La carte géographique des cas de divorce à travers les statistiques judiciaires



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Transcription:

La carte géographique Marie-Claire Rondeau-Rivier * Summary The Geographical Mapping of Divorce Cases as represented through Judicial Statistics In presenting the geographical distribution of divorce cases in France, the author wishes to show the implications of procedural rules and the existence of judicial practices which vary greatly from one court to another. The distortions observed illustrate the limited control exercised by married couples over a type of legal procedure which is managed by legal practitioners as though they were dealing with mass litigation. The explanation of the geographical mapping of divorce lies in the sociological analysis of the Bar rather than of the family. Résumé Par la répartition géographique des cas de divorce, l'auteur entend montrer l'incidence tant du jeu des règles de procédure que de l'existence de pratiques judiciaires très variables d'une juridiction à l'autre. Les distorsions constatées montrent la maîtrise limitée qu'ont les époux sur une instance qui est gérée par les praticiens du droit comme un contentieux de masse. L'explication de la carte des divorces relèverait d'une sociologie des barreaux bien plus que d'une sociologie de la famille. L'appareil statistique du ministère de la Justice fournit des informations fort intéressantes sur le divorce, pris en tant que phénomène judiciaire. Pour des raisons évidentes, la rupture du lien conjugal a toujours fait l'objet d'une attention particulière, et la mesure quantitative des divorces constitue l'une des plus longues séries statistiques en matière civile, puisqu'elle débute avec la fameuse loi Naquet, réintroduisant le divorce dans le droit français de la famille, en 1884. L'auteur Agrégée de droit privé. Professeur à l'université Jean Monnet de Saint-Étienne. Spécialiste de droit civil de la famille, de droit judiciaire privé et de droit de l'arbitrage. Membre du CERCRID, elle participe à diverses opérations d'investigation sur les activités judiciaires et depuis 1986 au travail de refonte des nomenclatures civiles entrepris par la Division de la statistique du ministère de la Justice. Elle a notamment publié, au cours des dernières années : «Une nouvelle phase pour le divorce?», Données sociales 1990, INSEE (en collaboration avec B. Munoz-Perez). «L'alibi du vide juridique», in Le droit en procès, Économie et Humanisme, n 318, 1991. «L'enfant et le juge civil», in Les droits de l'enfant, Lyon, L. et C. ed., 1991. «L'exercice de l'autorité parentale : les pratiques judiciaires à travers la statistique», in Autorité, responsabilité parentale et protection de l'enfant, Lyon, C.E.R., 1992. * Centre de recherches critiques sur le droit (CERCRID, URA 1155 du CNRS - Université Jean Monnet), Saint-Étienne. 361

M.-C. Rondeau-Rivier La carte géographique 1. Cf. E. SERVERIN, «Connaissance des contentieux et statistique judiciaire», Recueil Dalloz, 1987, chron. 89. 2. Pour une présentation plus détaillée de l'appareil statistique, voir dans ce même numéro la contribution de Brigitte MUNOZ-PEREZ. 3. J. CARBONNIER, «La question du divorce», Mémoire à consulter, Recueil Dalloz, 1975, chron. 115. Cette connaissance statistique a été notablement améliorée avec la refonte, en 1988, de la nomenclature des affaires civiles 1. On rappellera que le secrétariat-greffe de toute juridiction civile est tenu de procéder, pour chaque affaire dont la juridiction est saisie, à un double codage, l'un au moment de l'enrôlement de l'affaire nature de l'affaire, l'autre lors de sa sortie nature de la décision. Le répertoire général, qui est ainsi tenu, répartit les demandes selon la nature de l'affaire, en fonction d'une nomenclature de postes, construite de telle sorte que toute demande puisse être classée dans un poste exclusif 2. En matière de divorce, cette activité de codage pose relativement peu de problèmes, en ce sens qu'elle ne laisse guère de place à l'incertitude quant au choix, par les personnels des greffes, du poste de nomenclature adéquat. L'action en divorce est, en effet, une action «nommée», dont l'objet spécifique est facilement identifiable. De même, l'identification de la décision rendue rejet de la demande, prononcé du divorce ne suscite pas de difficultés. Il faut préciser que le codage statistique intègre un certain nombre de variables annexes, permettant d'avoir des informations sur les mesures accessoires au prononcé du divorce (modalités d'exercice de l'autorité parentale, par exemple). L'examen des statistiques conduit ainsi à vérifier que le divorce et le contentieux généré par l'après divorce constituent bien le seul contentieux «massif» relatif au droit de la famille, et représentent à eux seuls plus de 50% de l'ensemble des affaires portées devant les tribunaux de grande instance. La statistique judiciaire autorise une mesure assez fine de ce contentieux. On sait que la loi du 11 juillet 1975 a introduit ce que l'on a souvent appelé «le divorce à la carte». En instaurant quatre cas de divorce sur requête conjointe, sur demande acceptée, pour faute, pour rupture de la vie commune le législateur a entendu offrir aux époux désirant divorcer une palette de solutions possibles, entre lesquelles les conjoints peuvent choisir le «modèle» le mieux adapté à leur situation conjugale 3. Comment ce choix est-il opéré? La statistique judiciaire permet de distinguer les divorces prononcés, selon le cas de divorce et par tribunal de grande instance. La carte géographique des cas de divorce qui en résulte mérite commentaire, car elle peut, a priori, sembler surprenante. La carte géographique des cas de divorce Pour l'ensemble des divorces prononcés en 1991, la ventilation entre les quatre procédures autorisées par les textes s'opère de la façon suivante : le divorce sur requête conjointe représente 40,9%, le divorce sur demande acceptée 13,5%, le divorce pour faute 44,1%, et le divorce pour rupture de la vie commune 1,5%. 362

