Vers une réforme d ensemble du droit de la responsabilité civile. Consultation de la Chancellerie



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Vers une réforme d ensemble du droit de la responsabilité civile Consultation de la Chancellerie Rapport de Dominique NORGUET 12 janvier 2012

Vers une réforme d ensemble du droit de la responsabilité civile CONSULTATION DE LA CHANCELLERIE Rapport de Dominique NORGUET Avec la collaboration de Anne-Marie REITA-TRAN, Département de droit civil et commercial, à la Direction générale adjointe chargée des études, de la prospective et de l innovation. Présenté au nom de la Commission du droit de l entreprise Et adopté au Bureau du 12 janvier 2012 Chambre de commerce et d'industrie de Paris 27, avenue de Friedland F - 75382 Paris Cedex 8 http://www.etudes.ccip.fr Registre de transparence N 93699614732-82

SOMMAIRE PARTIE 1 PRÉSENTATION DU PROJET DE L INSTITUT... 4 I LA METHODE... 5 A UN DROIT DE LA «SEULE» RESPONSABILITE DELICTUELLE... 5 B UNE RECODIFICATION... 5 II LES LIGNES DE FORCE DU PROJET... 5 A LA COEXISTENCE ENTRE LA CLAUSE GENERALE DE RESPONSABILITE POUR FAUTE ET LES DELITS SPECIAUX... 5 1. La clause générale... 5 2. Les délits spéciaux ou régimes spéciaux de responsabilité... 6 B UN PRINCIPE DE DISTINCTION ET DE HIERARCHISATION DES INTERETS PROTEGES... 6 C LA DIVERSIFICATION DES REGLES DE REPARATION... 6 PARTIE 2 ANALYSE DE CERTAINS THÈMES DU POINT DE VUE DE LA VIE DES AFFAIRES... 8 I SUR LA RESPONSABILITÉ DES SOCIÉTÉS MÈRES DU FAIT DE LEURS FILIALES... 9 A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 7, ALINEA 2)... 9 B OBSERVATIONS DE LA CCIP... 9 II SUR LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES INSTALLATIONS CLASSÉES... 10 A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 23)... 10 B OBSERVATIONS DE LA CCIP... 10 III SUR LA RESPONSABILITÉ POUR FAUTE LUCRATIVE... 11 A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 54)... 11 B OBSERVATIONS DE LA CCIP... 11 1. Rappel du contexte... 11 2. Pistes de solutions... 13 2

