OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE COT

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Transcription:

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 98 50 OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE COT 1. Je souscris aux conclusions de l arrêt. Mais je crois nécessaire d ajouter quelques considérations sur les deux questions du contexte de la pêche illicite et de la marge d appréciation de l Etat côtier. Le contexte de la pêche illicite 2. Le Tribunal comprend les préoccupations que suscite, au niveau international, la pêche illégale, non réglementée et non déclarée. Il apprécie les objectifs auxquels répondent les mesures prises par les Etats, et notamment les Etats parties à la CCAMLR, pour faire face à ce problème (par. 68 de l arrêt). Je pense qu il faut préciser les difficultés que rencontrent les Etats dans la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée dans l océan Austral et la nécessaire marge d appréciation qui doit leur être reconnue dans la définition et la mise en œuvre des moyens de cette lutte. 3. Dans l Affaire du «Camouco», le Tribunal a défini les éléments pertinents pour l évaluation du caractère raisonnable d une caution. Au nombre de ces éléments se trouve «la gravité des infractions imputées». Le contexte de la pêche illicite dans la région éclaire la gravité de l infraction relevée par les autorités australiennes contre le Volga et son équipage. 4. Au demeurant, la Russie n a pas contesté les allégations de l Australie et la gravité des faits reprochés. 5. La Russie et l Australie sont tous deux parties à la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l Antarctique et membres de la commission de la CCAMLR. Elles se sont engagées à participer à la lutte contre la pêche illicite au titre de leurs responsabilités respectivement comme Etat du pavillon et comme Etat côtier. La Russie a confirmé à l audience qu elle entendait assumer pleinement sa part dans cette lutte (déclaration de M. Dzubenko, vendredi 13 décembre 2002, après-midi, ITLOS/PV.02/04, p. 5). 6. Le constat que fait la CCAMLR des ravages de la pêche illicite dans la région est accablant. Le produit de la pêche illicite semble supérieur a celui de la pêche autorisée c est du moins l estimation de la CCAMLR pour la campagne 1997/1998 et fait donc plus que doubler le niveau des captures considéré comme maximal pour assurer le maintien de l espèce. Si les parties à la Convention ne parviennent pas à mettre un terme à ces pratiques, le stock de légine aura été réduit à néant d ici une dizaine d années. 7. Ajoutons que le profit empoché du fait de la pêche illicite est coquet. Le Volga a ainsi effectué une prise illicite de 100 tonnes de légine en 9 semaines, vendue par les autorités australiennes pour la somme de 1 932 579 dollars aus-

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 100 51 «VOLGA»(OP. IND. COT) traliens, alors que le navire, son fioul et son matériel de pêche étaient estimés à 1 920 000 dollars australiens, estimation non contestée par le demandeur. A pleine cale, le poisson pêché de manière illicite au terme d une campagne de pêche vaut plus de deux fois le prix du navire. C est un beau retour sur investissement. 8. Les télécopies saisies par les autorités australiennes à bord du navire ainsi que les données de l ordinateur de bord indiquent une organisation internationale concertée de la pêche illicite par plusieurs navires battant pavillon de diverses nationalités, obéissant aux mêmes instructions et coordonnant leur activité frauduleuse (M. Bennett, 12 décembre, après-midi, ITLOS/PV.02/02, p. 25 28). 9. Le coût de la lutte contre la pêche illicite est considérable pour l Etat côtier. L Australie estime le coût d utilisation d une frégate à 5 millions de dollars australiens par semaine. Une patrouille navale représente environ trois semaines d utilisation du navire, les îles Heard et McDonald se trouvant à 4 000 kilomètres de l Australie. 10. Les organisations internationales demandent aux Etats membres de prendre des mesures contre la pêche illicite. Le conseil de l Organisation des Nations Unies pour l alimentation et l agriculture (FAO) a ainsi adopté à sa cent vingtième session le plan d action internationale sur la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Le paragraphe 24 de ce plan oblige les Etats à adopter des mesures de répression suffisamment énergiques pour dissuader les délinquants potentiels. De son côté, la CCAMLR a adopté une série de mesures de conservation, comprenant notamment l installation de VMS à bord des navires de pêche. 11. Les mesures prises par l Australie, aussi bien à titre préventif qu à titre répressif, entrent clairement dans le cadre des efforts déployés par les organisations internationales pour lutter contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Elles relèvent de l article 56 de la Convention sur le droit de la mer et sont prises en application des droits souverains que les Etats côtiers exercent aux fins d exploration, d exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles de la zone économique exclusive. Dans l exercice de leurs pouvoirs en matière de répression, les Etats côtiers peuvent fixer des sanctions pécuniaires qu ils considèrent appropriées et établir dans le respect de la Convention et des autres accords internationaux applicables leurs règlements en matière d arraisonnement, d immobilisation et d arrestation, et de mainlevée de l immobilisation et de mise en liberté contre le dépôt d une caution. En particulier, la Convention ne fixe pas de plafond aux amendes qu inflige à des contrevenants un Etat côtier, selon ce que ledit Etat considère comme approprié. 1 1 Affaire du «Camouco», M. Wolfrum, opinion dissidente, par. 6.

