Toi & Moi, désastre assuré Vol.1



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Transcription:

Toi & Moi, désastre assuré Vol.1

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l imagination de l auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, des établissements d affaires, des événements ou des lieux serait pure coïncidence. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Crédits photos : Pixabay Illustrations : William Salvatore Copyright : Maddie D. ISBN 979-10-94216-05-7

Du même auteur Un super héros sinon rien Pour un sourire de Théo

Maddie D. Toi & Moi Désastre assuré Vol.1

«And i m thinking bout how people fall in love in mysterious ways» (Ed Sheeran)

1. ÉLISHA Juchée sur mes talons des Jimmy Choo en daim gris «crépuscule», ramenés de New York par Mamie Lindy je prends le temps de souffler un grand coup. Voilà. Au moins, j ai passé l épreuve de l entretien d embauche, mais je n ai pas plus de certitudes quant à mon avenir professionnel qu en début de matinée. Avec un peu de chance, d ici quelques mois, j intégrerai l équipe des enseignants d une école privée du cinquième arrondissement de Paris. Une sacrée veine pour moi. Depuis quelques années je fais des vacations de quelques jours, quelques semaines au maximum, un collège par ci, un suivant par là et cet établissement représente pour moi une aubaine, celle de me poser (enfin). Cerise sur le gâteau si j ai le poste : plus de longs trajets à effectuer d un bout à l autre de l hexagone, fini les embouteillages pour me rendre d un point à l autre de l île de France, mon potentiel futur job se trouvant à six-cents mètres de chez moi. Je pousse un grognement dépité : cette journée aurait pu être parfaite si le soleil n avait pas brusquement eu la bonne idée de faire grève et de se tirer aux Bahamas, se faisant remplacer au pied levé par des hallebardes. Heureusement pour moi, j avais eu l'instinct de mettre un jean et une veste légère avant de me rendre à mon entretien d embauche, mais mes pauvres chaussures en seront pour leurs frais et j ai bien peur que malgré le traitement imperméabilisant auquel je les avais soumises, elles finissent tout de même complètement ruinées. Je décide donc de courir enfin trottiner serait plus juste avec des talons de dix centimètres jusqu à mon immeuble. Ce qui n est pas non plus très aisé, quand on sait à quel point la rue Mouffetard où je vis est en pente ce qui m avait d ailleurs valu de me tordre au moins trois fois les deux chevilles rien qu en la descendant. Une fois arrivée dans mon nid douillet que je partage avec ma grand-mère, je décide de m affaler sur le canapé Chesterfield et de confier le soin à la télé de faire la conversation avant d aller prendre mon service du soir. Partager est un bien grand mot, disons que Gran me laisse la jouissance de son pied-àterre parisien. Américaine de souche, elle vit les trois quarts de l'année aux États Unis et vient en France en moyenne deux fois par an pour nous rendre visite la plupart du temps à Noël et pendant les mois d été. Par le passé elle restait plus longtemps, c est d ailleurs pour cela qu elle avait acquis un appartement dans la capitale pour, comme elle disait, passer plus de temps avec sa famille. La véritable raison tenait en deux syllabes : Roger, son amoureux. À sa mort, il y a sept ans elle est repartie pour New York en me laissant les clés de son logement, avec pour seule consigne d en prendre soin pendant son absence. Une véritable aubaine pour moi qui avais craint à l époque devoir chercher un nouveau chez moi ou pire, retourner dans le giron paternel. Et justement, elle est de retour dans la capitale pour deux mois, je suis ravie de la retrouver, ses conseils et nos moments ensemble m ont énormément manqué. Nous comptons bien rattraper le temps perdu durant les quelques semaines qu elle passera à Paris, mais aujourd hui, c est à Daddo surnom donné à mon père par mes soins quand j étais petite de profiter du retour de sa mère.

