LES STRATEGIES DISCURSIVES DE LEGITIMATION DU CHANGEMENT INSTITUTIONNEL: LE CAS DU MPEG4 DANS LA TELEVISION NUMERIQUE DE TERRE EN FRANCE



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Transcription:

Document de travail du LEM 2007-16 LES STRATEGIES DISCURSIVES DE LEGITIMATION DU CHANGEMENT INSTITUTIONNEL: LE CAS DU MPEG4 DANS LA TELEVISION NUMERIQUE DE TERRE EN FRANCE Candidat au Prix Roland Calori Karim BEN SLIMANE LEM, IAE de Lille, USTL 104, avenue du Peuple Belge 59043 Lille Tél : 06 71 18 62 26 Karimbenslimane2000@yahoo.fr

Les stratégies discursives de légitimation du changement institutionnel : le cas du mpeg4 dans la télévision numérique de terre en France La théorie new institutionnelle est souvent critiquée pour son incapacité à expliquer le changement institutionnel endogène (Dacin et al, 2002, Strang et Sine, 2002, Munir, 2005). En effet, la perspective d un changement porté par les acteurs pose de sérieux problèmes théoriques quant à la conciliation entre la liberté des acteurs à agir dans le sens d un changement des règles du jeu et le caractère contraignant de ces mêmes règles pour l action sociale (Leca et Naccache, 2006). Dans ce travail nous tenterons d apporter des éléments de réponse à cette équation qui consiste en la conciliation entre l action sociale comme source et moteur de changement et le caractère contraignant des institutions existantes. La pierre angulaire de notre raisonnement réside dans l idée de l encastrement social de l action «agentique» et des leviers de changement. Ainsi, la problématique que soulève ce travail se traduit comme suivant : comment les acteurs arrivent-ils à instiller des changements dans les ordres sociaux et quelles ressources utilisentils pour arriver à cette fin? Pour ce faire nous partons du postulat largement admis de la centralité du processus de légitimation cognitive dans les processus institutionnels (voir DiMaggio et Powell, 1983, Hannan et Carroll et, 1995, Suddaby et Greenwood, 2005). Nous croisons le processus de légitimation avec les travaux sur le discours qui mettent l accent sur le langage comme un mode d action symbolique sur la réalité (Fairclough, 1992) et proposons un modèle des stratégies discursives de légitimation. Nous proposerons et discuterons dans ce travail un modèle de stratégies discursives autour de trois concepts centraux : des thèmes, des répertoires discursifs et des processus de théorisation. Nous avons procédé par une étude de cas de l émergence d une nouvelle technologie de compression des contenus vidéo et de son, le mpeg4 (moving picture expert group), dans le cadre du lancement de la télévision numérique terrestre (TNT). Le mpeg4 a créé un moment d incertitude qui a précipité la remise à plat des pratiques et du modèle économique de la TNT planifié jusqu à lors. Quatre stratégies discursives de théorisation de scénarios de changement ressortent du cas de la compétition entre les deux normes de compression: la stratégie téléologique, la stratégie de déconstruction/construction, la stratégie de dramatisation et la stratégie politique. Mots clefs : changement institutionnel, stratégies discursives, entrepreneur institutionnel, télévision numérique terrestre. 2

La théorie new institutionnelle est souvent critiquée pour son incapacité à expliquer le changement institutionnel endogène (Dacin et al, 2002, Strang et Sine, 2002, Munir, 2005). En effet, la perspective d un changement porté par les acteurs (d où son caractère endogène) pose de sérieux problèmes théoriques quant à la conciliation entre la liberté des acteurs à agir dans le sens d un changement des règles du jeu et le caractère contraignant de ces mêmes règles pour l action sociale (Leca et Naccache, 2006). Ainsi, les tentatives de théorisation du changement institutionnel, celles axées sur les chocs exogènes (Hoffmann, 1999) ou sur l autonomie des acteurs (Fligstein, 1998) tombent dans le chausse-trappe du dévoiement des principes de la théorie new institutionnelle comme la construction sociale et l encastrement social et culturel (Munir, 2005). En effet, ces explications orientent l explication du changement institutionnel vers un fonctionnalisme et un déterminisme contre lequel elle s est originellement érigée. Dans ce travail nous tenterons d apporter des éléments de réponse à l équation énoncée plus haut, celle qui consiste en la conciliation entre l action sociale comme source et moteur de changement et le caractère contraignant des institutions existantes. La pierre angulaire de notre raisonnement réside dans l idée de l encastrement social de l action «agentique» (en apport avec l agence) et des leviers de changement. L action dans le sens du changement serait donc contrainte et influencée par les institutions en place. Ainsi, la problématique que soulève ce travail se traduit comme suivant : comment les acteurs arrivent-ils à instiller des changements dans les ordres sociaux et quelles ressources utilisentils pour arriver à cette fin? Pour ce faire nous partons du postulat largement admis de la centralité du processus de légitimation cognitive dans les processus institutionnels (voir DiMaggio et Powell, 1983, Hannan et Carroll, 1995, Suddaby et Greenwood, 2005). Nous croisons le processus de légitimation avec les travaux sur le discours qui mettent l accent sur le langage comme un mode d action symbolique sur la réalité (Fairclough, 1992) et proposons un modèle des stratégies discursives de légitimation. Le concept de stratégies discursives présente le discours comme une ressource stratégique au service de l entrepreneur institutionnel (Hardy et al, 2000, Munir et Philips, 2005). Le discours permet en effet de produire du sens et des cadres d interprétations et de connaissances à travers lesquels les acteurs interagissent avec leurs environnements. 3