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 102 52 «VOLGA»(OP. IND. COT) 12. Le Tribunal se doit de respecter la mise en œuvre par l Etat côtier de ses droits souverains en matière de conservation de ressources biologiques, ceci d autant plus que ces mesures s inscrivent dans le cadre d un effort concerté au sein de la FAO et de la CCAMLR. En prenant ces mesures, l Australie ne défend pas seulement son droit légitime à explorer et à exploiter les ressources de sa zone économique exclusive. Elle prend des mesures de conservation dans le cadre d une habilitation internationale afin de protéger un patrimoine commun. C est un bel exemple de dédoublement fonctionnel. Cette circonstance particulière élargit la latitude d action de l Australie. L Etat côtier n a certes pas le droit de prendre des mesures arbitraires ou qui violeraient une obligation de droit international. Mais dans ce cadre, il dispose d une marge d appréciation significative. 13. Sur un plan humanitaire, on ne peut que se réjouir de la décision prise par les autorités judiciaires australiennes de libérer les trois membres de l équipage moyennant le versement d une caution réduite par rapport à celle fixée par la Cour suprême d Australie Occidentale dans une première phase de la procédure. Mais le niveau de la caution relevait en l espèce de la marge d appréciation dont dispose l Australie. Celle-ci était en droit de déterminer un niveau plus élevé afin de dissuader les fraudeurs éventuels. La question de la marge d appréciation 14. La notion de marge d appréciation est bien connue des tribunaux internationaux. On la retrouve notamment dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l homme. Ainsi, dans l affaire Mellacher et autres, la Cour a précisé : Tant que le législateur ne dépasse pas les limites de sa marge d appréciation, la Cour n a pas à dire s il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s il aurait dû exercer son pouvoir différemment (arrêt du 19 décembre 1989, CEDH, série A n 169, p. 53). 15. La Cour de Justice des Communautés européennes fait preuve d une prudence comparable dans le contrôle du pouvoir d appréciation des institutions. En matière économique, elle ne sanctionne que les violations patentes, telles que le détournement de pouvoir, l erreur manifeste d appréciation, le dépassement manifeste des limites du pouvoir d appréciation, l inadaptation manifeste de la mesure à l objectif poursuivi et la disproportion grossière par rapport au résultat visé. 16. Le juge international utilise constamment la notion de marge d appréciation, souvent de manière implicite, comme M. Jourdan faisait de la prose. Ainsi, dans l affaire des Droits des ressortissants des Etats-Unis d Amérique au Maroc, la Cour internationale de Justice a noté :

