Dossier Retour vers le futur : l entreprise agroalimentaire de 2025 Par Étienne Gosselin, agr., M. Sc. Ève et Danielle Landreville 6 NUMÉRO 2 Peu importe le modèle d affaires ou le type de production, l entreprise agricole ou agroalimentaire performante du futur comptera sur des caractéristiques fortes pour réussir en affaires : compétitive, novatrice, branchée sur les marchés, mobilisée et citoyenne. Cinq entrepreneurs qui intègrent déjà ces valeurs en témoignent. Attention : leurs façons de faire et de penser pourraient vous inspirer. Photographies : Steeve Roy, PPM Photo, François Pinard, Steven Ferlatte, François Rivard
L'art de gérer ses richesses humaines Connue pour les œufs impropres à l incubation qu elle donne à des organismes de charité de sa région lanaudoise, Danielle Landreville est surtout reconnue p our l excellence de sa gestion des ressources humaines, un atout pour toutes les entreprises. Productrice d œufs d incubation, de céréa les et de soya de semence et, depuis 2008, de canneberges, Danielle Landreville a sa propre approche pour mobiliser ses employés et gérer ses richesses humaines : elle favorise la polyvalence, l initiative, l enga gement et la responsabilisation. «Il y a plu sieurs années, on engageait pour les com pé tences et on congédiait pour les attitudes. Aujourd hui, on engage pour les attitudes et on développe les compétences de nos employés», explique celle qui mène la ferme avec son conjoint, Jean-François Nadeau, et ses enfants, Charles, Ève et Evens, tous bardés de diplômes en administration, agriculture ou ingénierie. Chez les Landreville-Nadeau, tous sont conscients de l importance d investir temps et argent dans la gestion des ressources humaines. Aujourd hui, c est Ève qui s occupe des relations avec les employés québécois, alors que Danielle passe les mois d avril à octobre à parler espagnol pour encadrer la maind œuvre étrangère qui bosse dans leur cannebergière de 34 hectares, établie sur une sablière en fin d exploitation. Gérer 36 000 pondeuses est proba blement une bagatelle à côté de la gestion de six employés à temps plein, six à temps partiel et une dizaine d employés guaté maltèques. «Ce n est pas facile de compter sur de bons employés : nous en passons cinq avant d en garder un bon, d où la nécessité de bien traiter ceux qui conviennent bien.» Dans l entrevue d embauche, les aspirants devront successivement démontrer qu ils aiment les animaux, sont flexibles quant aux tâches et aux horaires, sont ouverts d esprit, sont disponibles une fin de semaine sur quatre et seront capables de former et de superviser quelqu un. Si les candidats Elle l a dit : «Le travail peut et doit être une activité de développement humain dans laquelle la personne s épanouit.» Danielle Landreville répondent cinq fois par l affirmative, ils seront appelés à signer un document sur lequel figurent les exigences et les cinq «oui». Si, plus tard, un employé ne satisfait plus les exigences, son «contrat» sera ressorti et brandi pour lui rappeler ses devoirs. «C est l approche par la prise de conscience», révèle Danielle. Transparence totale et franche communication sont des impératifs. Y a-t-il dilemme constant entre spécia lisa tion et polyvalence, surtout dans une ferme aussi diversifiée? «Pas du tout, déclare Danielle Landreville. Tout le monde se doit d être poly valent, même si nous essayons d abord de pla cer LA bonne personne au bon endroit. Mais, s il est temps de repeindre des bâtiments, tout le monde doit s y mettre!» Ferme Landreville mobilisee en 2012 mobilisee en 2025 NUMÉRO 2 7
