant les petits enfants, et, là, avec eux, qu'est-ce que je fais? C'est une question que je suis incapable de résoudre. Je le répète pour la centième fois, des questions, il y en a des milliers, mais je n'ai pris que les petits enfants, parce que, là, ce qu'il faut que je dise devient d'une clarté imparable. Ecoute : si tout le monde doit souffrir pour que cette souffrance achète une harmonie universelle, les enfants, eux, ils y sont pour quoi, dis-moi, s'il te plaît? On ne comprend pas du tout pourquoi, eux aussi, ils doivent souffrir et pourquoi, eux, ils doivent acheter l'harmonie par la souffrance? Pourquoi, eux aussi, ils se sont retrouvés comme matière servant de fumier, en eux-mêmes, à je ne sais quelle harmonie future? La solidarité des hommes dans le péché, c'est une chose que je comprends, je comprends aussi la solidarité dans la vengeance, mais, cette solidarité dans le péché, elle ne s'étend pas, tout de même, jusqu'aux petits enfants, et si la vérité est que, réellement, eux aussi, ils sont solidaires de leurs pères dans tous les crimes de leurs pères, alors, évidemment, cette vérité-là n'est pas de ce monde, et, moi, elle me reste incompréhensible. Il y a peut-être un plaisantin qui pourra dire que, de toute façon, l'enfant, il grandira, et il aura le temps de pécher, mais, quand même, là, il n'avait pas grandi, et ils l'ont déchiqueté, à huit ans, avec leurs chiens. Oh, Aliocha, je ne suis pas en train de blasphémer! Je comprends ce que ça devrait être, le bouleversement dans la nature, quand tout au ciel et sous la terre se fondra en une seule voix de louange et tout ce qui vivra ou qui aura vécu s'exclamera : "Tu es juste, Seigneur, car Tes voies se sont ouvertes!" Quand la mère elle-même embrassera le bourreau qui a fait déchiqueter son fils par ses chiens, et que tous les trois s'exclameront, les larmes aux yeux : "Tu es juste, Seigneur", là, bien sûr, ce sera le couronnement de la création, et tout s'expliquera. Mais, le hic, il est là, parce que c'est ça que je suis absolument incapable d'admettre. Et, tant que je suis sur la terre, je m'empresse de prendre mes mesures. Vois-tu, Aliocha, peut-être que, vraiment, ça arrivera comme ça, que, si je vis moi-même jusqu'à ce moment-là, ou si je ressuscite pour le voir, moimême, je m'exclamerai avec les autres, en regardant la mère qui embrasserait le bourreau de son fils : "Tu es juste, Seigneur!" mais je ne veux pas pousser ce cri à ce moment-là. Tant qu'il en est encore temps, je m'empresse de me préserver, et c'est pourquoi, cette harmonie suprême, je la refuse totalement. Elle ne vaut pas une seule des larmes de cet enfant qu'on vient de martyriser, celui qui se frappait la poitrine avec son petit poing et qui priait, dans son terrier puant, avec ses larmes non rachetées, son "piti Jésus"! Elle ne la vaut pas, parce que ces larmes sont restées non rachetées. Elles doivent être rachetées, sinon l'harmonie est impossible. Mais comment, comment peux-tu les racheter? Par le fait qu'elles seront vengées? Mais à quoi me sert la vengeance, à quoi me sert l'enfer pour les bourreaux, qu'est-ce que l'enfer peut corriger làdedans, dès lors que, les victimes, elles sont déjà martyrisées? Et qu'est-ce que c'est que cette harmonie, s'il y a un enfer : je veux pardonner, moi, je veux embrasser, je ne veux plus qu'on souffre. Et si les souffrances des enfants servent à augmenter encore la somme des souffrances qui était indispensable pour qu'on achète la vérité, alors, je l'affirme à l'avance, cette vérité ne vaut pas ce prix-là. Je ne veux pas, au bout du compte, que la mère embrasse le bourreau qui a fait déchiqueter son fils par ses chiens! Elle n'a pas le droit de lui pardonner! Si elle veut, qu'elle lui pardonne pour elle la souffrance infinie qui a été la sienne ; mais, la souffrance de son fils déchiqueté, elle n'a pas le droit de la pardonner, elle n'a pas le droit de pardonner au

DOSTOÏEVSKI Les Frères Karamazov / Tome I / pages 426-445 8 / 8 bourreau, même si son enfant lui-même lui avait pardonné! Et si, ça, c'est vrai, s'ils n'ont pas le droit de pardonner, alors, où est-elle, l'harmonie? Existe-t-il dans le monde entier un être qui puisse, qui ait le droit de pardonner? Je ne veux pas de l'harmonie, c'est par amour de l'humanité que je n'en veux pas. Je préfère rester avec les souffrances non vengées. Mieux vaut que je reste avec mes souffrances non vengées et mon indignation insatiable, quand bien même j'aurais tort. Et on l'a estimée trop cher, cette harmonie, c'est au-dessus de nos moyens de payer un droit d'entrée pareil. Et donc, moi, mon billet d'entrée, je le retourne. Et si seulement je suis un homme honnête, c'est mon devoir de le retourner le plus vite possible. C'est ce que je fais. Ce n'est pas Dieu que je n'accepte pas, Aliocha, je Lui rends juste mon billet avec tout le respect qui Lui est dû. Tu as écrit un poème? Oh non, je ne l'ai pas écrit, fit Ivan en riant, et jamais de ma vie je n'ai même écrit deux vers. Mais, ce poème, je l'ai composé et je l'ai gardé dans ma mémoire. Je l'ai composé avec feu. Tu seras mon premier lecteur, c'est-à-dire mon auditeur. C'est vrai, pourquoi l'auteur devrait-il perdre ne serait-ce qu'un seul auditeur? fit Ivan dans un ricanement. Je te le raconte ou non? Je suis tout ouïe, prononça Aliocha. Mon poème s'appelle Le Grand Inquisiteur, c'est une chose absurde, mais j'ai envie de te la faire connaître. DOSTOÏEVSKI Fédor (1821-1881) / Les Frères Karamazov / DEUXIEME PARTIE / Livre cinquème : PRO ET CONTRA / IV. La rébellion / traduit du russe par : André MARKOWICZ / Actes Sud / Poche/Babel / VOLUME 1 / pages 426-445