L AUTO-TRADUCTION CHEZ DES ECRIVAINS BILINGUES FRANCO ROUMAINS CONTEMPORAINS. Valeria Maria Pioraş 1 Decembrie 1918 University of Alba Iulia, Romania



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JoLIE 4/2011 L AUTO-TRADUCTION CHEZ DES ECRIVAINS BILINGUES FRANCO ROUMAINS CONTEMPORAINS Valeria Maria Pioraş 1 Decembrie 1918 University of Alba Iulia, Romania Abstract Self-translation represents a specific area of translation studies pertaining to bilingual writers originating from countries with languages less used internationally, who left their country and mother tongue and to writers trying to become known in a foreign country and writing in a foreign language which they know equally well as their mother tongue. This paper is the outcome of a twofold research: theoretical considerations on theoretical translation studies, and practical interpretation of theoretical data. The corpus of works explored in our paper belongs to bilingual French - Romanian writers such as Miron Kiropol, Ilie Constantin, Virgil Tanase who self-translated their works into French. All those above-mentioned Romanian diaspora writers integrated perfectly into the French literary environment. All of them had to adopt the new language to become known by French readers and all of them have in common the fact that their mother tongue became their second language. They therefore found themselves in a situation of extraterritorial bilingualism in which they granted French an important status, without giving up their mother tongue. On analysing all these elements and their relation with allographic translation, the author came up with a set of conclusions which render the weak and strong points of self-translation. Key words: Self-translation; Mother tongue; Official language. 1 Introduction L auto-traduction se présente comme un exercice particulier dans l univers des lettres, une pratique rencontrée notamment chez des auteurs bilingues originaires de langues de circulation restreinte, ayant quitté leur pays et idiome natals ou chez les écrivains en quête de consécration sur un marché littéraire étranger dont ils maîtrisent la langue à quasi égalité avec leur langue maternelle. Les observations exposées ci-dessous constituent le résultat d une double recherche : d un côté des considérations fondées sur les informations recueillies dans les ouvrages théoriques traitant de la traduction ; d un autre côté, la récolte de données qui corroborent ces hypothèses. L exposé est construit autour d un corpus constitué à partir d œuvres des dernières décennies appartenant à des auteurs bilingues franco-roumains traducteurs de leurs propres créations. Font partie de ce panel Miron Kiropol, Ilie Constantin, Virgil Tanase, écrivains de la diaspora roumaine de France,

102 Valeria Maria PIORAŞ parfaitement intégrés dans leur nouveau milieu littéraire. Obligés à adopter la langue du pays d accueil afin de se faire connaître dans l espace des lettres françaises, ils ont en commun le fait d avoir poussé le roumain en seconde ligne. Dans cette situation de bilinguisme extraterritorial, sans avoir abandonné leur langue natale, ils ont conféré au français le statut de langue prioritaire. Enfin, le traitement de cet ensemble d éléments, considérés intrinsèquement, mais aussi rapportés à la traduction allographe nous a permis de formuler des conclusions qui mettent en évidence aussi bien les points forts que les points sensibles de l auto-traduction. 2 Attitudes auctoriales vis-à-vis de la traduction L analyse de l écriture bilingue a identifié trois comportements possibles chez les auteurs confrontés à un nouvel environnement linguistique : se faire connaître en tant qu écrivains à travers un traducteur truchement ; adopter la langue du pays d accueil, plus ou moins bien maîtrisée, au détriment de la langue maternelle ; continuer l écriture en alternant les deux langues, tout en essayant de conserver leur style (Nowicki 1999:163). La première attitude tient de la situation géographique du roumain ou, selon E. Cioran, de «la solitude de notre langue» (Constantin 1997:289), géographiquement excentrée par rapport aux autres idiomes issus du latin. Traduire s avère facile lorsque la langue source jouit de la notoriété de langue véhiculaire, mais moins aisé lorsque l écrivain et son œuvre proviennent d une aire linguistique de moindre étendue, comme il en est pour le roumain. Par voie de conséquence, les bons traducteurs, agréés par les maisons françaises d édition, qui puissent faire entendre le roumain sont plutôt rares. Dans ces circonstances, le chemin que parcourt un ouvrage écrit en roumain depuis le bureau de l écrivain jusqu aux rayons des librairies et entre les mains des lecteurs français se transforme parfois en véritable odyssée. La deuxième attitude constitue, certes, la situation idéale où l écrivain étranger arrive à concevoir son œuvre directement en français : Panait Istrati, Eugène Ionesco, Emile Cioran sont, à cet égard, des références notoires pour les deux littératures qui nous intéressent. Au point même, comme c est le cas de Panait Istrati, de se voir traiter d «émigrant littéraire» par un des plus prestigieux exégètes de la littérature roumaine du XX e siècle (Călinescu 1982:969). En effet, autant les textes originaires français de l écrivain sont remarquables, autant leur version autotraduite est étrangère à la langue roumaine, notre public y ayant accès grâce à un traducteur allographe, Alexandru Talex. La troisième attitude consiste, à part l alternance des deux langues d expression, en un exercice traductif particulier, à savoir la traduction auctoriale, lorsque l auteur même se charge du passage de son œuvre dans l autre langue. Durant sa longue carrière (Saint-Jérôme compte parmi les premiers à l avoir pratiquée), la voie de l auto-traduction a été empruntée tant dans le sens