Depuis 1804, les règles du Code civil relatives à la responsabilité civile n ont quasiment pas évolué alors que, pourtant, ce pan de notre droit a connu d importantes mutations et s est sensiblement complexifié, sous le double effet : d une part, de la jurisprudence qui s est attachée à l adapter aux changements économiques et sociaux lorsque cela était nécessaire, mais au prix d une certaine insécurité juridique ; d autre part, d interventions ponctuelles du législateur conduisant à multiplier, au coup par coup, les régimes spéciaux de responsabilité. La nécessité d une réforme de notre droit de la responsabilité civile ne fait donc pas débat. Elle s inscrit dans un grand chantier de rénovation du Code civil, entrepris il y a déjà quelques années 1, qui se décline aujourd hui autour d un triptyque : la réforme du droit des contrats, du régime général des obligations et de la responsabilité civile. Ce dernier volet est particulièrement sensible au regard des enjeux économiques et sociaux de la matière, notamment du point de vue de la compétitivité de nos entreprises. En 2005, l avant-projet Catala a joué un rôle majeur pour initier les réflexions sur la teneur d une telle réforme, même si ses positions ont été largement critiquées, notamment par le monde économique (responsabilité solidaire des membres d un groupe, responsabilité de plein droit des sociétés mères du fait de leurs filiales, responsabilité sans faute du fait des activités dangereuses, introduction des dommages et intérêts punitifs) 2. Puis en 2009, le Sénat a publié un rapport d information relatif à la responsabilité civile, en soulignant le besoin de renforcer la cohérence et la sécurité juridique de cette branche essentielle de notre droit. On notera également que cette nécessaire modernisation du Code civil s impose au regard des évolutions en cours dans les autres pays et de la volonté des Institutions de l Union européenne de créer un «cadre commun de référence», dont le projet publié en 2009 comporte un livre consacré à la responsabilité délictuelle. C est dans ce contexte que, sous l impulsion et la présidence du Professeur François Terré, un groupe de travail a été mis en place au sein de l Institut 3, avec pour ambition d élaborer un véritable projet de réforme d ensemble de la responsabilité civile délictuelle. Regroupant d éminents universitaires, mais également des représentants des professionnels (entreprises et assurances), ce groupe a remis son rapport à la Chancellerie en mai 2011. Ce document est aujourd hui soumis à consultation par cette dernière. Dans une première partie, on présentera brièvement les grandes lignes de ce travail d ampleur et d une très grande qualité, destiné à contribuer à la construction d un droit de la responsabilité conforme aux besoins de notre temps, apte à tenir sa place dans la concurrence des systèmes nationaux et dans le concert des droits européens. Ensuite, dans une seconde partie, on s attachera à analyser plus spécifiquement certains choix qui semblent mériter débat du point de vue de la vie des affaires 4. 1 Notamment, réformes successives du divorce (2004), de la filiation (2005), des successions et libéralités (2006), des sûretés (2006), de la fiducie (2007), de la prescription en matière civile (2008). 2 Voir sur ces différents points le rapport Kling de la CCIP du 19 octobre 2006, http://www.etudes.ccip.fr/rapport/65-reformedu-droit-des-contrats-kli0610 3 Académie des Sciences Morales et Politiques. 4 Des experts ont été consultés par la CCIP dans le cadre des travaux préparatoires à cette prise de position : Philippe Stoffel-Munck, Professeur à l'université de Paris I ; Michel Germain, Professeur à l'université Paris II ; Jean-Baptiste Duchâteau, Directeur droit des sociétés et droit boursier de Veolia-environnement ; Gaëlle Miserey, Responsable juridique droit de l'environnement de Veolia-environnement ; Jérôme Vitulo, Directeur juridique adjoint de Lafarge ; François-Guy Trébulle, Professeur à l'université Paris Descartes. On précisera que le présent rapport peut parfois différer des préconisations de ces experts. 3

PARTIE 1 Présentation du projet de l Institut 4

I LA METHODE A UN DROIT DE LA «SEULE» RESPONSABILITE DELICTUELLE Un premier choix a consisté à dissocier la responsabilité délictuelle de la responsabilité contractuelle ; ce qui est conforme au constat que les deux dispositifs ont des finalités bien distinctes : pour la première, réparer le dommage injustement causé dans le cas de l obligation née d un délit civil (fonction de rétablissement de la victime dans la situation où elle se trouverait si le dommage n avait pas eu lieu : compensation de l intérêt négatif) ; pour la seconde, fournir au créancier l équivalent de l avantage escompté du contrat dans le cas d inexécution d une obligation contractuelle (fonction de satisfaction du créancier ou d exécution par équivalent du contrat : compensation de l intérêt positif). Les travaux de l Institut ont rattaché cette problématique au premier volet du triptyque consacré à la réforme des contrats. En cela d ailleurs, le projet de l Institut est conforme au projet de «cadre commun de référence», ainsi qu aux principes Unidroit et PETL 5. B UNE RECODIFICATION Le parti de la recodification l a emporté sur une démarche de simple consolidation du droit positif. En effet, seule la recodification permet de réévaluer les solutions positives prises dans leur ensemble, de prouver leur fonctionnement et leur cohérence, et de vérifier leur adéquation aux besoins actuels et aux faits à venir. Dès le départ de la réflexion, il est apparu nécessaire de mettre fin à un paradoxe lié à l ampleur démesurée de la construction prétorienne. Depuis deux siècles, c est le juge qui a construit le droit commun de la responsabilité civile, à partir des quelques textes peu diserts du Code civil, pendant que le législateur fabriquait des régimes spéciaux dérogatoires à ce droit «jurisprudentiel» commun. Dès lors, le projet de l Institut a, à juste titre, estimé que le législateur devait réassumer son rôle, ne serait-ce qu au regard de la stabilité du système et de la prévisibilité des solutions. Au-delà, ce nouveau travail ne pouvait s effectuer sans s interroger systématiquement sur l évolution de notre responsabilité délictuelle au regard des autres droits nationaux. II LES LIGNES DE FORCE DU PROJET Elles sont au nombre de trois : la distinction opérée entre la clause générale de responsabilité pour faute et les délits spéciaux (A) ; l effort de différenciation entre les divers intérêts protégés (B) ; et la diversification des règles de la réparation (C). A LA COEXISTENCE ENTRE LA CLAUSE GENERALE DE RESPONSABILITE POUR FAUTE ET LES DELITS SPECIAUX 1. La clause générale Le principe même d une clause générale de responsabilité pour faute traduit une exigence morale fondamentalement ancrée dans notre culture et incontournable au regard des impératifs d éthique. Grâce à sa plasticité, elle permet de s adapter à toutes les mutations sociétales, économiques et sociales. 5 Principles of European Tort Law, European Group on Tort Law, 2005. 5