Dossier Que sonnent les 4 h Trans-Herbe, fabricant des thés Four O clock et des tisanes La CourTisane, se risque depuis 1992 dans un marché mondialisé, avec un succès étonnant. Comment diable? Johanne Dion, présidente et fondatrice de Trans-Herbe D accord, les thés et les tisanes ciblent deux tendances lourdes en agroalimentaire : la santé par l alimentation et le plaisir par les sens. Certes, la bonne réputation en matière de qualité et de salubrité des usines canadiennes y est pour quelque chose, sachant que Trans-Herbe importe des thés du Japon, du Sri Lanka, du Vietnam, de l Inde et d autres pays et réussit à exporter ces mêmes thés une fois conditionnés, mélangés et ensachés dans ces mêmes pays et dans une dizaine d autres. Mais est-ce si facilitant pour demeurer compétitif? Produire à moindre coût, ce n est pas la tasse de thé de Johanne Dion, présidente et fondatrice, qui a préféré faire dans le haut de gamme, où les profits ne sont pas plus élevés que quel ques dixièmes de sous par sachet. «Compétitionner le thé noir Orange Pekoe ne nous inté res sait pas, soutient la femme d affaires. Nous jouons dans un marché différent, aussi différents que sont les mar chés des vins à 8 $ et à 25 $. Nos pro duits sont gourmets.» N empêche, l entre prise utilise les dernières technologies, dont une ensacheuse italienne capable d empocher 350 fois à la minute! Pour occuper son créneau, l entreprise a choisi trois stratégies. D abord, produire des marques privées pour être présente sur le marché inter na tio nal, mais «sous le radar», sans nuire aux marques déjà bien implantées de ses clients. Ensuite, l acquisition de la marque de commerce Laboratoire Lalco pour les thés et tisanes médicinales lui permet l accès aux étalages de pharmacies. Enfin, et surtout, innover. «Nous sommes en avant du train, image Johanne Dion, tou jours à l affût des ten dan ces. Les autres nous copient, nous poussant à réinventer constamment nos produits.» Pour y arriver, l équipe de R-D Elle l a dit : «Même si nous travaillons dans le secteur des thés et tisanes, l arrivée de la boisson énergie Red Bull a coupé les ailes de notre tisane énergie. Comme quoi la menace peut venir de partout.» Johanne Dion compte cinq per son nes, en outre de Johanne Dion, elle-même chimiste de formation. Mais les sciences n ont pas encore le gros bout du bâton au labo ra toire; les sens y sont encore pour beaucoup dans l élaboration des mélanges les plus exquis et surprenants, issus le plus souvent d ingrédients équitables et biologiques. Finalement, Johanne Dion n hésite pas à voyager dans les pays où pousse le Camellia sinensis, pour garder un contact privilégié avec ses fournisseurs de thés noirs, verts et blancs, les deux pieds dans le champ, et pour mieux imaginer quelles seront les prochaines combinaisons d épices, de petits fruits, de fleurs et d herbes qui raviront les palais des consommateurs gourmets. 8 Trans Herbe competitive en 2012 NUMÉRO 2 competitive en 2025
NovaFruit, génétiquement innovante Mission : désaisonnaliser les récoltes de fraises du Québec. Pour y arriver : des systèmes de production non traditionnels et une génétique fraisière renouvelée. L innovation est si présente dans le fonctionnement de NovaFruit qu elle niche dans le nom de l entreprise et au cœur de son dirigeant, Simon Parent, 35 ans. Il y a 20 ans au Québec, la saison des fraises débutait à la Saint-Jean-Baptiste et se terminait vers la mi-juillet, quand les framboises prenaient la relève. Puis sont arrivés sur le marché les fraisiers à jours neutres ou remontants, capables de produire des fraises jusqu au début d octobre. Une petite révo lution, tout comme les techniques de culture de fraises en climat nordique (bâches, plasticulture, grands tunnels, serres, etc.) utilisées depuis une dizaine d années, toujours pour devancer la saison et en retarder la fin. Ces techniques sont encore mal connues des fraisiculteurs. Au départ, Simon Parent vendait ses idées, en tant que consultant diplômé de l Institut de technologie agroalimentaire (ITA). Il l a dit : «Le Québec est réputé pour ses fraisiers. Notre climat rigoureux endurcit les plants et nuit au développement de certaines maladies. Les producteurs de fraises