C est pourquoi je lui ai proposé un peu plus tôt dans la matinée de le remplacer au pub dont il est le propriétaire. J y bosse régulièrement, tout comme mon frère Jonas. Travailler est un bien grand mot, nous donnons simplement un coup de main à notre père. Ce n est pas tant dans l optique de gagner de l argent que de nous retrouver régulièrement. Nous vivons confortablement grâce à l héritage laissé par notre mère, une assurance vie dont notre père et nous sommes les bénéficiaires. Pas de quoi faire de nous des milliardaires, simplement avec cela, Daddo a terminé de payer le pub et a placé le reste, nous assurant à Jo et moi une rente confortable. Bref. Malgré nos sept ans d écart, Jo et moi sommes très proches et il ne se passe pas une semaine sans que nous nous voyions et si ce n est pas le cas, nous nous téléphonons. Peut-être la mort de notre mère, survenue vingt ans plus tôt, n est-elle pas étrangère au fait que nous soyons si soudés? Qu importe la raison, j adore mon frère et il me le rend bien. Le plus souvent un peu trop. Parfois, j ai l impression qu il oublie que j ai 27 ans, mais comment lui en vouloir? Pour lui je reste la petite Éli, l ombre qui le suivait où qu il aille, celle qu il a protégée des garnements, celle qu il a réconfortée pendant ses peines de cœur, celle qu il a serrée affectueusement en la faisant virevolter lorsque j ai décroché mon bac. Et Jonas est mon grand frère adoré, il représente à mes yeux un roc, mon point d ancrage. Comment en suis-je venue à vivre avec Mamie Lindy? C est arrivé comme ça, petit à petit, et au fil du temps cela m est apparu comme quelque chose de naturel. Enfin, ça, c est la version officielle. À mon retour d Angleterre, j avais dix-sept ans. Mon père et mon frère se sont mis à veiller sur moi, presque jalousement (pas de petit copain, sorties accompagnées, couvre-feu à 22 h) alors que jusque-là éloignée dans un pensionnat à l étranger, et ne revenant que pour les fêtes et les vacances scolaires, j avais pris l habitude de ne compter que sur moi-même, du coup je m étais sentie quelque peu étouffée par l affection et la prévenance de Daddo et Jo. J avais vite eu besoin de mon indépendance, de respirer librement, ce qui était plutôt difficile puisque nous habitions l appartement trois-pièces un peu exigu de cinquante mètres carrés situé juste au-dessus du pub. Pas simple de me faire une place, entourée de deux bonshommes qui tenaient le plus souvent de l ours, notamment au point de vue du caractère, d autant que j étais du genre fantasque, extravertie, expansive, explosive une ado de sexe féminin en somme! Et puis ma grand-mère avait fait une mauvaise chute. Rien de bien méchant, mais son bras dans le plâtre l empêchait de «faire ses affaires» comme elle disait. C était inespéré. J y ai vu là l espoir d une échappatoire à l ambiance pesante de la maison. J ai donc proposé à mamie de venir l aider et lui ai bien fait comprendre que ce n était pas QUE désintéressé, puisqu en logeant chez elle, je me rapprochais de manière indiscutable de la fac. Et comme j habitais avec sa mère, je n avais pas à trouver un job payé à coup de lance-pierre qui empièterait sur mes études, mon père n y avait vu aucun problème particulier. Ma grand-mère était toujours entre deux avions, je disposais donc d une très grande indépendance, et lorsqu elle était à Paris, Mamie Lindy, loin de se monter une personne âgée terne et aigrie se donnait à cœur joie de faire la tournée des boutiques et des restaurants avec moi et me racontait ses péripéties new-yorkaises. Que rêver de mieux? C était une solution gagnant-gagnant! En outre, je me plaisais auprès de ma grand-mère : elle était cool. Du style à ne pas me demander pourquoi je sortais habillée comme ça (jean troué, t-shirt au décolleté plongeant laissant apercevoir un bout de dentelle, maquillée comme une voiture volée ou pas loin), à ne pas m imposer de couvre-feu (mais je devais l appeler si je comptais rentrer tard et lui dire avec qui) et surtout du genre à m écouter déballer mes états d âme sans poser de questions avant de me donner des conseils sages et avisés. J ai très rapidement trouvé mes marques dans mon nouvel environnement ainsi que l équilibre dans mes relations avec Daddo et Jonas. Au bout de huit ans, il est désormais établi que je ne compte plus en

partir. Au grand dam de mon père qui aurait secrètement préféré garder sa petite fille éternellement auprès de lui, bien qu il ne l aurait jamais avoué autrement que sous la torture. La sonnerie de mon téléphone portable me fait sursauter. Je sors par surprise de mon sommeil, un rapide coup d œil me suffit pour me rendre compte que si je ne me bouge pas les fesses je vais être en retard. Et certainement me faire houspiller par mon frère pour l avoir lâchement abandonné un vendredi soir aux mains de clients fous furieux fêtant le début du week-end. Je file donc sous la douche tout en me fustigeant intérieurement, s il y a quelque chose que je déteste, c est être en retard. Et manifestement, ce sera le cas si je mets plus de vingt minutes à reprendre forme humaine. Merde! Mon frère ne va certainement pas manquer de me le faire remarquer en me lançant des piques pendant toute la soirée, je l adore, mais il ne se prive pas de me tacler pendant une éternité si j ai le malheur de commettre une erreur. Quinze minutes plus tard, je ressors de la salle de bains, les joues rougies par l eau chaude, mais habillée de pied en cap : jean, t-shirt Superman, les cheveux ramenés en un chignon juste maintenu par une baguette chinoise, maquillage léger. Après avoir vérifié une dernière fois en souriant exagérément que je n avais pas de morceau de salade coincé dans les dents risquant de diminuer mon capital séduction, je fonce dans le couloir pour sauter dans mes rangers, attrape mon sac, ma veste et mes clés de voiture et sors en claquant la porte. Je grimace en pensant à Mme Arlette, la voisine du dessous, qui ne va certainement pas manquer me faire une remarque de sa voix grinçante. Quelques années auparavant, c était une vieille dame charmante du moins, c est le souvenir que j en ai distribuant bonbons et citronnade à tous les gamins du quartier, mais depuis quelque temps, elle s est transformée en mégère acariâtre doublée d un roquet, prête à bondir sur le premier venu, en l occurrence moi, pour l accabler de reproches jusqu à ce que mort s ensuive ou peu s en faut. D après «radio quartier» les commères de l immeuble, toujours assises sur le même banc sous le même arbre Mme Arlette était extrêmement seule, sa famille lui ayant tourné le dos pour une question d héritage. Son gendre et sa fille auraient voulu la faire déménager dans une maison de retraite (haut standing), la vieille femme aurait refusé net, les privant ainsi du confort de son appartement cossu. J évite donc de la croiser la plupart du temps. Arrivée dehors, je m aperçois que le temps n a pas changé depuis la fin de la matinée, et, étant donné que je n ai pas encore appris à passer entre les gouttes, je décide de prendre ma voiture garée non loin dans un garage privé. Je roule lentement, non seulement parce que le parking n est pas une piste de formule un, mais plus que tout, je sais qu une fois le portail automatique ouvert, je vais devoir être très vigilante concernant la sortie, puisque je débouche directement dans une artère très fréquentée. C est le seul point négatif de mon quartier, ça et le fait que ma voiture ne soit pas au sous-sol de mon immeuble, mais à trois cents mètres. Mais on ne peut pas tout avoir! Déjà je vis à Paris et la rue Mouffetard animée par excellence débouche sur le Quartier latin, où j adore me promener. Que demander de plus? Bon d accord, que demander de plus à part un mec? La sonnerie de mon téléphone ne me laisse pas le temps de m appesantir sur la quasi-inexistence de ma vie sentimentale. Je lâche le volant d une main, farfouille dans mon sac posé sur le siège passager et en sors mon smartphone pour savoir quel est le crétin qui ose me téléphoner alors que je suis en train de conduire. Merde, l imbécile en question est mon frère. Double merde, s il m appelle, c est qu il y a un problème. Je décroche dans un juron pile au moment où j arrive devant la sortie du parking Oui? Élisha, qu est-ce que tu fous? Dis-moi que tu es juste devant le pub! gémit Jonas, l air franchement désespéré.