La mise en relation de la légitimation cognitive et des stratégies discursives révèle la portée de l encastrement social du processus de changement. C est en analysant comment le discours est produit, diffusé et ensuite approprié par les acteurs que le rapport d encastrement est mis en évidence. L objectif de ce travail est le développement d un modèle théorique des stratégies discursives qui met l accent sur le lien entre le discours et les institutions existantes et met en évidence la portée stratégique du processus de changement par la production de discours. Nous proposerons et discuterons dans cette recherche un modèle de stratégies discursives autour de trois concepts centraux : des thèmes, des répertoires discursifs et des processus de théorisation. Ces trois dimensions constituent le processus de production de sens et de valeurs que les entrepreneurs mobilisent pour légitimer et délégitimer les institutions de leurs environnements. Les thèmes sont les sujets, les objets ou les préoccupations autour desquels va se construire le sens et le répertoire discursif. Les processus de théorisation décrivent la manière avec laquelle l entrepreneur assemble, configure et établit des liens entre différentes catégories cognitives pour constituer les répertoires discursifs autour des thèmes sélectionnés. Nous avons procédé par une étude de cas de l émergence d une nouvelle technologie de compression des contenus vidéo et de son, le mpeg4 (moving picture expert group), dans le cadre du lancement de la télévision numérique terrestre (TNT). Le mpeg4 a créé un moment d incertitude qui a précipité la remise à plat des pratiques et du modèle économique de la TNT planifié jusqu à lors et baptisé la «TNT pour tous». A travers le développement de stratégies discursives, les partisans de la nouvelle norme vont élaborer un nouveau modèle d organisation du champ de l audiovisuel. Ce modèle permet aux deux acteurs dominants TF1 et M6 de préserver leurs avantages dans le champ et de barrer la route aux nouveaux entrants que le CSA a autorisé dans son modèle «TNT pour tous». Pendant cet épisode, les deux camps se sont livrés à une vive lutte discursive en projetant sur la TNT des valeurs et du sens renvoyant à des cadres d interprétation multiples puisés chacun dans des genres de discours et des référentiels culturels divers. Deux modèles d organisation et de valeurs seront ainsi mis en concurrence le «TNT pour tous» porté par l ancienne norme et le «TVHD» porté par la nouvelle norme. Quatre stratégies discursives ressortent du cas de la compétition entre les deux normes de compression: la stratégie téléologique présentant le basculement vers le modèle TVHD 4

comme inéluctable, la stratégie de déconstruction/construction qui consiste à délégitimer le sens existant autour des thèmes de l ancien modèle et d en produire de nouveaux, la stratégie de dramatisation présentant les effets de la rupture comme trop coûteux et dangereux, la dernière stratégie à savoir la stratégie politique projette les intentions cachées des acteurs sur leurs discours pour le discréditer. Ce travail se compose de trois parties. Nous développerons dans un premier temps le cadre théorique autour des deux concepts fondamentaux à savoir la légitimité et les stratégies discursives. Nous présenterons dans un deuxième temps le cas, la démarche méthodologique ainsi que les résultats de la recherche. La troisième partie, quant à elle, sera consacrée à la discussion des résultats et de l apport de cette recherche. 1- LA LEGITIMITE ET LES STRATEGIES DISCURSIVES : 1-1 LA LEGITIMITE : 1-1-1 Définition : Le concept de légitimité dans les théories des organisations doit sa raison d être à la transformation intellectuelle qui a précipité le recul des lectures technicistes et matérialistes pour le compte d une ouverture sur une dimension culturaliste, symbolique et socialisée de l environnement (Clemens et Cook, 1991, Suchman, 1995). Cette transformation a été fidèlement incarnée dans la théorie new institutionnelle issue des travaux de (Meyer et Rowan, 1977), Zucker, (1977), DiMaggio et Powell (1983), Meyer et Scott (1983) et Scott (1995). La clef de voûte de l analyse institutionnelle réside dans l assertion selon laquelle les nouvelles pratiques et formes organisationnelles ainsi que les nouvelles technologies n émergent pas dans des espaces de ressources mais suite à leurs légitimations (Suddaby et Greenwood, 2005). Le processus de légitimation marque la congruence d une forme avec les cadres culturels (macro) de l environnement (DiMaggio et Powell, 1983, Lawrence et Philips, 2004). Les formes ayant acquis une légitimité cognitive deviennent ainsi des institutions. Suchman (1995), définit la légitimité comme «la perception ou la prétention généralisées que les actions d une entité sont désirables, propres ou appropriées au sein d un système socialement construit de normes, de valeurs, de croyances et de définitions» p 574. 5