Ces pourcentages nationaux masquent une très grande diversité, dès lors que l'on examine la situation de chaque tribunal, et ce, y compris pour des juridictions géographiquement proches et relevant d'une même cour d'appel. C'est ainsi, par exemple, que dans le ressort de la cour de Lyon, les divorces sur demande acceptée représentent 25,9% des divorces prononcés à Roanne, 3,5% à Saint- Étienne, 22,2% à Bourg-en-Bresse, 0% à Montbrison. Dans le ressort de la cour de Caen, les divorces sur requête conjointe représentent 48,5% des cas à Avranches, et 0,6% des cas à Lisieux, pour des effectifs globaux identiques (171 divorces dans le premier cas, 173 dans le second). Pour la région parisienne, le divorce pour faute constitue 41,9% des divorces prononcés à Évry et 27,7% des divorces prononcés à Paris. Dans certains cas, on peut constater une homogénéité au niveau régional; c'est ainsi, par exemple, que l'ensemble des tribunaux du ressort de la cour d'appel de Colmar prononcent relativement peu de divorces par consentement mutuel (27% en moyenne), le tribunal de Strasbourg, seul, s'approchant des pourcentages nationaux. Mais cette similitude entre juridictions proches reste fort rare. Pour prendre un dernier exemple, les divorces sur demande acceptée représentent 2,7% des divorces prononcés à Carcassonne, et 40,9% des divorces à Narbonne. L'examen de ces proportions conduit à douter de la pertinence de certains clivages, souvent évoqués, notamment celui qui opposerait la région parisienne jugée plus accueillante aux nouveautés et la province profonde réputée plus attachée aux traditions. Si l'on entendait prendre comme critère de la modernité des comportements conjugaux la propension des époux à recourir au divorce «sans drame», par consentement mutuel, la palme du modernisme reviendrait, pour l'année 1991, à la ville de Gap (avec un taux de 65,6% de divorces sur requête conjointe, devant Paris : 64,1%). À l'autre bout de l'éventail, en lanterne rouge, on trouverait la ville de Marmande, dont le tribunal a prononcé, dans 78,8% des cas, un divorce pour faute. Comment expliquer que les divorces soient si fréquemment conflictuels dans le Lot-et-Garonne, et si souvent «paisibles» en Isère, par exemple (cf. le cas de Grenoble : 21% seulement de divorces pour faute)? Le seul divorce qui n'enregistre guère de variation statistique est le divorce pour rupture de la vie commune. Cette procédure est partout très peu utilisée. Les statistiques peuvent ici rassurer ceux qui, lors de l'adoption de la loi de 1975, avaient redouté un recours trop facile à ce cas de divorce, lequel permet, on le rappelle, à un époux, à certaines conditions, d'imposer la rupture du lien conjugal à un conjoint malade mental, ou à un conjoint abandonné. Les disparités révélées par la statistique montrent que le choix du cas de divorce est sans doute beaucoup moins le fait des époux que celui de l'avocat, lequel donnera son conseil en fonction de ce qu'il sait de la plus ou moins grande sévérité du juge devant lequel 363