Euh Joker? couiné-je. Éli, tu crois que c est le moment de plaisanter? Tu es bientôt arrivée? Euh, techniquement oui, dis-je prudemment en faisant rouler ma voiture au pas pour déboucher dans la rue. Tu te fous de ma gueule? Il y a deux cars de Néo-Zélandais qui viennent de débarquer pour la retransmission du match de ce soir! Je ne vais pas m en sortir tout seul! Tu es où? me presse-t-il d une voix qui monte étrangement dans les aigus, signe qu il a atteint un niveau de stress difficilement supportable. Je sors de mon parking? tenté-je en fermant les yeux autant par agacement que par crainte des représailles auxquelles j aurai droit une fois arrivée à bon port. Je n aurais pas dû faire ça. Pas au moment d arriver sur la rue Monge. J entends un crissement de pneus suivi d un choc, ma voiture est «légèrement» déviée de sa trajectoire, ma tête brusquement projetée d avant en arrière je cale. Eh merde! Je viens d avoir un accident!

2. BENJAMIN Putain! Ma caisse! Je sors de ma voiture, en fais le tour et constate une belle bosse sur l aile avant droite de mon coupé Mercedes. Putain! Je m avance vers le véhicule une mini datant d une période antédiluvienne qui vient d emboutir le mien. Eh merde. J aurais dû m en douter : une femme est au volant, autant dire un danger public. Bien sûr c est à moi que ce genre de chose arrive à se demander comment elle a eu son permis celle-là, si ce n est en faisant une gâterie à l examinateur! Je tape rageusement au carreau de la criminelle pour lui intimer l ordre de sortir de son pot de yaourt. C est à peine si elle tourne la tête vers moi. C est vraiment pas de bol! Le jour où, enfin, je peux rentrer chez moi à une heure normale, il faut que j aie un accident! J ai quitté le bureau une heure avant, fait un crochet dans un resto thaï pour me prendre mon repas que je prévoyais de manger devant le match de Rugby de ce soir. Des semaines que je rentre chez moi à pas d heure à force d étudier des dossiers et préparer des plaidoiries et réquisitoires en tout genre! Et quand enfin, j arrive à me libérer plus tôt il faut qu une folle me fonce dessus! La fille n a toujours pas bougé. Mais elle attend quoi, bordel? À ce train-là, je vais arriver chez moi pour le coup de sifflet final. Et il en est hors de question! Je cogne à nouveau sur la vitre de la voiture, sentant une boule d impatience grandir en moi. Hé, là-dedans! Vous comptez sortir un jour ou bien? Oh, ça va, hein! siffle la femme après avoir réprimé un sursaut. Cette fois-ci, j ai fait mouche, la nana a enfin réagi. Je me pousse sur le côté lorsqu elle ouvre d un geste brusque sa portière qui émet un grincement pathétique et qu elle s extirpe de sa voiture de playmobil en me fusillant du regard. Je la regarde plus attentivement. Petite, menue, mais avec des formes voluptueuses, elle est brune et plutôt jolie. Pas mon genre je les préfère avec quelques centimètres de plus et blondes, mais indéniablement, elle a beaucoup de charme. Une bouche pleine, un petit nez et de grands yeux sombres. Des yeux qui passent du chocolat au noir. Des yeux qui, à l heure actuelle, me lancent des éclairs. Si j avais eu le temps, j aurais été impressionné. Mais je suis crevé et mon match m attend, plus vite je rentrerai mieux ce sera. Elle me fixe droit dans les yeux, les joues rouges de colère, pas impressionnée le moins du monde par la mienne. Ça ne va pas non? Vous n êtes pas un peu cinglé de taper comme un malade sur ma vitre? Vous voulez me faire avoir une crise cardiaque? Je vous rappelle que je viens d avoir un accident! Justement, parlons-en Oui, c est ça! Dites, ça vous arrive de faire attention quand vous roulez? Pardon? C est vous qui avez embouti ma voiture! Et vous, quand vous avez passé votre permis, on ne vous a pas appris à ralentir avant une sortie de