L auteur accorde une importance particulière à l audience sociale en vers qui est dirigée la légitimité. Il identifie deux processus à travers lesquels l audience confère de la légitimité à un arrangement social ou à un objet : l évaluation et la cognition. La théorie new institutionnelle se situe plus dans une appréhension cognitive de la légitimité (Hannan et Carroll, 1995). Ce positionnement résulte de l ancrage de la théorie new institutionnelle dans le paradigme interprétatif et la phénoménologie (Scott, 1987), ce qui justifie la place importante donnée à la production de sens dans une réalité souvent sombre et équivoque (Fligstein, 1998) Dans ce travail, il s agira donc de légitimité cognitive. Suchman (1995) distingue aussi entre deux types de légitimités cognitives, la compréhensibilité et le «taken for grantedness» (tenu pour acquis). Le principe du «taken for grantedness» peut être ramené à l absence de questionnements par rapport à ce qui est institutionnalisé (Tolbert et Zucker, 1983). Le sens et les valeurs incarnés par une institution apparaissent donc évidents, celle-ci s impose comme la façon naturelle et normale d interpréter et de faire les choses. Le second type de légitimité fondé sur le principe de la compréhensibilité est plus dynamique que le «taken for grantedness». Il s appuie sur la thèse selon laquelle les ordres sociaux sont fondés sur l équivocité et le chaos (Weick, 1995 ; Suchman, 1995, Fligstein, 1998). Les acteurs sont ainsi dans une quête continuelle de sens. La compréhensibilité renvoie au principe selon lequel les cadres de connaissances des acteurs présentent une cohérence entre plusieurs catégories cognitives à travers lesquelles les acteurs filtrent et interprètent la réalité. Selon Douglas (1986), les institutions sont de ce fait fondées sur des principes d analogies et sur les schèmes existants que les acteurs utilisent pour intégrer et assimiler un nouvel objet ou une nouvelle pratique à leur réalité. Dans le cas des nouvelles technologies, dès lors que le sens et les associations cognitives sont à construire, le processus de légitimation interpelle un travail par les acteurs pour afin de rendre la technologie compréhensible et intelligible dans son usage et dans les valeurs qu elle incarne. 1-1-2-La légitimité cognitive de la technologie : Dans une perspective cognitive, la technologie est appréhendée comme la combinaison d artefacts physiques et de cadres d interprétations portant sur son évaluation 6

ainsi que sa perception et sa compréhension par les acteurs (Weick, 1991, Garud et Rappa, 1994, Hargadon et Douglas, 2001). L artefact physique est ainsi un réceptacle de sens et de valeurs. Au moment de leurs émergences, les nouvelles technologies sont caractérisées par une flexibilité interprétative (Kline et Pinch, 1999). Elles peuvent ainsi supporter plusieurs sens et plusieurs interprétations. La technologie cesse d être flexible quand sa dimension symbolique et son artefact s imbriquent parfaitement et viennent à former une boite noire dont le fonctionnent devient opaque (Latour, 1987 ; Kline et Pinch, 1999). La légitimation cognitive est le processus qui central qui participe à la réduction de cette flexibilité interprétative en conférant à la technologie un sens objectivé et partagé par l ensemble des acteur. Hargadon et Douglas (2001), dans une nième revisite de l histoire de Thomas Edison et de son système d éclairage électrique, livrent une lecture originale et intéressante du processus de légitimation cognitive d une technologie. Edison proposait à l époque une nouvelle technologie d éclairage par le courant électrique qui devait se substituer à l éclairage par le gaz. Pour présenter sa technologie comme compréhensible, Edison a joué la carte de la familiarité et des liens avec les expériences passées pour juguler les réactions de résistances que susciterait son innovation. Edison, fin observateur des uses et des mœurs de l époque, a tout fait pour que son innovation ne paraisse pas trop révolutionnaire aux yeux des individus, ce qui était souvent à contre courant de ce qu imposaient les spécificités techniques et économiques de la nouvelle technologie. Edison a choisi ainsi de faire passer ses câbles électriques de ravitaillement dans des canalisations souterraines comme avec le gaz, il a gardé aussi les mêmes compteurs de facturation, même s ils sont inadaptés pour le courant électrique, et n a pas changé non plus l installation dans les domiciles des usagers. Par ce type d actions l éclairage électrique s est encastré dans les cadres cognitifs existants des usagers relatifs à la perception d une technologie d éclairage. Le processus de légitimation cognitive, comme le montre les deux exemples, est un processus dynamique qui interpelle directement le rôle de l acteur dans la construction de sens et des cadres cognitifs pour rendre la technologie compréhensible et donc perçue comme propre et appropriée. En découle donc des interrogations sur le type d actions et la nature des ressources mobilisées dans ce processus. Nous tenterons de répondre à ses questions à travers 7