de la Floride sont nombreux à faire affaires avec des pépiniéristes d ici.» Simon Parent Mal à l aise de vendre des conseils au compte-gouttes pour vivre de son métier, il a imaginé une association avec un pépi niériste bien connu, Alain Massé. Ce dernier lui a loué terres et matériel pour que Simon évalue des variétés, expérimente des techniques et démarre son entreprise. C était le début d un mentorat innovant, d un partena riat nourrissant de part et d autre. Aujourd hui, Simon offre toujours ses idées, mais elles viennent gratuitement avec l achat de fraisiers, qu il cultive dans ses propres installations, à Saint-Paul-d Abbotsford. Ses plants sont conçus spécialement pour produire plus rapidement au printemps, plus tard en été ou pour éliminer l année per due d implantation d une fraisière qui fait si mal aux producteurs. Ce sont des plants de varié tés nouvelles à plus gros fruits, plus sucrés et moins sensibles aux maladies, dont parfois seul NovaFruit possède les droits de distri bu tion au Québec. «Mon but est que nos producteurs produisent plus et mieux avec moins de ressources», explique le technologue. Simon Parent a décidé de connaître et d exploiter à fond la biologie du fraisier pour répondre aux besoins du marché et assurer un maximum de présence des «Fraîches du Québec» sur les étals des supermarchés d ici. L idée était de programmer les récoltes pour occuper le marché. Et ça fonctionne, puisque, selon lui, les producteurs d ici ont conservé les deux tiers du marché en saison, contrant les efforts de la Californie et de la Floride pour s accaparer le marché québécois. Simon mission réussie! Simon Parent, président et fondateur de NovaFruit NovaFruit novatrice en 2012 novatrice en 2025 NUMÉRO 2 9
Dossier Appuyer sur le champignon... forestier Trompettes de la mort et bolets, chanterelles et pleurotes, portobellos et morilles, matsutakes et shiitakes Oui, tous poussent dans notre forêt boréale québécoise et Morille Québec s est donné la mission de faire découvrir, fraîche, séchée ou surgelée, cette ressource non ligneuse sous-estimée. Simon-Pierre Murdock, fondateur de Morille Québec Ni animal ni végétal, les champignons sauvages ou forestiers sont encore méconnus ou ont carrément mauvaise réputation, victimes de relents moyenâgeux où on les associait à la sorcellerie. Aujourd hui, si on les associe à quelque chose, c est bien à la haute gastronomie, grâce aux amateurs de cuisine qui nous les font connaître. Crise forestière oblige, leur exploitation est dans l air du temps. Simon-Pierre Murdock, le fondateur de Morille Québec, cette jeune entreprise saguenéenne, peut avoir l air d un étudiant. Mais, au Il l a dit : «Le problème des régions comme la mienne, c est que nous sommes tellement isolés que nous pouvons en venir à penser que nous sommes seuls à exporter dans les grands centres, ce qui n est pas le cas.» Simon-Pierre Murdock téléphone, il s avère un entrepre neur visionnaire, le genre dont le Québec fait cruellement défaut. L homme de 26 ans ratisse (ou fait plutôt ratisser par 200 à 300 cueil leurs pigistes bien formés et outillés) les forêts du Saguenay Lac-Saint-Jean à la recherche d or noir la morille qui pousse dans les brûlis en association avec le pin gris, dès la fin d avril. La lourde logistique d approvi sion ne ment requiert même la recharge de son cellulaire deux fois par jour! Basée à 500 km du marché qui lui apporte 90 % des ventes (Montréal), Morille Québec doit travailler fort pour rester branchée sur les marchés. Il faut être prêt à descendre en ville presque une semaine sur deux pour livrer la marchandise et rencontrer des clients et des grossistes alimentaires. Simon-Pierre visite même des chaînes de supermarchés, avec lesquelles il est en pourparlers, malgré un volume de récolte encore insuffisant pour faire éventuellement face à une telle demande. En plus d être présent au sein de son