parking? C est de votre faute si Ma faute? Cette fille est sacrément gonflée! Je roulai bien tranquillement, respectant les limitations de vitesse, c est elle qui m a foncé dedans! Je sens une colère irrépressible monter en moi, scandalisé au-delà de ce qu il est possible de l être et serre les mâchoires, m enjoignant silencieusement à garder mon calme. Je suis connu dans ma boite pour être celui sur lequel tout glisse, alors autant faire honneur à ma réputation. Ma faute? Écoutez mademoiselle, si ce n était que moi, les femmes ne conduiraient pas! asséné-je sèchement. Misogyne avec ça? dit-elle en levant un sourcil. Non, juste réaliste. Il est de notoriété publique que les femmes sont infoutues de faire deux choses à la fois Ses yeux lancent des éclairs, elle ouvre la bouche, offusquée. Elle semble réfléchir, certainement pour y aller de son petit commentaire, puis se ravise. À la place, elle me tourne le dos et fait le tour de sa voiture. Surréaliste! Qu est-ce que vous faites? Je regarde si mon véhicule n a pas trop souffert de son choc avec votre veau. siffle-t-elle en désignant d un air dédaigneux mon coupé Mercedes Classe E. Votre pot de yaourt y a fait une belle bosse. rétorqué-je du tac au tac. Et vous allez pleurer? Vous rouler par terre? raille-t-elle, insolente. Non. Vous demander de bien vouloir prendre cinq minutes pour établir un constat. C est alors que la fille à la langue jusque-là bien pendue se met à se dandiner d un pied sur l autre, visiblement gênée. Je ne peux m empêcher question de déformation professionnelle, certainement de m'interroger sur son attitude pour le moins singulière. À tous les coups, ce n est pas sa voiture. Vu le look de la fille, ça ne m étonnerait même pas. Mieux : elle n a pas son permis. Je plisse les yeux et la regarde intensément. Un problème, mademoiselle? Je non C est juste que Que quoi? C est une voiture volée? N importe quoi! C est bien la mienne, pour qui me prenez-vous? Vous vous dandinez. Sans parler de votre façon pour le moins singulière de conduire, vous avez votre permis? Il y a de quoi se poser des questions, non? Et vous, vous avez le vôtre? Écoutez, je suis en retard pour aller travailler je m y rendais quand VOUS m avez percutée. Et je ne me dandine pas. Bon, on le fait ce constat, parce que je n ai pas toute la vie! réplique-t-elle en remontant le menton dans un sursaut de fierté qui, étrangement, me fit sourire. Je file chercher le formulaire dans ma voiture afin que nous le remplissions. Au bout de cinq minutes, nous ne sommes toujours pas arrivés à nous entendre sur les circonstances de l accident et elle n avoue pas être en faute. De guerre lasse, je décide de changer de stratégie. Faire mine de renoncer pour mieux contre-attaquer. Bon, c est simple : vous êtes en retard et moi j ai envie de rentrer chez moi. Donnez-moi vos coordonnées pour que nous puissions trouver un moment, disons plus propice. lui rétorqué-je en lui