la notion de stratégies discursives que nous considérons comme un type d action sociale à portée symbolique. 1-2- LES STRATEGIES DISCURSIVES : 1-2-1 Définition et cadres d analyse: Les stratégies discursives sont le mariage entre le concept de stratégie et celui de discours. La jonction entre les deux concepts renvoie aux processus par lesquels les acteurs mettent la production de textes, de discours au service de leurs velléités de façonnement des règles du jeu de leurs environnements. Ces processus constituent de manière générique des actions symboliques dans la mesure où ils mobilisent des ressources symboliques pour la construction de cadres de connaissances et d interprétation. Ils incarnent ainsi des efforts de projection et d objectivation de sens social. Une des ressources symboliques les plus importantes qui se présentent aux entrepreneurs institutionnels est le discours (Fairclough, 1992 ; Hardy et al, 2000 ; Philips et Hardy, 2004 ; Munir et Philips, 2005). Le discours renvoie à la production de textes, d images, de langages, de récits et de mythes. Les stratégies discursives permettent de répondre à deux questions essentielles dans le rapport entre action symbolique et changement institutionnel: En quoi le discours est une ressource stratégique et comment est-il un levier de changement et dans quel contexte? La première question soulève le point d orgue de l analyse sociale du discours, à savoir l identification des liens entre les pratiques linguistiques et les phénomènes non linguistiques comme le sens, la cognition, l identité, l action collective, le contrôle et le pouvoir (Fairclough, 1992 ; Brown, 1994 ; Steinberg 1999 ; Philips, Lawrence et Hardy, 2004). Ce rapport s appuie sur la capacité du discours à construire des subjectivités, des identités, et des objets (Fairclough, 1992) et à amener les individus à coopérer et à adhérer à un modèle particulier d organisation d un système social (Suddaby et Greenwood, 2005). La deuxième question plus proche de la problématique soulevée dans ce travail relève du processus même de la production de stratégies discursives. Comment le discours est utilisé dans le changement institutionnel? 8

Nous essayerons de répondre à cette question à travers le processus de légitimation qui place la relation entre stratégies discursives et changement institutionnel dans un rapport dynamique. 2-2-2 Le modèle : thème, répertoires et processus de théorisation Le modèle des stratégies discursives que nous proposons s articule autour de trois concepts: des thèmes, des processus de théorisation et des répertoires discursifs. Ce modèle montre deux aspects fondamentaux soulevés par la problématique de ce travail. Le premier aspect consiste à expliquer comment l entrepreneur utilise la production de discours comme ressource stratégique dans le processus de changement institutionnel. Le second aspect montre l encastrement social de la stratégie discursive. Il est utile à ce stade de rappeler que le changement institutionnel se produit quand les acteurs infusent un sens nouveau à leur réalité (Rao, Monin et Durand, 2002) et que ce sens devient objectif et partagé (Berger et Luckmann, 1967). Le sens ainsi produit, diffusé et objectivé influence directement les attributs du champ organisationnel (frontière, distribution des ressources, composition et identité des acteurs, logique d organisation (voir Scott et al, (2000)). Ce processus se résume à l activité de théoriser un scénario de changement qui renvoie à une configuration particulière du champ organisationnel. Le substrat de cette théorisation réside dans les répertoires discursifs qui constituent un ensemble cohérent de textes et de discours. Les répertoires sont développés autour de thèmes définis comme des sujets ou des objets sur lesquels portera la théorisation. Les thèmes sont comme des réceptacles de sens que les acteurs, qui puisent leurs valeurs dans des référentiels divers, façonnement de manières différentes. Les thèmes peuvent être interprétés de manières différentes. Friedland et Alford (1991), parlent de concurrence entre les institutions sur des sujets et des thèmes qui s imposent dans tout système social comme l école, la santé, la sexualité, le travail etc. Ainsi les institutions comme l église, l Etat, le marché ou la famille possèdent chacun de son côté une interprétation et un sens particulier de ces thèmes. Le champ organisationnel est donc structuré par des cadres macro multiples qui fonctionnent comme des référentiels de valeurs et de sens ou comme le souligne Rao (1998) des tool kit qui donnent aux acteurs des fragments de matériaux cognitifs pour construire les nouvelles 9

institutions. Ainsi Rao et al, (2003) décrivent comment la légitimation «de la nouvelle cuisine» dans le champ de la gastronomie en France, comme une nouvelle logique organisationnelle, s est accompagnée d une rhétorique inspirée de valeurs et de sens d autres champs comme la littérature, ou le théâtre et de l idéologie anticonformiste des évènements de mai 1968. Les entrepreneurs de la nouvelle cuisine ont donc bricolé, manié et reconfiguré du matériel cognitif que l environnement leur offrait pour influencer l organisation du champ et créer ainsi de nouvelles institutions. Le modèle des stratégies discursives insiste beaucoup sur le rapport entre les cadres cognitifs à l échelle macro, souvent multiples et contradictoires, et les répertoires construits par les entrepreneurs pour légitimer les institutions. L ordre macro fournit les ressources que l entrepreneur utilise dans sa stratégie discursive. Il s agit de ressources symboliques qui constituent les buildings blocs (Lawrence et Philips, 2004) des schémas et des cadres de connaissances et d interprétation dans un champ. Ainsi la production de stratégies discursives est influencée par les institutions en place qui lui fournissent les ressources symboliques. La légitimation nécessite en effet que le sens nouveau résonne avec le sens existant. Les répertoires produits par l entrepreneur sont dès lors des combinaisons de textes et de discours provenant de l environnement qui donnent un sens nouveau à un thème ou un sujet du champ. Ce sens doit être cohérent, c est l une des caractéristiques des répertoires discursifs ou des frames. Cette cohérence est assurée par les processus de théorisation. Selon Greenwood et al, (2002) la théorisation est l ensemble des activités qui établissent des liens entre des catégories cognitives abstraites. Il s agit en effet de rendre les nouvelles institutions compréhensibles et intelligibles par l ensemble des acteurs. Deux conditions sont ainsi nécessaires pour présenter des répertoires compréhensibles : le recours à du matériel cognitif auquel les acteurs sont familiers et la présentation de ce matériel d une manière cohérente à travers les processus de théorisation. Ces processus sont en effet la technologie qu utilise l entrepreneur pour construire des répertoires discursifs autour des thèmes. Ces processus peuvent prendre la forme de construction de problèmes/solutions (Maguire, 2004), d association avec des valeurs, d établissement de relation de causes à effets (Greenwood et al, 2002), de production de récits (Fairclough, 1992) ou par le développement d échelle de mesure (Leca et Naccache, 2006). 10