Par ailleurs, la vocation universelle de ce principe général de responsabilité pour faute s exprime à travers son caractère d ordre public : elle ne peut être ni exclue, ni même limitée par contrat (art. 48 al. 1 er projet de l Institut). 2. Les délits spéciaux ou régimes spéciaux de responsabilité Première observation : la responsabilité du fait des choses devient un délit spécial, en ce qu elle ne couvrirait que les dommages corporels. Deuxième observation : le législateur a la faculté de créer, au cas par cas, des dispositifs de responsabilité sans faute, pouvoir qui était jusqu à présent détenu «par défaut» par le juge. Troisième observation : un même fait dommageable ne pourra cumuler le bénéfice de règles propres à plusieurs délits spéciaux, dans la mesure où chacun est destiné à permettre la réparation de certains types de dommages susceptibles de survenir dans certaines circonstances bien identifiées. B UN PRINCIPE DE DISTINCTION ET DE HIERARCHISATION DES INTERETS PROTEGES Jusqu à présent, et de façon générale, le droit positif n opère aucune distinction entre les intérêts protégés, notamment selon que le dommage consiste en une atteinte à la personne, à ses biens ou à ses intérêts purement moraux, ou qu il est «purement économique». Certes, la prise en considération des dommages corporels, notamment via l obligation contractuelle de sécurité, est une réalité. Il n en reste pas moins qu il paraît aujourd hui souhaitable de faire nettement émerger la diversité et par conséquent la hiérarchie des intérêts protégés par le droit des délits civils. Dès lors, les règles de réparation ont été articulées à partir des divers préjudices résultant d atteintes à des catégories d intérêts typiques l atteinte à la personne, l atteinte aux biens, l atteinte aux intérêts moraux. Par ailleurs, selon le projet, la distinction des intérêts de la personne et des intérêts collectifs est au cœur de la définition du dommage. Les intérêts de la personne (physique ou morale) sont en effet ceux que le droit de la responsabilité civile protège naturellement ; la protection de l intérêt collectif est en principe l affaire d autres branches du droit (droit pénal, droit administratif) et l action en responsabilité délictuelle n est pas la voie normale de cette protection ; l atteinte à ce type d intérêt n est donc réparable que dans les hypothèses et aux conditions déterminées par la loi (art. 8 al. 2 projet de l Institut). C est particulièrement le cas de l atteinte à l environnement. Cette démarche vise à endiguer les excès de certains mouvements jurisprudentiels (résultant notamment de l activisme de certains lobbies), pouvant mener à des doubles indemnisations. Enfin, le projet manifeste ainsi clairement la primauté de la protection de la personne dans la hiérarchie des intérêts protégés : la compétence exclusive de la responsabilité délictuelle pour l atteinte à l intégrité physique ou psychique (art. 3 projet de l Institut), la prohibition des clauses qui excluraient ou en limiteraient la réparation (art. 48 al. 2 projet de l Institut), l interdiction de réduire les dommages et intérêts lorsque la victime n a pas pris les mesures propres à limiter le préjudice lié à ce type de dommages (art. 53 projet de l Institut). C LA DIVERSIFICATION DES REGLES DE REPARATION Pour que le législateur conserve un moyen efficace de marquer la hiérarchie des intérêts, les règles de réparation ont été diversifiées en fonction des différentes catégories de préjudices. On distingue ainsi des règles particulières à la réparation du préjudice résultant d une atteinte à la personne (art. 56 à 64 projet de l Institut), à la réparation du préjudice résultant d une atteinte aux biens (art. 65 à 67 projet de l Institut), et à la réparation du préjudice résultant d une atteinte à l intégrité morale de la personne (art. 68 et 69 projet de l Institut). Un certain nombre de principes méritent une consécration législative tels le principe de réparation intégrale (art. 49 projet de l Institut), ou encore la détermination par le juge de la réparation (art. 50 projet de l Institut), l évaluation des dommages et intérêts au jour du jugement (art. 52 projet de l Institut). 6