offrant malgré tout mon plus beau sourire. Elle paraît peser le pour et le contre puis, m ayant lancé un regard dubitatif, se détend imperceptiblement. Hum! Vous êtes sûr? me demanda-t-elle. Ai-je l air de plaisanter? Bon, elle vient votre réponse? dis-je d une voix qui laissait percer mon impatience. Elle plisse les yeux et pinça les lèvres, à n en pas douter son arrogance revient au galop. Pas la peine de vous montrer désagréable, Monsieur. dit-elle en appuyant sur le dernier mot. Je réprimai un tic nerveux. Cette fille est une vraie emmerdeuse! Votre nom! aboyé-je tout de même. Pas le moins du monde apeurée, elle croise les bras et me regarde avec un demi-sourire, une lueur de défi dans les yeux. Boop. Betty Boop. Si j avais été un personnage de dessin animé, ma mâchoire se serait décrochée et serait tombée au sol devant l affront qu elle me faisait. Cette fille, ce danger public se paye ma tête et à en croire son sourire, elle y prend un plaisir immense. Vous vous foutez de moi? Vos papiers s il vous plaît! Pourquoi? Vous êtes flic? Non. Mais j ai un problème avec les gens qui se moquent de moi. Tant mieux! Et moi avec ceux qui m agressent! Je sens la fatigue me tomber dessus comme une chape de plomb. «Betty Boop» m a vidé de toute énergie et alors que je ne suis jamais à court de répliques cinglantes, je ne trouve rien à dire. Elle en profite pour s engouffrer dans sa voiture. Mais mais qu est-ce que vous faites? bredouillé-je en sentant une espèce de panique m envahir. Pas possible! Cette furie va me filer entre les doigts! Bah je vais au boulot! J ai assez perdu de temps avec vous, il me semble! Et pour le constat? demandé-je en enfonçant nerveusement mes mains dans mes poches. débrouillez-vous avec! me lance-t-elle goguenarde. Vous devez bien avoir un numéro de téléphone? gémis-je, complètement effaré par son attitude. Oui. Mais pas pour vous. Sur ces belles paroles, elle me fait un clin d œil insolent, et démarre en trombe en me laissant sur le trottoir comme le dernier des abrutis. Et arrache au passage le pare-chocs de ma voiture. Dans un dernier affront, elle me fait un signe de la main tout en klaxonnant. J ai juste la force de trottiner derrière la délinquante tout en hurlant «connasse!» L instant d après, je retourne vers ma berline, tente de fixer comme je le peux mon pare-chocs et remonte dans ma voiture, hébété. Tout le temps qu a duré notre échange, cette fille avait mené le jeu, ne me laissant que peu de place pour réagir. J en suis estomaqué, blasé, dévasté. Toute ma confiance en moi vient d être balayée en un instant par une tornade d un mètre soixante à tout casser.

3. BENJAMIN Quinze jours plus tard Je serre la main de Monsieur Pinto, mon client ou plutôt ex-client. Sa mine renfrognée me conforte dans l idée que la méfiance que j avais éprouvée envers lui lorsqu environ dix jours plus tôt il avait poussé la porte du cabinet d avocats dans lequel j officie est grandement justifiée. Un cadeau empoisonné de la part de mes collègues. Habituellement spécialisés dans les affaires, mes confrères m avaient confié le dossier de cet homme, avec lequel nous collaborons régulièrement. Directeur de plusieurs entreprises de textile il avait pourtant voulu faire valoir ses droits sur un éventuel héritage, et ce, alors que nous avions tenté de le décourager en notre qualité de conseils. Mes collaborateurs avaient donc décidé de passer le relais pour que je l y aide. Comme je veux acquérir des parts dans le cabinet afin de devenir associé à part entière, j ai accepté d étudier l affaire. Mais après avoir épluché toutes les pièces du dossier, je lui avais suggéré de renoncer au legs même si par ce biais, il aurait pu diversifier le champ de compétences de ses entreprises. Feu son père, richissime armateur de renom dont l honnêteté était aussi douteuse que celle d un marchand d armes avait contracté d innombrables dettes de jeu. Nul doute que M. Pinto en aurait été de sa poche. Au grand dam de la flamboyante rouquine passée d âge qui l accompagne, présentée comme sa sœur, mais au diable si ces deux-là possèdent le moindre patrimoine génétique. Pour moi, il est clair que cette éventuelle entrée d argent aurait arrangé les finances de ce cher monsieur Pinto en lui permettant de loger sa «sœur» et de la couvrir de cadeaux qui, si j en crois les hideuses et énormes bagues ornant six des doigts boudinés de la vieille rousse, doivent être aussi coûteux que mon salaire mensuel. Et j estime être à l aise financièrement. Je lui avais donc fait part de mon avis sur son affaire et lui avais suggéré de revoir ses goûts en matière de maîtresses. Ou de se montrer plus discret. D autant qu au vu de son contrat de mariage, dans l éventualité où madame Pinto viendrait un jour à découvrir ses incartades, l homme y laisserait à coup sûr des plumes. Assez pour garnir un édredon, j en suis certain. Tout comme je le suis d avoir quelque part outrepassé mes fonctions d avocat-conseil. Pour ma défense, j avais très vite cerné le personnage et je n ai fait qu actionner le bon levier : l argent. Un beau jour, dans un coin de sa tête, il en viendrait à me remercier de lui avoir évité un coûteux divorce. Toujours est-il qu il y a fort peu de chances de le voir revenir dans nos locaux. Pas une grande perte. Une fois l homme sorti de mon bureau, je me laisse aller dans mon fauteuil en soupirant. Un coup d œil à ma montre et à mon agenda me confirme que je n avais plus de rendez-vous. Bien que j aime énormément mon travail, des cas comme celui de monsieur Pinto me fatiguent énormément. Pas que ce soit particulièrement épineux, c est juste moralement épuisant. J ai du mal à travailler sereinement quand les dossiers ou les clients vont à contresens de mes principes. Malgré le fait qu à trente-quatre ans, je n ai pas de relation sentimentale régulière à proprement parler, me contentant de coups d un soir, tout au plus quelques semaines avec la même fille, je peine à