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 104 53 «VOLGA»(OP. IND. COT) [L]e pouvoir d évaluer appartient aux autorités douanières, mais elles doivent en user raisonnablement et de bonne foi (arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 212). 17. Ou encore, dans l affaires des Pêcheries, la Cour a noté, à propos de la compétence de l Etat riverain pour tracer les lignes de base :... les lignes de base doivent être tracées de façon à respecter la direction générale de la côte et...elles doivent l être de façon raisonnable (C.I.J. Recueil 1951, p. 140 et 141. Cf. aussi Plateau continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 51 et 52, par. 97). 18. La notion de marge d appréciation est étroitement liée à celle du raisonnable. La notion de «raisonnable» implique l existence d un pouvoir discrétionnaire qu il s agit de limiter. Comme on l a fait observer, «[l]a notion de raisonnable est souvent invoquée dans le souci de limiter les compétences discrétionnaires que les Etats possèdent dans certains domaines.» 2 Le raisonnable apparaît ainsi à la fois comme l instrument de préservation de la marge d appréciation des Etats et comme l instrument de contrôle par le juge de l exercice du pouvoir discrétionnaire de l Etat. 19. Dans l Affaire concernant le filetage à l intérieur du golfe du Saint- Laurent entre le Canada et la France, 3 le tribunal arbitral a noté : 54. Le Tribunal relèvera enfin que, à l instar de l exercice de toute compétence quelconque, l exercice d une compétence de réglementation est toujours lié par la règle du raisonnable, invoquée par la Cour internationale de Justice dans l affaire de la Barcelona Traction lorsqu elle a déclaré : «La Cour estime que, dans le domaine de la protection diplomatique comme dans tous les autres domaines, le droit international exige une application raisonnable» (C.I.J., Recueil 1970, p. 48, par. 93). Cette règle commande à l Etat de proportionner son comportement au but légalement poursuivi et en tenant dûment compte des droits et libertés concédés à un autre Etat. 20. Et, après avoir analysé l application de la notion de raisonnable par la Cour permanente d arbitrage dans l affaire des Pêcheries de l Atlantique Nord, 4 le tribunal arbitral conclut sur ce point : 2 Jean J. A. Salmon, «La notion de raisonnable en droit international public», Mélanges offerts à Paul Reuter, p. 459. Sur l ensemble de la question, cf. O. Corten, L utilisation du raisonnable par le juge international, Bruxelles, 1997, 696 pages. 3 Sentence arbitrale du 17 juillet 1986, R.S.A., vol. XIX, p. 258 et 259. 4 Sentence du 7 septembre 1910, R.S.A., vol. XI, p. 189.

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 106 54 «VOLGA»(OP. IND. COT) Dans ces conditions, le Tribunal est d avis que le Canada ne peut user de son pouvoir de réglementation à l égard des chalutiers français visés à l article 4, b, de l Accord de 1972 que d une manière raisonnable, c està-dire sans subordonner l exercice du droit de pêche que ces navires tiennent de l Accord à des conditions qui rendent en fait cet exercice impossible. 5 21. Parmi les éléments entrant dans la définition du raisonnable, on aura relevé la notion de proportionnalité et l obligation pour l Etat de proportionner son action au but légalement suivi en tenant compte des droits et libertés concédés à autrui ou reconnus par le droit international. Dans le cas du Volga et comme l a noté l Australie (M. Crawford, 12 décembre, après-midi, ITLOS/ PV.02/02, p. 21), aucune liberté n était en cause. Le Volga n exerçait pas la liberté de pêcher en haute mer et son passage dans la zone économique exclusive était tout sauf innocent. Il ne saurait donc se prévaloir d une protection particulière au titre d une liberté menacée. 22. La marge d appréciation joue aussi bien pour les mesures prises par l Etat côtier au titre de l article 73, paragraphe 1, de la Convention que pour le montant de la caution visée au paragraphe 2 du même article. Tant que la caution n est pas «déraisonnable», le Tribunal n a pas à substituer son appréciation à celle de l Etat côtier. Il n entend pas être une instance d appel d une décision rendue par une juridiction nationale («Monte Confurco», par. 72); il n est pas davantage le supérieur hiérarchique d une autorité administrative ou gouvernementale. 23. L Australie a invoqué, à l appui de sa défense, la différence entre les textes français et anglais de l article 73, paragraphe 2, de la Convention. Le premier vise une «caution...suffisante», alors que le second parle de «reasonable bond». A en croire le conseil australien, «[s] il existe toute une série de possibilités, alors la caution devrait garantir le maximum et c est la signification de l expression française suffisante» (M. Bennett, 13 décembre 2002, matinée, ITLOS/PV.02/03, p. 6). Une telle interprétation de la notion de caution «suffisante» ne me paraît pas devoir être retenue. Elle me paraît contraire à l objet et au but de la procédure de mainlevée et ne trouver aucun appui dans les travaux préparatoires. Elle viderait en effet la procédure de toute signification. On imagine mal un Etat du pavillon intenter un recours au motif que la caution fixée par l Etat côtier n est pas «suffisante». L interprétation ainsi avancée conduirait «à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable» (Convention de Vienne sur le droit des traités, art. 32, al. b)). Je crois, comme le Vice-Président Nelson dans l Affaire du «Monte Confurco» 5 R.S.A., vol. XIX, p. 259.