Le projet a également introduit des innovations inspirées des solutions du DCFR et des PETL. On signale en particulier : la possibilité pour le juge de réduire les dommages et intérêts lorsque le demandeur n a pas pris les mesures sûres et raisonnables propres à limiter son préjudice (en exceptant le cas précité où le préjudice résulte d une atteinte à l intégrité physique ou psychique de la personne) ; la possibilité de condamner l auteur d une faute intentionnelle lucrative à verser des dommages et intérêts restitutoires plutôt que compensatoires (art. 54 projet de l Institut). Il ne faut pas confondre de tels dommages et intérêts avec les dommages et intérêts punitifs : leur fonction est de priver l auteur du dommage du profit qu il a pu retirer de sa faute intentionnelle en l obligeant à le restituer à la victime. 7

PARTIE 2 Analyse de certains thèmes du point de vue de la vie des affaires 8

Bien évidemment, nombreux sont les aspects du projet qui concernent directement la vie des affaires. Mais le choix a été fait de ne pointer que ceux qui soulèvent des interrogations de la part de la CCIP. I SUR LA RESPONSABILITÉ DES SOCIÉTÉS MÈRES DU FAIT DE LEURS FILIALES A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 7, ALINEA 2) Une société ne répond du dommage causé par la société qu elle contrôle ou sur laquelle elle exerce une influence notable que si, par une participation à un organe de cette société, une instruction, une immixtion ou une abstention dans sa gestion, elle a contribué de manière significative à la réalisation du dommage. Il en va de même lorsqu une société crée ou utilise une autre société dans son seul intérêt et au détriment d autrui.» B OBSERVATIONS DE LA CCIP Certes, le projet de texte n a pas opté pour une responsabilité sans faute (à l inverse de l avant-projet Catala), et a retenu une responsabilité pour faute des sociétés mères du fait de leurs filiales, mais au sens le plus large qui soit. Alors que l inspiration générale et légitime du projet est de hiérarchiser les intérêts protégeables en facilitant, corrélativement, plus ou moins la réparation, il fait preuve d une sévérité contestable à l égard des sociétés. En ce sens, on rappellera les vives réserves que la Cour de cassation avait formulées dans son rapport du 15 juillet 2009 sur l avant-projet Catala, lorsqu elle mettait en garde contre tout dispositif susceptible «de receler en germe des risques de dépaysement de holding implantées en France et plus généralement de délocalisation des fonctions de direction et de contrôle de certains pans de l économie». Par ailleurs, la CCIP souligne le champ d application potentiellement beaucoup trop large : La référence à l «influence notable» est particulièrement vague ; elle pourrait même englober des investisseurs qui sont des partenaires financiers de la société, sans aucunement participer à la gestion de l entreprise. le critère de la «participation à un organe» de la société ne saurait être probant à lui seul : il est très fréquent que la société mère soit représentée au sein de l organe de gestion de sa filiale, sans pour autant en avoir le contrôle. l exigence d une contribution «significative» à la réalisation du dommage laisse place à beaucoup d incertitude. On constate d ailleurs que, dans le cadre du Grenelle II, le législateur a pris soin de recourir à des notions plus encadrées, telle celle utilisée à l article L.512-17 du Code de l environnement qui vise la «faute caractérisée» de la société mère. le fait de condamner, de manière extrêmement large, la création ou l utilisation d une société «dans son seul intérêt et au détriment d autrui» laisse perplexe. Il n est pas rare ni illégitime - qu une société mère crée une filiale dans son intérêt et au détriment de concurrents. Hormis bien entendu les cas de fraude toujours répréhensibles, la création de filiales relève de l ingénierie sociétaire qui permet aux groupes notamment et en toute transparence de répondre éventuellement à une stratégie de cantonnement des risques. En outre, sur un plan théorique, cela reviendrait à remettre en question le concept même de la personnalité morale, à travers la négation de son autonomie. 9