M.-C. Rondeau-Rivier La carte géographique il va présenter la demande. Cette constatation peut sembler bien banale. Mais ce que donne à voir la carte géographique des cas de divorce, c'est moins l'avocat que le barreau, moins des pratiques individuelles que des pratiques collectives, d'autant plus homogènes que le barreau est de petite taille. Il reste à se demander pourquoi, dans des villes proches, de même dimension et pour des effectifs comparables, les pratiques sont aussi différentes. C'est à travers ces pratiques, et par le jeu des règles juridiques, spécialement des règles de procédure, que l'on peut expliquer, sinon pourquoi, du moins comment ces distorsions sont possibles, grâce à l'interchangeabilité relative des cas de divorce. L'interchangeabilité des cas de divorce Parmi les différentes procédures de divorce, une «figure» laisse peu de place aux adaptations, tant pour les époux ou leurs conseils que pour le juge; il s'agit du divorce pour rupture de la vie commune. Soumis à des conditions d'accès très étroites, ce divorce est en outre doté d'effets difficilement réductibles à ceux produits par les autres procédures. Le maintien de certaines conséquences du mariage (notamment le devoir de secours) au profit de l'époux défendeur, la prise en charge des frais et des incidences de l'instance par l'époux demandeur constituent autant de spécificités qui expliquent que ce divorce ne puisse guère être «détourné» du cadre et de la finalité prévus par la loi. Il ne peut donc qu'avoir un rôle résiduel, ce que confirment les statistiques. En revanche, les trois autres procédures sont largement interchangeables, comme l'attestent les statistiques. La neutralisation des différences existant entre les cas de divorce trouve, tout d'abord, son origine dans les règles juridiques elles-mêmes. La loi de 1975 a multiplié les mécanismes tendant à niveler les écarts entre les cas de divorce. Le divorce sur demande acceptée «produit les effets d'un divorce aux torts partagés» (article 234 du Code civil). Le divorce par consentement mutuel est un divorce pour cause secrète (article 230 C. civ.), les époux n'ayant pas à faire connaître au juge, ni même à l'avocat, les raisons pour lesquelles ils désirent se séparer. Le divorce sur demande acceptée est, lui aussi, un divorce «moralement neutre» : l'époux demandeur doit alléguer un ensemble de faits rendant intolérable le maintien de la vie commune, et l'autre conjoint accepte cette constatation; le divorce est alors prononcé sans qu'il y ait lieu de statuer sur la répartition des torts (article 234 C. civ.). Dans la pratique, le mémoire rédigé par le demandeur peut se résumer à la reproduction d'un formulaire type, auquel répond une acceptation tout aussi standardisée. Un résultat similaire peut être obtenu par la voie du divorce pour faute : chaque époux allègue et avoue des torts, et les deux conjoints demandent au juge de ne pas mention- 364

ner, dans sa décision, les torts et griefs des parties (art. 248 1 C. civ.). Un certain nombre de divorces prononcés pour faute aux torts partagés sont sans doute encore aujourd'hui des «divorces d'accord», très semblables à ces divorces au litige simulé pratiqués avant 1975, à une époque où le Code ne permettait pas le divorce par consentement mutuel. Le cas du divorce sur requête conjointe peut pourtant paraître plus difficile à mettre sur un plan d'équivalence avec les autres modèles. L'accord des époux doit porter non seulement sur la séparation, mais aussi sur toutes les conséquences du prononcé du divorce, par la voie d'une convention soumise à homologation par le juge. De plus, la requête conjointe est le seul cas dans lequel les époux ont la possibilité d'être représentés par un avocat commun. La part de ce type de divorce dans l'ensemble des divorces prononcés est cependant, on l'a vu, très variable d'une juridiction à l'autre. C'est que, là encore, les différences de régime juridique peuvent être estompées par le jeu des règles et par les pratiques judiciaires. Dans tous les cas de divorce, le juge est invité à tenir compte des accords qui ont pu intervenir entre les époux (cf. spécialement l'article 290 à propos de l'exercice de l'autorité parentale). Ce que l'on pourrait qualifier d'idéologie du consensus, obtenu au besoin par le recours à la médiation familiale, amène à privilégier la résolution du litige par les parties elles-mêmes : le juge, alors, se bornera à donner acte aux parties de leurs engagements et de leurs accords, ce qui ne va pas, d'ailleurs, sans poser quelques problèmes relatifs au statut procédural du dispositif de la décision ainsi rendue. Quant au coût de la procédure, l'importance du divorce sur demande acceptée, face à un faible recours au consentement mutuel, devant certaines juridictions, laisse supposer l'existence de pratiques neutralisant, sur le plan financier, la différence entre une procédure imposant deux avocats différents, et une procédure avec un avocat unique. L'interchangeabilité des cas de divorce n'est nullement le signe d'un dysfonctionnement des règles. Elle constitue au contraire la manifestation d'un système pluraliste, dans lequel les choix effectués sont la résultante d'un ensemble de facteurs sans doute très complexe. Au delà de cette observation, d'une banalité décourageante, l'examen de la carte géographique des cas de divorce appelle trois commentaires. Le premier concerne le rôle du droit, et surtout de la procédure. À titre d'illustration, l'analyse des procédures gracieuses est parfaitement révélatrice. Selon l'article 25 du Code de procédure civile, le juge statue en matière gracieuse lorsqu'en l'absence de tout litige, il est saisi d'une demande dont la loi exige, en raison de la nature de l'affaire ou de la qualité du requérant, qu'elle soit soumise à son contrôle. Le divorce par consentement mutuel (tout comme le jugement d'adoption, ou le changement de régime ma- 365