comprendre qu on puisse trahir ses vœux. Pour moi, l engagement, quel qu il soit, n est pas une chose à prendre à la légère, quand on lie ses jours à quelqu un c est pour le reste de l existence. C est d ailleurs pour cette raison que je suis encore «sur le marché» : je n ai pas peur d avoir une relation sérieuse, je ne suis simplement pas prêt. Et je n en ai pas le temps, étant toujours en rendez-vous ou entre deux avions. Le téléphone posé sur mon bureau sonne, interrompant mes pensées. Me Charbonnier? demande la voix de Nina, une des secrétaires du cabinet. Oui, Nina? Qu y- a-t-il, j allais justement partir. Le garage Palat a appelé. Votre voiture est prête. Très bien! Merci Nina. Je raccroche et rassemble mes affaires, heureux d être à quelques minutes d échanger en fin le véhicule de courtoisie une Twingo jaune cocu gracieusement prêtée par le garagiste durant les réparations de ma berline. J ai été très accaparé par mon travail ces derniers temps, aussi ai-je mis une bonne semaine avant de l amener chez Palat autos. Sept jours durant lesquels j ai pris les transports en commun, tout en maudissant la furie qui avait embouti mon magnifique coupé Mercedes. Je me suis d ailleurs maintes fois fustigé de m être aplati devant elle en découvrant la bagnole de courtoisie, si je ne m étais pas laissé embobiner comme un bleu, elle serait en train de casquer les réparations à ma place. J avais alors secrètement souhaité que tous les maux de la terre tombent en rafale sur cette nana. Mais quel con! Même si, à ma décharge, cette fille était très jolie. Malgré moi, je ne peux m empêcher de penser à cette jeune femme une garce de haut niveau, il faut bien le dire. Mais ce côté fort désagréable était quelque peu effacé par le souvenir de son joli visage, sa bouche pleine au sourire un brin impertinent, ce corps que j aurais volontiers collé au mien. Et ces yeux si expressifs À mon grand désarroi, il ne se passe pas une journée sans que je me demande quels reflets ils prenaient dans des moments plus intimes. Je sens un frétillement caractéristique localisé au niveau de l entrejambe, me ramenant vingt ans en arrière, ado et incapable de maîtriser mes pulsions. Sérieusement? Étrange réaction pour une fille vue à peine plus de dix minutes! Je secoue la tête et me dit qu une sortie, accessoirement une rencontre avec une belle et jeune demoiselle, ainsi qu une bonne bière au moins seraient les bienvenues et fortement utiles pour me remettre «les idées» dans le bon sens. À peine arrivé en bas de l immeuble où est situé le cabinet d avocat, mon téléphone portable sonne. Espérant que ce ne soit pas un appel professionnel qui viendrait remettre en question ma soirée, je regarde qui peut bien m appeler et réponds en souriant, m apercevant qu il s agit de mon meilleur ami. Salut Jay-Jay! Qu est-ce qui me vaut ton coup de fil? Pas grand-chose, Ben! Je venais juste aux nouvelles, ça fait un bail qu on n a pas bu un verre, mon pote! Sacrée coïncidence! Jay-Jay est mon meilleur ami depuis, disons, des lustres. Ça remonte au collège si mes souvenirs sont justes. À l époque, il avait tendance à se retrouver pris dans toutes les bagarres et pas mal de monde l évitait pour ça. Pas moi. J avais juste treize ans, mais je comprenais ce qu il traversait : la mort de sa mère, avoir quitté deux ans plus tôt son pays d origine. Outre le fait que le bahut était un microcosme dans lequel les ragots allaient bon train, je savais ce que c était de perdre un de ses parents, j'avais moi-même eu à déplorer la même situation quelques années avant, même si dans mon cas, je l avais vécu comme un soulagement puisque mon géniteur était une brute avinée.