En conclusion : 1/ La CCIP conteste l esprit même de l article 7 alinéa 2 qui tend finalement à «compiler» des solutions jurisprudentielles dans un texte de loi. 2/ Au regard de l importance des enjeux, la prudence devrait conduire à réaliser une analyse d impact consistant à identifier des cas concrets susceptibles de mettre en cause la responsabilité pour faute des sociétés mères. Seule cette démarche permettrait d apprécier, de manière éclairée, l opportunité ou non d un texte à portée générale en la matière, en sus de la règle de droit commun de la responsabilité pour faute. 3/ En tout état de cause, il serait raisonnable de se donner le temps de l expérimentation quant à l application du récent dispositif «Grenelle II» précité et relatif à la responsabilité spécifique des sociétés mères en matière environnementale. II SUR LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES INSTALLATIONS CLASSÉES A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 23) «Sauf disposition particulière, l exploitant d une installation sujette à classement au sens du Code de l environnement répond de plein droit de l atteinte à l intégrité physique ou psychique des personnes ou de l atteinte aux biens causée par son activité, lorsque c est précisément la réalisation du risque justifiant le classement qui a causé le dommage. L exploitant ne peut s exonérer qu en prouvant la faute inexcusable de la victime ou le fait intentionnel d un tiers présentant les caractères de la force majeure.» B OBSERVATIONS DE LA CCIP En 2006 la CCIP avait émis d importantes réserves en réaction à l avant-projet Catala qui envisageait d insérer dans le Code civil un texte spécifique créant une responsabilité de plein droit du fait d activités «anormalement dangereuses». Elle avait estimé que le droit existant permettait d ores et déjà aux victimes d être indemnisées, soit sur le fondement du Code civil, soit de plus en plus souvent sur celui de réglementations spéciales (notamment le Code de l environnement). En outre, sur un plan pratique, l instauration d un tel dispositif aurait pour effet de stigmatiser à l excès les installations classées et risquerait d engendrer, là encore, des conséquences financières importantes, notamment en termes d augmentation des primes d assurance pour les exploitants. Quant au régime de responsabilité du fait des installations classées envisagé par le projet de l Institut, il suscite des observations sur plusieurs points. 1/ On relèvera, d emblée, un enjeu de compétitivité pour nos entreprises exploitantes d installations classées qui supportent des charges administratives excessives du fait d une surtransposition des directives européennes : aux termes de la réglementation française, 50 000 installations sont soumises à un régime d autorisation préalable ainsi qu à la réalisation d une étude d impact et d une étude de dangers alors que si l on appliquait à la lettre les trois directives européennes concernées 6, seules 15 000 d entre elles nécessiteraient en réalité de telles formalités. 2/ Quoi qu il en soit, s agissant du champ d application d un éventuel dispositif, il serait excessivement sévère d englober les installations simplement soumises à déclaration et dont le risque demeure très limité, sauf à impacter trop lourdement les PME qui en sont gérantes. 6 Directive 96/82 du 09/12/96 concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses dite «seveso», directive n 96/61/CE du 24/09/96 relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution dite IPPC, et directive 85/337/CE du 27 juin 1985 concernant l évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l environnement dite «étude d impact». 10