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 108 55 «VOLGA»(OP. IND. COT) (opinion individuelle, TIDM Recueil 2000, pp. 124 126), qu il faut présumer que les termes de «raisonnable» et de «suffisant» ont le même sens dans les diverses versions linguistiques de l article 73, paragraphe 2. 24. Le contrôle du juge sur la notion de caution raisonnable relève de ce qu on peut appeler le contrôle minimum dans certains systèmes juridiques. Dans son opinion dissidente dans l Affaire du «Camouco», le juge Wolfrum a noté, à propos des critères mis en œuvre par les juridictions statuant dans le domaine des droits de l homme : De manière générale, elles se limitent à examiner le point de savoir si telle décision ou mesure est illicite au regard du droit international, si elle est arbitraire, ou constitue un abus d autorité, ou a été rendue ou prise de mauvaise foi, ou est disproportionnée...(tidm Recueil 2000, p. 71, par. 14). 25. Ce contrôle de légalité s exerce notamment sur l erreur de droit. En décidant d assortir la mainlevée du navire d une caution à coloration pénale, destinée à assurer la bonne conduite du navire dans la période allant jusqu à la décision des tribunaux australiens, les autorités australiennes ont commis une erreur de droit sur la nature juridique de la caution raisonnable telle qu elle découle des articles 73, paragraphe 2, et 292 de la Convention. 26. La caution ou garantie financière prévue par les articles 73, paragraphe 2, et 292 est en effet une disposition de nature purement financière. Elle ne saurait être transformée en mesure de contrôle judiciaire. L analogie avec la caution de droit pénal qui peut accompagner une mise en liberté provisoire sous contrôle judiciaire n a pas lieu d être. Le texte anglais parle en effet de «bond» et pas de «bail»; il utilise le terme de droit commercial, voire de droit maritime et non le terme de droit pénal. Cette interprétation est confirmée par le contexte, l objet et le but de la Convention, comme par les travaux préparatoires. La disposition a été introduite dans la Convention afin d assurer la prompte mainlevée de l immobilisation du navire et la prompte libération de l équipage. Elle ne pourrait être assortie d autres conditions sans avoir pour conséquence d étendre le pouvoir de contrainte de l Etat côtier au détriment de celui de l Etat du pavillon dans la zone économique exclusive. Or rien dans la Convention ne permet de conclure à une telle modification de l équilibre des compétences exercées dans la zone économique exclusive. 27. Surtout, la conditionnalité de la caution transformerait la nature même de la procédure mise en place par l article 292 de la Convention. Ce dernier prévoit la prompte mainlevée de l immobilisation du navire et la prompte libération de l équipage, non la libération conditionnelle de l un et de l autre. Assortir la caution ou la garantie financière de conditions conduirait inévitablement à compliquer et à ralentir la procédure, qui perdrait son caractère prompt.

ITLOS_f1_1-143 1/23/04 2:27 PM Page 110 56 «VOLGA»(OP. IND. COT) Ce serait détourner la procédure de l article 292 de son but et en dénaturer le sens. 28. Pour ces raisons, je considère que l Australie n était pas en droit d inclure une «caution de bonne conduite» d un montant de 1 000 000 de dollars australiens dans le montant de la caution raisonnable entraînant la prompte mainlevée de l immobilisation du navire et de la libération de l équipage. (Signé) Jean-Pierre Cot