C est pourquoi j avais instinctivement compris que toutes les bravades de Jay-Jay, ses coups de gueule et les rixes dans lesquelles il ne manquait jamais de participer, cachaient en vérité une immense tristesse. Il était loin de cette image de bad boy qu il se donnait face aux gamins du collège. Contrairement aux agissements de nos camarades, je ne l avais jamais repoussé, je me contentais d observer. Un jour, j avais réussi à lui parler à l écart des autres. Un comportement auquel il n était visiblement pas habitué. Ça avait scellé notre amitié. La voix de mon ami me fait redescendre sur Terre. Ben? Alors, ça te dit? demande-t-il. Euh pardon. Tu disais? OK. On recommence. Un verre. Toi et moi. Ce soir. Joe s Corner, récite mon interlocuteur d une voix lente. Je ne mets pas longtemps à prendre ma décision. Ça me va. Je passe récupérer ma voiture au garage, je rentre me changer et je serai là vers 21 h? lui réponds-je. C est bon pour moi! Au fait, qu est-il arrivé à ta chère bagnole? me questionne-t-il, surpris. Je comprends qu il soit étonné. Je suis très soigneux, notamment avec ma voiture. C est simple, elle est plus qu un moyen de transport, c est mon bébé : je la bichonne, ne manque aucune révision, pas un grain de poussière n a le droit de citée dans son habitacle, pas une miette. D ailleurs, il est formellement interdit d y monter avec de la nourriture. Je tique si mon passager a les chaussures sales. Jay-Jay m en avait plusieurs fois fait la remarque et déjà demandé s il fallait qu il achète une paire de chaussons pour avoir droit de s asseoir sur les sièges. Ce à quoi je lui avais montré mon majeur en guise de réponse. Alors le jour de l accident j avais frôlé la crise cardiaque. Une dingue m a foncé dessus, laché-je d une voix sombre. Mon ami part dans un rire tonitruant qui m agace un peu. Ben! Mais comment fais-tu? Tu les attires toutes! Tu es abonné aux tarées, on dirait! Je te rappelle que la dernière en date, c est toi qui me l avais présentée! contre-attaqué-je, un peu outré. Touché! Par contre, ce n était pas la dernière, mais celle d avant! répond-il d un ton sentencieux. Peut-être éludé-je avant d être pris d un doute. Jay-Jay, ne me dis pas que tu veux encore me présenter une de tes copines? Euh non! Écoute, mec, ce n est pas une de mes amies, si ça peut te rassurer. Et puis, je suis sûr que ça collerait entre vous! Je soupire d agacement. Il me fait invariablement le coup. Il m appelle, soi-disant pour boire un verre entre potes et finalement, je me retrouve coincé à un rencard dont je ne voulais pas. Ce qui ne m empêche pas de repartir le plus souvent avec la fille qu il m avait présentée. Que voulez-vous? On ne se refait pas. Et puis, depuis le temps, il connaît mes goûts en matière de femmes. Jay-Jay grondé-je. Tu sais bien que je déteste quand tu joues les marieuses. En plus, cela ne m a pas vraiment réussi jusqu à maintenant. Et d abord, pourquoi est-ce que tu ne t en trouves pas une? Pas le temps. Et puis je préfère m occuper de ton cas!

Pas le temps? Tu te fous de ma gueule? Mon pote, tu travailles dans un bar! Ce ne sont pas les nanas qui manquent! Justement! Mais ce n est pas le sujet. Donc il y a cette fille Pourquoi est-ce que tu t acharnes à essayer de me caser? Qu est-ce que je t ai fait? demandé-je d une voix presque plaintive. Rien! C est juste que j aime voir les gens heureux! chantonne-t-il d un air joyeux. Mieux vaut ne pas chercher à discuter avec lui, c est perdu d avance : quand il a une idée en tête ce type peut se révéler plus que têtu. Nous parlons donc quelques instants, puis je raccroche après lui avoir confirmé ma présence plus tard dans la soirée. Après quoi je me demande ce qui a bien pu arriver à Jay- Jay et surtout à quel moment mon meilleur ami est devenu une gonzesse?

4. ÉLISHA Un pied sur le barreau de ma chaise, je refais machinalement un revers à mon jean. Il est plus que temps que je songe à mettre le nez hors de mon appartement, plutôt que de rester devant la fenêtre à regarder sans le voir l été qui s annonce et compter les jours environ 92 avant la rentrée scolaire et ma potentielle prise de poste. Je sors donc flâner au hasard des boulevards de Paris, photographiant au hasard une plaque de rue qui m inspire, la foule des gens qui passent et au milieu de toute cette agitation un couple s embrassant tendrement, un homme déclamant des sonnets de Shakespeare en faisant de grands gestes, une frite solitaire gisant sur l herbe, deux fleurs se penchant tristement sur elle Je suis tout simplement heureuse, la pluie qui jusqu à présent avait décidé de jouer les prolongations a laissé place aux doux rayons de soleil. Une magnifique fin de mois de juin devant lequel je soupire d aise. Pourtant toute la semaine précédant ma sortie, j avais ardemment attendu le retour du beau temps pour pouvoir attraper mon vieux compagnon de route, un Canon qui ne me quitte pas depuis que Daddo me l a offert à mon dix-septième anniversaire. Bien sûr on m a fourgué d autres appareils photo depuis arguant que l ère de l argentique était révolu, mais je ne m imagine pas poser mon joujou sur une étagère et le laisser se couvrir de poussière au profit d un plus récent qui tiendrait dans le creux de ma main. J ai maintes fois été désespérée devant le temps de chien apparemment décidé à prendre ses quartiers ad vitam aeternam sur la capitale, maintes fois rêvé au chemin que j allais emprunter, au détour de quelle ruelle de Paris mon inspiration finirait par se manifester. En bref, j avais souhaité un nombre incalculable de fois me précipiter hors de chez moi afin de me livrer à cette passion qu est la photographie. Mais malgré tous les sorts lancés (des fois que ça marche), les danses exécutées, tous les vœux formulés, rien. Pendant quatre longues journées, la météo n avait pas été de mon côté. J en avais été blasée. Bien sûr, je n ai pas passé mon temps debout devant la fenêtre en mode âme en peine, ç aurait été un monde! J ai donc profité an maximum de la présence de mamie Lindy lorsqu elle était là et pas en vadrouille je ne sais où, ou me détendre avant d aller au pub si Daddo et Jonas avaient besoin de moi. Et quand ils ne m appelaient pas, je m y rendais de mon propre chef, tout simplement parce que j adorais l ambiance particulière qu avait ce bar, j y avais passé la majeure partie de mes vacances scolaires depuis que j étais au collège, alors c est un peu comme mon deuxième chez moi. Bizarrement, alors que j avais tout fait pour fuir cet endroit quelques années plus tôt parce que j en voulais à Daddo de m avoir mise à l écart ce que j avais pris pour un rejet bien qu il n en était rien depuis que je vis dans l appartement de ma grand-mère, j ai retrouvé l envie d y revenir régulièrement. À tel point que parfois, je me demande pourquoi j ai dépensé tant d énergie à m en éloigner. Au moment où le ciel prend une couleur rosée, je prends conscience qu il est grand temps que je fasse demi-tour et que je regagne mes pénates. La route du retour est relativement rapide, je n aime pas trop traîner seule en soirée. De plus j ai l estomac dans les talons et je suis de service au pub. Je mets la clé dans la serrure de mon domicile, la tourne et entre. L appartement est silencieux, me