3/ Par ailleurs, le lien qui est fait entre le risque et le classement de l installation est inexact : le classement ne se fait pas au regard d un risque, mais au vu de données concrètes et objectives liées à la dangerosité de l activité elle-même (présence de certains produits, émission de telles ou telles substances dans des quantités données ) Au vu de ces observations, la position de la CCIP de 2006 reste d actualité 7. III SUR LA RESPONSABILITÉ POUR FAUTE LUCRATIVE A PROJET DE TEXTE (ARTICLE 54) «Lorsque l auteur du dommage aura commis intentionnellement une faute lucrative, le juge aura la faculté d accorder, par une décision spécialement motivée, le montant du profit retiré par le défendeur plutôt que la réparation du préjudice subi par le demandeur. La part excédant la somme qu aurait reçue le demandeur au titre des dommages-intérêts compensatoires ne peut être couverte par une assurance de responsabilité». B OBSERVATIONS DE LA CCIP 1. Rappel du contexte La «faute lucrative» est une faute commise intentionnellement à partir d une projection économique : elle devrait rapporter plus qu elle ne risque de coûter. Concrètement, son auteur sait que, nonobstant l indemnisation à laquelle il s expose en cas de condamnation judiciaire, sa marge resterait suffisante pour lui préserver un gain ou un avantage financier. Autrement dit, même après déduction des éventuels dommages et intérêts à verser, l opération resterait bénéfique économiquement. A titre d exemple, citons l affaire du parfum «Champagne» 8 : ceux qui ont été condamnés pour agissements parasitaires ont ensuite affirmé avoir perdu juridiquement mais gagné économiquement. Initialement cantonné à certaines branches du droit, notamment celles des atteintes à la vie privée par voie de presse, des actes de concurrence déloyale et de la violation des droits de propriété intellectuelle, le problème des fautes lucratives ne cesse de prendre de l ampleur, en raison du nombre croissant d activités et de domaines dans lesquels de tels comportements se rencontrent (droit des sociétés, droit de l environnement, droit des transports, régime des promesses de vente, contentieux de la rupture contractuelle ). Il est ici intéressant de donner quelques éléments sur l état de notre droit positif, confronté aux droits étrangers. Les textes a) Le droit positif français Traditionnellement, notre droit de la responsabilité civile repose sur le principe de la réparation intégrale 9, c'est-àdire les dommages et intérêts compensatoires. Leur fonction est exclusivement réparatrice et non répressive. L objectif premier est «de rétablir aussi exactement que possible l équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l acte dommageable ne s était pas produit» 10. En théorie, la mesure de l indemnisation se fait donc au regard du strict préjudice subi par la victime. 7 Cf. supra. 8 CA Paris 1ère Ch. A, 15 décembre 1993, D. 1994, p. 145. 9 L article 1149 du Code civil actuel dispose : «Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après». 10 Cass.civ. 2 e, 19 novembre 1975, Bull. civ. II, n 302, p. 243. 11

Toutefois, le principe de la réparation intégrale n est pas d ordre public et il connaît des dérogations. Dans certaines branches du droit, des évolutions législatives ont permis de déconnecter l évaluation des dommages et intérêts de celle du préjudice, pour prendre en compte la gravité de la faute ou encore les bénéfices réalisés par l auteur de la faute. Ainsi, en matière de contrefaçon, la loi du 29 octobre 2007 (transposant la directive communautaire du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle) a entendu remédier à l insuffisance des dommages et intérêts pouvant résulter d une stricte application du principe de réparation intégrale. Le nouveau dispositif prévoit que les dommages et intérêts devront désormais être déterminés en «prenant en considération», non seulement «les conséquences économiques négatives de la contrefaçon dont le manque à gagner» et «le préjudice moral», mais également «les bénéfices réalisés par le contrefacteur». Par ailleurs, il n est pas inintéressant d évoquer ici la problématique des fautes lucratives telle qu elle est prise en compte dans l évaluation des sanctions pécuniaires prononcées par l Autorité de la concurrence ou l AMF : S agissant des pratiques anticoncurrentielles, l article L.464-2 du Code de commerce prévoit que «les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l importance du dommage à l économie, à la situation de l organisme ou de l entreprise sanctionné ( ) et à l éventuelle réitération de pratiques prohibées». En matière financière, l'article L. 621-15 III du Code monétaire et financier indique que «le montant de la sanction doit être fixé en fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages ou les profits éventuellement tirés de ces manquements». Par ailleurs, le même texte prévoit, pour les personnes morales comme pour les personnes physiques, un plafond alternatif de sanction fixé à hauteur du «décuple du montant des profits éventuellement réalisés» (l'autre plafond étant un montant forfaitaire fixe de 100 millions d euros pour les personnes morales et de 15 millions ou 300 000 euros pour les personnes physiques selon la nature du manquement) 11. La pratique jurisprudentielle Sans remettre en cause expressément le principe des dommages et intérêts compensatoires, les tribunaux tendent à s en éloigner en pratique, sous couvert de leur pouvoir d appréciation souveraine. En effet, ils sont souvent amenés, en présence de fautes lucratives, à faire une évaluation des dommages et intérêts déconnectée de l ampleur du préjudice. Ainsi, pour pallier les insuffisances d une stricte application du principe de réparation intégrale, ils «gonflent» artificiellement l indemnisation des préjudices moraux ou prononcent des condamnations davantage influencées par la gravité de la faute commise ou par le profit réalisé que par le montant réel du dommage. Tel est notamment le cas en droit de la concurrence ou en matière d atteinte aux droits de la personnalité. b) En droit comparé Dommages et intérêts punitifs Dans les pays de Common law, l évaluation des dommages et intérêts répond à une logique de prévention et de dissuasion, notamment fondée sur les dommages et intérêts punitifs. Toutefois, le droit anglais, souvent invoqué 11 Il faut noter qu'un arrêt de la Cour de cassation rendu sur QPC le 8 juillet 2010 a considéré que les termes «profits éventuellement réalisé» (article L.621-15 de Code monétaire et financier) étaient suffisamment précis au regard des exigences du principe de légalité et des peines, validant donc l'application du concept de faute lucrative dans le cadre du prononcé d'une sanction pécuniaire par l'amf. Par un autre arrêt rendu le 8 février 2011, la Cour a en outre fourni une précision intéressante quant à la notion de «profits éventuellement réalisés», qu'elle interprète de manière extensive : ces profits désignent, en effet, «les avantages économiques éventuellement retirés de l'opération», de sorte qu'il convient d'y inclure non seulement les plus-values réalisées mais encore «les pertes évitées». 12