marché de niche, disons-le, il demeure à l affût des tendances, des besoins et des demandes particulières, si bien qu une relation de fidélité basée sur la confiance s installe. Invariablement, Simon-Pierre Murdock entend quotidiennement l adjectif «magi que» qu on relie à ses champignons, qui n ont rien du champignon blanc de Paris. «J ai le double défi de faire connaître mon entreprise et de faire connaître mon pro duit.» Pour cela, il s aide d un site Internet 3.0 avec blogue, actualités, documents télé char geables et boutique en ligne. «Les ventes par Internet commencent tout juste à décol ler, mais ne représentent encore que un pourcent du chiffre d affaires.» Heureu sement, la demande pousse toujours comme un champignon. 10 Morille Quebec BRANCHEE en 2012 BRANCHEE en 2025 NUMÉRO 2
Le visage de l entreprise citoyenne Dans la tête de Jean Labbé, directeur de la Laiterie Charlevoix, un plus un donne sept ou huit, peut-être même plus. Pour additionner les bons coups, l homme sait y faire. Protéger l environnement fragile de Charlevoix, mettre en valeur le patrimoine bâti et architectural et investir dans l économie locale. Et si c était ça le capitalisme à visage humain, citoyen? Parlons-en à la famille Labbé, qui exploite une fromagerie depuis quatre générations sur la «touristiquissime» route 138, à Baie-Saint-Paul. Il l a dit : «Le développement régional dans notre région, ce n est pas d amener ici des usines de portes et fenêtres. C est plutôt de miser sur les forces de Charlevoix : le paysage, le patrimoine, le tourisme, les arts, le plein air et l agroalimentaire.» Jean Labbé La fabrication du fromage, comme la Laiterie de Charlevoix s y consacre depuis 1948, engendre neuf fois plus de lactosérum (petit-lait) que de fromage. Disposer de ce sous-produit représente tout un casse-tête pour bien des petites fromageries. Comment le valoriser durablement? En le transformant en méthane qui, par sa combustion, fait bouillir de l eau qui sert elle-même à chauf fer les bâtiments et les équipements de fabrication qui contiennent le lait. Exit le mazout et ses gaz à effet de serre! En prime, les boues produites par le méthanisateur et son sys tème contigu de phytoépuration (plantes tropi cales en serre) serviront à fertiliser quelques-uns des champs de la dizaine de producteurs qui fournissent du lait à la fromagerie. La boucle est bouclée. Pour loger ces équipements, l entreprise aurait pu décider de les enfermer dans un bâtiment anonyme, loin des regards. Au contraire, elle les a installés dans un bâtiment qui s harmonise avec l architecture régionale. Elle en a même fait un élément central de son offre agrotouristique, comme une invitation à visiter l arrière-boutique pour constater l engagement des Labbé en faveur du développement durable, devenu une dimension normale de la gestion de leur entreprise. Mais le développement durable n est pas qu environnemental, il est également social. Pour fabriquer leurs deux derniers-nés, l Hercule de Charlevoix et le 1608, les Labbé ont eu l idée de promouvoir le dévelop pement de la race patrimoniale Canadienne la seule race bovine développée au Québec, encore aujourd hui menacée d extinction. Trois fermes élèvent donc des Canadiennes dans Charlevoix, ouvrant la porte à une appel lation réservée : «fromage fabriqué avec du lait de vaches Canadiennes». Le désintéressement a-t-il une fin? En plus de gérer son économusée du fromage et son musée du lait, la Laiterie Charlevoix a fait l acquisition d une maison datant des années 1920 ayant abrité une fromagerie de rang, nommée Maison Charles-Simard en l honneur de son premier occupant. Cette demeure, en plus de servir de vitrine aux produits alimentaires régionaux, fait office de halte routière, dans une région qui en a bien besoin. La Laiterie Charlevoix citoyenne en 2012 citoyenne en 2025 Bruno Labbé, directeur de la Laiterie Charlevoix NUMÉRO 2 11