M.-C. Rondeau-Rivier La carte géographique 4. A. JEAMMAUD, «La médiation dans les conflits du travail», in La médiation : un mode alternatif de résolution des conflits?, Institut suisse de droit comparé, Zürich, Schulthess Polygraphischer Verlag, 1992, p. 35. 5. J.L. Le TOQUEUX et A. PECHER, «Les bénéficiaires de l'aide légale en 1990», Infostat-Justice, n 22, mai 1991 : les demandes en divorce représentent à elles seules 41% du total des admissions à l'aide judiciaire, toutes juridictions civiles confondues. trimonial) relève de la matière gracieuse. Mais l'absence de litige ne doit pas être identifiée à l'absence de conflit. La distinction entre les deux notions 4 est essentielle. Le litige peut être défini comme une opposition de prétentions aptes à être entendues par un juge dans la mesure où elles réfèrent au droit; c'est une forme de contestation particulière, qui se caractérise par sa justiciabilité. Le conflit est une situation, un agrégat de faits, de comportements, de revendications de toute nature. Le divorce par consentement mutuel reste un divorce : il n'y a pas de litige, mais il peut y avoir conflit entre les époux. L'instauration de procédures gracieuses est souvent présentée comme la reconnaissance par le droit de l'existence de situations d'accord au sein de la famille. Au plan procédural, cette présentation est discutable. En offrant la possibilité de recourir à une procédure de type gracieux, voie considérée comme plus simple, plus «indolore», le droit met une condition : l'interdiction de toute formulation d'un litige. Le choix d'une telle procédure signifie que les époux ont renoncé à émettre des prétentions contradictoires, et peu importe pour le droit, et pour le juge, que la situation de fait à l'origine de l'instance soit ou non conflictuelle. Le pourcentage de divorces «pacifiques» ne se confond pas avec le taux de divorces sur requête conjointe, pas plus que la fréquence des accords intervenus entre salarié et employeur au cours d'une instance prud'homale ne se ramène au taux de procèsverbaux de conciliation enregistrés par les conseils de prud'hommes. Le deuxième commentaire est relatif au caractère répétitif du contentieux du divorce pour les acteurs de la scène judiciaire. Il s'agit du seul contentieux de masse en droit de la famille, et il faut rappeler que le divorce absorbe la majeure partie de l'aide judiciaire en matière civile 5. Pour le juge, comme pour l'avocat, la standardisation est la seule façon «opérationnelle» de traiter ce type d'affaire. Les conventions de divorce contiennent souvent des clauses types : en fonction de la «jurisprudence locale», les époux se verront proposer un modèle, qu'ils auront d'autant plus tendance à accepter que ce dernier est présenté comme habituel, «normal». Sauf cas particuliers, le rôle effectivement joué par les conjoints dans la préparation et la rédaction de l'acte est sans doute assez restreint. Si le choix du cas de divorce peut être à ce point dépendant des pratiques judiciaires, c'est que les divorcants ont une faible maîtrise de la procédure. Le traitement de l'essentiel du contentieux relève du prêt-à-porter, la haute couture étant fort rare, ce qui est tout à fait compréhensible, s'agissant d'un volume de plus de 100 000 affaires par an. La floraison des formulaires, et autres modèles types n'a rien de surprenant. Le troisième, et dernier, commentaire ramène à la question initiale : pourquoi des pratiques si différentes? Pourquoi les praticiens ont-ils, ici, pris l'habitude de recourir au divorce sur requête 366

conjointe, alors que, là, ils utilisent massivement la demande acceptée? La sociologie des barreaux, l'étude des réseaux par lesquels se diffusent les façons de faire sont au delà des possibilités de l'auteur de cet article. La variabilité des facteurs locaux politique judiciaire suivie par un chef de juridiction, relations entre le barreau et le notariat, degré de spécialisation des avocats, plus ou moins grande sévérité du bureau local d'aide juridique, existence d'une concertation entre les praticiens par le biais de mécanismes de formation permanente ou de rencontres entre les magistrats et les avocats, etc. rend toute généralisation hasardeuse. Une seule certitude : à travers les statistiques du divorce, c'est surtout le milieu judiciaire que l'on observe; il forme comme un prisme déformant, dont il faut tenir compte dans l'analyse des informations fournies par la statistique quant à la rupture du lien conjugal. 367