Varaa, Tienari et Laurila (2006), dans une étude consacrée à la légitimation d une importante opération de fusion entre deux grandes entreprises l une suédoise l autre finlandaises, montrent comment la référence à l autorité, en utilisant l avis d experts, la référence à l utilité sociale du changement, à des systèmes de valeurs comme le nationalisme, l analogie avec d autres transformations majeures de l économie dans les deux pays et le développement de récits et d histoires ont contribué à la légitimation et l acceptation de cette fusion. Le mariage entre le suédois STORA et le finlandais ENSO était au départ impensable eu égard à la rivalité historique entre les deux entreprises et au contrôle qu exerce l Etat finlandais sur l entreprise Enso. Les stratégies discursives ont permis donc de dépasser la défiance et l incertitude induites par l annonce de la fusion en la présentant comme propre et appropriée au regard du référentiel culturel et des cadres d interprétation des acteurs et grâce à différents processus et de tactiques de théorisation. Les stratégies discursives de légitimation mettent donc en rapport dynamique le triptyque thèmes, répertoires discursifs et processus de théorisation. Elles présentent donc, dans une manière cohérente, un ensemble de textes glanés dans des ordres discursif divers autour de thèmes particuliers (Varaa, Tanieri et Laurila, 2006) en vue de conférer un sens particulier et théoriser un changement social selon un scénario qui sied aux intérêts des entrepreneurs. Nous analysons dans ce qui suit les stratégies discursives qui ont émaillé l émergence d une nouvelle technologie de compression dans le champ de l audiovisuel français. 2- L EMERGENCE DU MPEG4 DANS LE CHAMP DE L AUDIOVISUEL FRANCAIS : 2-1 Présentation du cas : Le paysage audiovisuel français (PAF) vit depuis plus de six ans au rythme de la mise en œuvre d un grand chantier consistant dans la numérisation du spectre de fréquences hertziennes. L avènement de la technologie numérique a révolutionné la gestion du spectre des fréquences et les activités économiques qui en dépendent. En effet, le passage d ondes analogiques à des ondes numériques a mis fin à une caractéristique importante des ressources spectrales qui est 11

la rareté. Le principe de rareté du spectre a influencé pendant de nombreuses décennies la gestion du spectre et les schèmes réglementaires de son allocation. Cette rareté explique ainsi une propriété essentielle du PAF à savoir la concentration de l offre de télévision hertzienne et l herméticité de ses frontières à de nouveaux entrants. C est ainsi qu en battant en brèche la rareté du spectre, la numérisation allait ouvrir la voie à des changements importants dans le PAF. Après une première phase de déploiement et de façonnement par le CSA et l Etat d un modèle d organisation autour de la TNT, voici que surgit le mpeg4 qui ouvrit de nouveau la boîte noire de la nouvelle télévision pour lui donner un sens différent de celui voulu initialement. L avancée majeure du mpeg4 est qu il permet de diffuser la TVHD sur la TNT, une avancée technologique de taille. 2-1-METHODOLOGIE ET DONNEES Ce travail s appuie sur une démarche abductive (Strauss, 1987) d oscillation entre le matériau empirique et la théorie. Cette démarche a conduit à un affinement progressif entre la théorie et le cadre empirique à la lumière de l analyse des données secondaires, des entretiens semi directifs menés avec des acteurs clefs et les pistes théoriques suggérées au fil de l analyse. Les données secondaires collectées proviennent d articles de la presse écrite et en ligne parus entre le 25 Février et le 23 Décembre 2004, des communiqués de presse, des rapports d experts établis dans le cadre du lancement de la TNT ainsi que la transcription des auditions des éditeurs de chaînes au près du CSA pour l obtention d autorisations d émettre. L épisode mpeg4 est un cas dans le cas et un épisode marquant dans le cadre plus général du lancement de la TNT en France. Il est en effet impossible de dissocier la compétition entre les deux technologies mpeg4 et mpeg2 du projet de déploiement de la TNT en France qui a commencé vers la fin des années 90. La norme de compression est un composant de la chaîne technologique de la télévision numérique. Eu égard au caractère de technologie en réseau de la télévision (Grimme, 2003), l émergence d une nouvelle norme de compression est de nature à induire beaucoup de transformations sur toute la chaîne technologique de l audiovisuel. Ainsi c est le design en entier qui se trouve remis sur la table ainsi que le sens et les valeurs autour de la nouvelle télévision. 12