comme modèle, ne pratique les punitive damages que dans des cas bien plus restreints aujourd hui que naguère 12. Autre solution, toujours en Common Law : celle des dommages et intérêts multiples. Par exemple, aux Etats- Unis, la contrefaçon de brevets est sanctionnée par une indemnité qui peut être égale au triple du montant des dommages et intérêts strictement compensatoires. Dommages et intérêts restitutoires En droit européen, refusant nettement les dommages et intérêts punitifs, le DCFR 13 a pris le parti d admettre les dommages et intérêts restitutoires en ouvrant une option au demandeur entre les dommages et intérêts compensatoires et les dommages et intérêts restitutoires. De même, le règlement CE 864/2007 du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) considère que la loi compétente selon ce règlement «qui conduirait à l octroi de dommages et intérêts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs» peut être jugée contraire à l ordre public du for (consid. 32). Certains systèmes nationaux admettent l option entre l action en réparation du dommage injustement causé et l action en restitution de l enrichissement sans cause (droit italien, droit espagnol, droit autrichien) : le demandeur choisit la voie la plus avantageuse. Aux Pays-Bas, selon l article 6 :104 NBW, le juge peut, à la demande de la victime, évaluer le dommage à la totalité ou une partie du profit réalisé par le défendeur. 2. Pistes de solutions a) Les enjeux D un côté, une telle réforme tendrait à assurer une plus grande effectivité de notre droit afin qu il apporte des réponses adéquates face à des comportements qui bénéficient, jusqu à présent, d une certaine impunité. Plus largement, il s agirait de renforcer la loyauté dans la vie des affaires dans le sens d un meilleur fonctionnement du marché. Par ailleurs, un système légal de responsabilité civile en cas de fautes lucratives pourrait rendre plus prévisible ce qui se fait parfois aujourd hui de façon aléatoire et obscure auprès des tribunaux (évaluation souveraine des préjudices, sans que l on sache vraiment quels éléments ont été pris en considération, notamment la gravité de la faute ou les bénéfices réalisés). Mais, d un autre côté, une telle évolution ne serait pas exempte de risques. En premier lieu, le débat sur l introduction d un dispositif légal lié à l indemnisation des fautes lucratives a toujours donné lieu à un amalgame dangereux avec les dommages et intérêts punitifs. A maintes reprises, la CCIP a souligné que leur introduction en droit français serait de nature à créer d importantes difficultés, principalement en raison de leur caractère punitif qui les exposerait à être considérés comme relevant de la matière pénale au sens de la CEDH 14. Rappelons également que, dans son rapport Kling d octobre 2006, la CCIP s était clairement opposée à cette évolution, estimant que «l admission de ce nouveau type de sanction aurait pour effet de donner à la responsabilité civile une fonction répressive qu elle n a traditionnellement pas et qui doit rester propre au droit pénal». A titre d exemple d un tel amalgame, on peut citer : 12 P. Birks, op. cit., n 18.239 : en dehors des cas expressément prévus par un statute, la principale application d exemplary damages non restitutoires est celle de délits «oppressifs et inconstitutionnels» commis par un agent public (ex. : false imprisonment, malicious prosecution). Encore faut-il que les dommages et intérêts compensatoires apparaissent, dans les circonstances du cas, inadéquats à dissuader le défendeur d un tel comportement dans l avenir, et que le défendeur n ait pas été déjà pénalement condamné pour les mêmes faits (op. cit., n 18.242). Même «exemplaires», les dommages doivent d ailleurs rester «modérés» (op. cit., n 18.243). Un mouvement général de restriction des exemplary damages s est amorcé en droit anglais dans les années soixante, sous l impulsion de Lord Devlin (Winfield/Jolowicz on Tort, 15th ed., 745, Sweet et Maxwell, 1998). 13 DCRF art. VI 6 :104 (4). 14 D où le nécessaire respect d un certain nombre de garanties processuelles quant à leur prononcé, ainsi que la nécessité de pouvoir connaitre à l avance le montant maximal de la peine encourue. 13