donnant une étrange impression de vide. Je fronce les sourcils et me souviens brusquement que ma grand-mère devait se rendre à son club de bridge sa nouvelle lubie depuis son retour sur le sol français. Étrangement, j ai des doutes, ne lui connaissant pas de penchant particulier pour le tarot et autres divertissements du même genre, je me demande quelle est la vraie raison de sa fréquentation assidue de ce temple du jeu de cartes. Peut-être pour y rencontrer une amie? J ai un peu de temps pour manger un en-cas et me préparer avant de filer au pub, aussi je prends deux minutes pour me faire une salade de pommes de terre violettes, roquette, oignons, maïs et piments. De quoi me redonner de l énergie avant la folie de la soirée. Comme tous les vendredis, le bar serait noir de monde et Daddo, Jonas et moi n allons pas être de trop pour gérer tous ces clients. D ailleurs, il faudra que je trouve un moment pour dire à mon père qu il est peut-être temps d embaucher du personnel. Après tout, les affaires marchent plutôt bien et l endroit est assez réputé. Mes pensées dérivent encore vers ma grand-mère. Bien qu elle soit très indépendante, elle ne m a pas habituée à rentrer si tard. Pas que je sois vraiment inquiète, mais quand même. Peut-être a-t-elle un ami? Fréquente-t-elle quelqu un? Si c est le cas, cela expliquerait sa brusque passion pour le bridge. Un sourire naît sur mes lèvres, je hausse négligemment les épaules : après tout, pourquoi pas? Quoi qu il en soit, elle a au moins quelque chose que moi, je n ai pas : un amoureux. La veinarde! Loin d en ressentir une quelconque affliction, j attaque ma salade avec appétit. Après tout, si je n ai personne dans ma vie, c est tout simplement parce que je n en vois pas l intérêt. Bon d accord c est un mensonge. Même si, comme toutes les femmes, je rêve à un éventuel prince charmant, qui me ferait vibrer et que je regarderai avec des étoiles plein les yeux, je me montre toutefois très prudente. Mon frère a déjà tenté de me présenter des hommes, mais soit il s agissait de clients réguliers du pub, soit ils se révélaient particulièrement décevants au bout du deuxième rencard. Je ne veux pas vivre un nouvel échec sentimental. Le dernier en date a été très cuisant, j ai mis du temps à m en relever et je ne veux pas réitérer l expérience. Mamie Lindy s inquiète du fait qu à vingt-sept ans, je n aie pas encore trouvé chaussure à mon pied et elle y va souvent de son petit conseil : peut-être devrais-je m habiller autrement, ou avoir un caractère plus doux. Une chose sur laquelle nous sommes d accord : ce n est pas en passant mes soirées dans le bar familial que je risque de tomber sur un «brave homme», comme elle dit. Elle crie ses grands dieux que je suis un beau brin de fille, intelligente avec ça, et que c est gâcher la marchandise que de rester seule. En résumé, ma grand-mère est très préoccupée par mon cas et déterminée à tout faire heureusement, elle n est à Paris que deux mois dans l année pour m aider à remédier à la situation. Je la soupçonne même d avoir lancé un appel à contribution de toutes ses copines de bridge ayant un fils ou un petit fils bien sous tous rapports. Ma vie sentimentale, ou plutôt mon désert affectif Si moi, je n en fais pas une affaire d État, ce n est justement pas le cas de mes proches. Que mamie Lindy, avec laquelle je vis de fin juin à fin août, s en préoccupe, je peux encore trouver ça normal, mais mon frère? C est justement la question que je me pose quelques heures plus tard alors que je suis en train de réaliser un Mojito pour la table une, pendant que Jonas, mon grand dadais de frangin, me dit qu il aimerait bien que j accepte de rencontrer un de ses potes. Nous parlons à voix basse, le pub est presque vide et aucun client n a besoin de savoir que la serveuse est célibataire. Ce soir nous ne sommes que tous les deux pour faire le service, Daddo s étant absenté pour un rendez-vous galant et je crois que Jo en profite allégrement.