Il a été donc facile d identifier les constructions de sens que chacune des deux normes, le mpeg2 et le mpeg4, supportait. Par ailleurs, l émergence du mpeg4 a suscité un grand intérêt de la part des acteurs dans le champ surtout d acteurs légitimes et en bonnes positions dans le PAF pour influencer les cadres macro d interprétations. Maguire, Hardy et Lawrence (2004) insistent en effet sur le rôle que jouent les acteurs perçus comme légitimes et ayant des positions avantageuses sur l échiquier des rapports de pouvoir dans la transformation des cadres culturels d un ordre social. L engagement des éditeurs de chaînes dominants comme TF1 et M6, de grands industriels comme Thomson, Sagem et Netgem et les prises de positions de membres de l administration à l instar du ministère de l industrie ont contribué à inscrire le choix de la norme sur l agenda du déploiement de la TNT. La lutte discursive se produira dans un contexte où les enjeux autour de la télévision sont multiples. L histoire de la télévision, avec ses contradictions entre plusieurs logiques d organisation et entre plusieurs sens et valeurs adossées au média et à l organisation des échanges économiques, attisera davantage les luttes. Le PAF est mâtiné de plusieurs antagonismes et plusieurs contradictions entre des catégories cognitives diverses. Antagonisme entre le service public et l offre privée, entre les offres gratuites et les offres payantes et entre la télévision comme activité culturelle et comme activité économique. La cohabitation entre ces catégories en contradiction rend l équilibre entre les forces dans un champ fragile. A l occasion du changement institutionnel, ces oppositions seront exhumées et leur équilibre reconsidéré. Au niveau de l analyse des données nous avons utilisé une analyse de discours sur la base des textes traitant de l épisode de compétition entre les deux technologies. S agissant de stratégies discursives de légitimation et s inspirant du travail de Suddaby et Greenwood (2005) et de Varaa et al (2006), nous avons procédé par une analyse thématique suivie d une analyse textuelle des données. L analyse thématique a permis d identifier les thèmes et les concepts repris par les acteurs comme : le consommateur, le prix, la technologie, l industrie, la culture, la diversité, le marché etc. L analyse textuelle a permis quant à elle d identifier les unités d analyses qui renseignent sur la manière avec laquelle les acteurs imprègnent de sens les différents thèmes sur lesquels a porté la lutte discursive. 13

Ces unités d analyses illustrent des procédés de théorisations comme l association avec les valeurs, la comparaison, l établissement de relation de causalités ou encore la construction de problèmes/solutions. Les unités d analyses dûment identifiées ont été codées selon qu elles défendent le mpeg2, le mpeg 4 ou qu elles sont neutres. Nous avons opté ensuite par un codage par comparaison systématique ou constante entre unités d analyses (Allard-Poési, 2003). Cette méthode consiste à regrouper dans les mêmes catégories les unités qui présentent des similitudes du point de vue du sens. Selon les arguments produits par les acteurs, nous avons pu constituer dans une première phase de codage des sous-catégories de stratégies discursives de légitimation. Une deuxième phase de codage axial (Strauss, 1987) a donné les catégories que nous développerons ultérieurement à savoir la stratégie téléologique née de la fusion des sous-catégories «arguments techniques» et «juridiques», la stratégie de dramatisation née de la fusion des sous catégories «idéalisation» et «conséquences», la stratégie de «politisation» et la stratégie de «déconstruction/construction». Seule la stratégie «téléologique» a été empruntée à la théorie précisément du travail de Suddaby et Greenwood (2005). 2-3 Le lancement de la TNT et le modèle TNT pour tous : La TNT a été poussée et chapotée par l Etat et pilotée par le CSA (conseil supérieur de l audiovisuel). Au moment du lancement de la consultation sur sa faisabilité il n y avait pas une demande réelle du marché qui justifiait une nouvelle offre étoffée de télévision hertzienne (Galperin, 2003). La TNT a été ainsi introduite dans un climat de grande incertitude avec l espoir que son adoption soit universelle et rapide (Picard, 2005). Dans le PAF, les offres élargies, proposées généralement en bouquets, sont l apanage du satellite et du câble, elles sont exclusivement des offres payantes. Ainsi, l abondance de l offre était jusque là associée au modèle d offres payantes sur le satellite et le câble, le hertzien reste le vecteur de la télé gratuite par excellence même avec les trois millions d abonnés à Canal+ analogique. 14

Le modèle élaboré par le CSA et baptisé «TNT pour tous» promeut une télévision numérique, ouverte à tous, qui consacre la diversité culturelle, l enrichissement de l offre et un accès facile et à moindre frais pour tous les citoyens comme l affirme ce texte du CSA : L ambition du projet TNT est d offrir à ces foyers une offre gratuite élargie, comportant une quinzaine de chaînes, qu ils pourront recevoir, sans changer leur téléviseur, grâce à un boîtier adaptateur en vente aujourd hui en Grande-Bretagne au prix de 50 environ. À cette occasion, ces téléspectateurs, dont la majorité comme le confirment toutes les enquêtes - n entend pas s abonner à des offres payantes, bénéficieront de la qualité numérique équivalente au DVD. (document CSA quel modèle pour quelle télévision : p 1, Octobre 2004). Ce modèle est fondé ainsi sur les thèmes suivants : diversité de l offre, simplicité, gratuité et qualité. Le «TNT pour tous» s inscrit dans le droit fil du mouvement «le tout numérique» des années 90 avec l expansion et la diffusion de l Internet et la convergence des trois industries de l audiovisuel, des télécoms et de l informatique. Le «TNT pour tous» est ainsi ancré dans un rhétorique humaniste. Le «TNT pour tous» est cependant plus qu un slogan, c est une logique institutionnelle qui va organiser le vecteur hertzien selon un modèle de valeurs de sens et autour d artefacts physiques et de ressources (Friedland et Alford, 1991). Le choix le plus important de la stratégie de lancement de la TNT dans le modèle «TNT pour tous», consistait à ouvrir les frontières du vecteur hertzien à de nouveaux entrants. En effet, c est ce choix qui a été le catalyseur le plus important de la lutte politique autour du modèle d organisation de la nouvelle télévision numérique hertzienne. Ainsi les groupes Bolloré, NRJ, Pathé, Lagardère, Next Radio, AB group ont pu s octroyer un ticket d entrée sur un marché traditionnellement connu pour sa concentration et dominé par deux acteurs TF1 et M6. 15