en septembre 2005, l avant-projet Catala qui avait proposé d introduire la notion de faute lucrative dans le Code civil, par un nouvel article 1372 ainsi rédigé : «L auteur d une faute manifestement délibérée, et notamment d une faute lucrative, peut être condamné, outre les dommages et intérêts compensatoires, à des dommages et intérêts punitifs dont le juge a la faculté de faire bénéficier pour une part le Trésor public. La décision du juge d octroyer de tels dommages et intérêts doit être spécialement motivée et leur montant distingué de celui des autres dommages et intérêts accordés à la victime. Les dommages et intérêts punitifs ne sont pas assurables». le rapport d information du Sénat de juillet 2009 qui a préconisé d «envisager le prononcé de dommages et intérêts punitifs d un montant limité en cas de faute lucratives intervenant dans certains contentieux spécialisés». Il ajoutait que seraient visés les domaines des atteintes à la vie privée, du droit de la concurrence ou du droit de l environnement. Face aux risques de dérives, un plafond maximal serait défini pour le prononcé des dommages et intérêts punitifs, en proportion des dommages et intérêts compensatoires octroyés (par exemple, le double). Selon ce rapport, ces dommages et intérêts punitifs qui pourraient être assurables seraient versés par priorité à la victime et, pour partie, à un fonds ou au Trésor. En second lieu et dans le prolongement de cet amalgame avec les dommages et intérêts punitifs, la notion de faute lucrative est également très souvent associée à la reconnaissance de l action de groupe dans notre droit. Ainsi, ce même rapport du Sénat a-t-il préconisé d «envisager l introduction d actions collectives en responsabilité en cas de fautes lucratives commises à l égard d une pluralité de victimes et générant des dommages individuels de faible montant». b) Pour une réforme dotée d un encadrement très étroit afin d éviter les dérives L existence des fautes lucratives est une réalité et les solutions qui y sont actuellement apportées par notre droit sont peu satisfaisantes. Mais, si l on s accorde sur l intérêt d une éventuelle réforme, celle-ci ne saurait être acceptable qu à de très strictes conditions, à défaut desquelles elle ne pourrait être soutenue par la CCIP. Sur les conditions de mise en œuvre 1/ Tout d abord, il est indispensable d encadrer la notion de «faute lucrative», afin d exclure toutes les hypothèses de recherche légitime de profits par les entreprises. Il faudrait ne viser que les fautes commises délibérément, dans le but d en retirer un profit dont on connaît le caractère illicite, tout en ayant conscience de causer un préjudice à autrui. Ces trois conditions de caractérisation de la faute lucrative devraient être cumulatives. 2/ Ensuite, la décision du juge devrait comme le préconise d ailleurs le projet de réforme être «spécialement motivée» et l évaluation des différents chefs de condamnation clairement individualisée. Sur la fixation de la sanction En tout état de cause, la victime ne devrait être indemnisée qu à hauteur de son seul préjudice, cela pour plusieurs raisons : 1. le versement à la victime du profit illicite constituerait un enrichissement sans cause, non conforme à nos principes fondamentaux ; 2. une telle solution serait d ailleurs incontestablement une incitation au contentieux ; 3. de surcroît, ce serait le risque d ouvrir indirectement la voie aux actions collectives. Il en résulte que la seule voie envisageable serait, à côté des dommages et intérêts compensatoires alloués à la victime, la possibilité pour le juge de prononcer le versement au Trésor public d une amende civile, dont le montant ne pourrait dépasser celui du profit illicite. 14

Directeur de la publication : Pierre TROUILLET CCIP - 27 avenue de Friedland - 75 382 Paris cedex 08 Rapports consultables ou téléchargeables sur le site : www.ccip.fr Dépôt légal : février 2012 ISSN : 0995-4457 Gratuit 15