La décision d ouvrir le marché, en vertu du principe de la diversité et du pluralisme s est heurtée à une opposition farouche de la part des acteurs privés TF1 et M6. Ces derniers, dominent le hertzien avec respectivement 54% et 30 % de parts du marché publicitaire. Ils sont aussi présents sur le satellite qu ils partagent avec Canal+, leader de l offre payante sur le PAF. L idée de partager un marché publicitaire atone avec de nouveaux entrants ne plut évidement pas à TF1 et M6 qui ont fait feu de tout bois pour délégitimer le «TNT pour tous» et préserver leur pré-carré sur le marché. Les épisodes de bataille rangée mêlant d un côté les partisans de la TNT et de l autre ses détracteurs ont ponctué le lancement de la nouvelle télévision, donnant lieu à des moments de blocages, de remise en question des principes d organisation par des actions des manoeuvres mais aussi par des luttes discursives. L épisode de compétition ente les deux normes de compression constitue un des moments politiques qui ont marqué le déploiement de la TNT. 2-4-LES STRATEGIES DISCURSIVES DE LEGITMATION AUTOUR DU MPEG4 L étude de cas identifie quatre axes de stratégies discursives utilisées par les deux communautés discursives engagées dans le débat autour de la norme de compression. 2-4-1 : La stratégie téléologique : D après Suddaby et Greenwood (2005), cette stratégie consiste à justifier la nécessité des discontinuités avec le passé en faisant valoir la perspective d un changement important qui s il n est pas réalisé causerait une grande perte pour les acteurs. Le changement est ainsi présenté comme une «réponse divine où salvatrice» à un problème important où une crise. Les thèmes essentiels de cette stratégie sont la technologie, l économie et l industrie. Elle mobilise des processus de théorisation de construction de solutions/problèmes. La construction problème/solution a porté sur deux volets. Le premier dépeint le mpeg4 et la TVHD comme une solution au retard technologique pris par l industrie française dans la course à la TVHD et sur le marché des équipements grands public. La TVHD constitue en effet un défi majeur pour les grandes puissances industrielles, la France après l échec de la technologie MAC Paquet a quitté la course menée aujourd hui par les japonais. 16

Ainsi la norme mpeg4 soutenue par une rhétorique technologique sera présentée comme la solution qui incarne le progrès technologique et donc celle qui comble le retard industriel pris par la France. De nombreux industriels avec le soutien du ministère de l industrie ont pris faits et causes pour le mpeg4, au regard de l enjeu que représente un tel changement pour eux. Les propos suivants, tenus par le ministre Patrick Devedjian, illustrent bien ce volet de la stratégie téléologique : «Force est de constater que la France, comme l'europe, et malgré l'attente forte des consommateurs et des industriels, est en retard. Comment rattraper ce retard? Peut-on une fois de plus décider d'attendre? Je vous le dis, le temps de la haute définition n'est plus à la réflexion. Il est à l'action.» Le caractère d un vecteur de masse que revêt le hertzien laisse entrevoir une grande opportunité pour les industriels lorgnant ainsi sur le remplacement du parc de téléviseurs. Le deuxième volet du processus de construction problèmes/solutions consiste à délégitimer la solution concurrente et à la présenter comme inadaptée au problème décrit. Si le mpeg4 a été associé à la modernité et à une avancée technologique majeure le qualifiant souvent de «norme du futur» et d un pas franchi dans «la marche technologique», son prédécesseur sera quant à lui associé à un sens totalement différent dans la rhétorique technologique et économique. Le changement de norme sonnait en effet juste pour de nombreux avatars du colbertisme technologique. La France avait besoin d un grand changement technologique et voilà que le mpeg4 tombe à point nommé pour concrétiser ce défi. Les partisans du mpeg4 ont donc fait valoir les pertes éventuelles que susciterait le maintien de l ancienne norme mpeg2 qualifiée de «norme du passé» de «norme vieillissante» «obsolète» et «en fin de vie», les déclarations du patron de M6 révèlent cet état de fait : «On monte dans un train à vapeur parce qu'on nous propose un train à vapeur», «alors qu'on pourrait électrifier la ligne». «la norme mpeg4 est à la télévision numérique, par rapport à la norme mpeg2, ce que l'écran plat est au tube cathodique, pour les téléviseurs» (08 Novembre 2004: Le Figaro) 17

La problématisation du retard industriel de la France et le discours technologique montant autour du mpeg4 associent ce dernier avec les valeurs du progrès et du bien être général. Le mpeg2 est présenté, quant à lui, comme une technologie qui entrave ce progrès et qui est contraire au bien être général formulé comme le progrès de l industrie et le droit à des services de meilleure qualité et plus moderne. Des acteurs périphériques au champ de l audiovisuel en l occurrence des acteurs de l industrie du cinéma ont affiché leur soutien au nouveau standard au nom de l intérêt général présumé qui animerait les défenseurs du mpeg4 : "Dans cette perspective, ils considèrent qu'à terme la norme mpeg4, en ouvrant la voie à la TVHD (télévision haute définition, ndlr), constitue un changement majeur de génération technologique auquel il serait regrettable de renoncer", ajoutent ces organisations."la haute définition permise par la norme de compression numérique MPeg4-HD fait converger (...) les intérêts des industriels de contenu (valorisation du cinéma), des industriels (accélération du renouvellement du parc de téléviseurs), des diffuseurs (plus grande attractivité de leurs offres de programmes) et enfin du consommateur" (les acteurs de cinéma : Blic, Bloc et ARP, 03 Novembre 2004 : Le Figaro Economie). 18

Les textes et les discours produits par les partisans du mpeg4 ont permis donc d infuser le sens d une avancée technologique majeure à la nouvelle norme l associant dans une situation de crise et de retard à l idée du progrès de l industrie et de l économie. Le discours agit dans ce processus à deux niveaux à savoir le façonnement d un répertoire problème «le retard technologique» et la projection d un sens d avancée technologique sur la nouvelle norme. La correspondance entre solutions et problèmes construits par le discursif participe de l explication et de la construction de sens autour du changement. La production de discours et de sens autour de la TVHD et la nouvelle norme a été étendue au niveau des consommateurs constituant ainsi des schèmes de connaissances de la HD. En juillet 2004, alors que le choix de la norme déchaînait les passions, le «HD forum», une association qui regroupe de grands industriels, des opérateurs de téléphonie, des distributeurs ainsi que des éditeurs de chaînes dont TF1, M6 et Canal+, a été lancée. Un label «HD ready» (prêt pour la Haute Définition) a été créé et devait être apposé sur les équipements grand public compatibles HD. Cette labellisation est censée donner à l utilisateur final une bonne visibilité du nouveau concept et le distinguer des autres labels de qualité comme le 16/9, le téléviseur numérique intégré, l écran plat, etc. La stratégie téléologique présente donc le changement de norme comme inéluctable et naturel car il est la réponse idoine au problème de retard technologique. Ainsi, il est difficile de contester dans cet état de fait cet argument qui, par le processus de théorisation de construction de problème/solutions, est devenu légitimité. Cette stratégie discursive est fortement encastrée dans le contexte social puisqu elle se base sur une construction cognitive de l environnement. Elle mobilise aussi des arguments et des valeurs qui résonnent avec les cadres existants comme le progrès technologique ou la modernité. Ainsi, le mpeg4 peut dans ce contexte être assimilé à d autres évènements ou à d autres phénomènes de l environnement car il résonne avec il est devenu compréhensible. 2-4-2 La stratégie de déconstruction/construction Cette stratégie consiste a déconstruire le sens existant en imprégnant les thèmes sur lesquels repose la logique existante, le modèle «TNT pour tous», d un sens différent. Il s agit d un processus de «reframing» (re-façonnement) (Cherim, 2006). 19

Ainsi, pour défendre le changement, les acteurs vont s investir dans une stratégie de délégitimation des constructions cognitives de la logique existante, le «TNT pour tous». On retrouvera donc des thèmes principaux du «TNT pour tous» comme : la diversité de l offre (argument de quantité) et les besoins du téléspectateur remis à plat et transformés. Le point de départ est ainsi la logique existante dans le champ. L avancée majeure mise en avant par les artisans de la TNT française, est le décuplement de l offre hertzienne gratuite avec le passage de 6 chaînes gratuites à 18 actuellement. L optimisation de la gestion du spectre de fréquences a permis de rendre disponible des ressources spectrales qui ont permis d augmenter significativement le nombre de services diffusés. La gratuité est le corollaire de la diversité voulue par les artisans de la nouvelle télévision selon le «TNT pour tous», puisque d après le CSA, la majorité des français ne désirent pas s abonner à des offres payantes. Adresser à cette majorité une offre gratuite et étoffée serait donc la grande avancée sociale et culturelle de la TNT. Les partisans du mpeg4, ou plutôt de la TNT avec le mpeg4, n ont pas cette vision de la réalité. Ce fait se révèlera par la déconstruction de l idéal de la diversité et de la quantité. L équivocité induite par l émergence du mpeg4 aidera et catalysera la stratégie de déconstruction. Cette stratégie reposera essentiellement sur l établissement de relations de causes à effets. Contre le sens que donne le CSA d un consommateur désirant une offre élargie et gratuite, le clan du mpeg4 décrit plutôt un consommateur en quête incessante davantage de qualité. Ils arguent par exemple l engouement suscité autour des jeux vidéo et des équipements du type home cinéma, la diffusion des écrans plats ou le triomphe du DVD. Selon cette logique la définition standard que permet le mpeg2 n est pas en phase avec l esprit de l époque où le souci serait davantage tourné vers plus de qualité et non pas plus de quantité. «L'existence d'une appétence des téléspectateurs pour plus de qualité est universellement avérée». Rapport Hubert du CGTII. 20