L auto-traduction chez des écrivains bilingues franco roumains contemporains 103 langue maternelle langue d adoption que dans le sens langue de création langue natale. Une fois la consécration littéraire acquise dans la nouvelle langue d expression, il existe parmi ces écrivains certains qui reprendront le parcours traductif à l intention du public de leur première langue de création. L auteur à la fois traducteur de son œuvre dans la langue de son autre horizon linguistique et culturel fait ressortir avec plus de force les nuances particulières du verbe traduire. L étymon latin traducere, traduire qui signifie faire passer, dérivé de la racine dux chef (Hassoun 1993:228), met en évidence les pleins pouvoirs dont l auteur dispose et qu il exerce dans la translation de son propre texte dans sa seconde langue. Cette même autorité permet à l écrivain que lors de l adoption d une nouvelle langue d expression il opère des corrections dans l orthographe de son nom, afin d éviter les distorsions de prononciation, de sorte aussi à réduire l écart entre ses deux espaces identitaires : c est ainsi que Miron Chiropol a cédé le pas devant son double français Kiropol, orthographe respectée d ailleurs par la critique littéraire roumaine ; que Virgil Tanase est, par l abandon des diacritiques roumains, la nouvelle identité française d un autre auteur. 3 Coordonnées de la traduction auctoriale Les repères utilisés dans l identification des traits spécifiques de la traduction auctoriale sont empruntés à la traduction allographe, en raison de leur intention et démarches communes. Comparés et analysés au fur et à mesure de leur énumération, ils feront ressortir tant les points forts que la fragilité de l autotraduction. L expérience de l entre deux langues que suppose l acte de traduire est encore plus forte dans la situation que vit l écrivain qui s auto traduit, car lors de son passage au nouvel idiome, le rapport n est plus langue maternelle langue étrangère, mais langue natale langue d adoption, où le mot «adoption» couvrirait, pour eux, deux réalités dorénavant inséparables : langue qui adopte l écrivain parce qu adoptée par l écrivain en son âme et conscience. 3.1 Le qui de la traduction L acte de traduire suppose des coordonnées formulées succinctement comme : «le qui, le quoi, le comment, [ ] le quand du traduire» (Meschonnic 1999:19), auxquelles il convient de rattacher le où, la matrice culturelle. Qui concerne l expression des deux subjectivités impliquées dans l acte traductif, celles du traducteur et de l auteur. Qu il s agisse de deux sujets traduisants distincts ou d un seul à double vocation, le bilinguisme en est la condition sine qua non. Lors du passage d une langue dans l autre, le traducteur allographe tente, avec plus ou moins de succès, à rendre les aspects uniques et individuels de l œuvre originale. À la différence de la traduction, acte plurivoque, écho de chacun des sujets traduisants, se traduire se définit comme univocité, les deux voix, de

104 Valeria Maria PIORAŞ l auteur et du traducteur, résonnent à l unisson. D ailleurs, si la hiérarchisation des jugements portant sur les diverses traductions d une même œuvre est possible, c est justement en raison de cet exercice pluriel dont elle est l objet. Dans la situation où le même sujet assure, scripteur et passeur à la fois, le double filtrage linguistique, les profits du lecteur à qui on épargne les éventuelles erreurs de l intermédiaire (truchement) sont indéniables. L auteur traduisant son propre ouvrage arrive à assurer la communion de ces deux entités, cohésion que des traducteurs allographes ne réussissent pas toujours à atteindre. Acquérir le statut d écrivains de langue française à part entière s est avéré pour chacun des trois écrivains cités un parcours d endurance, au long duquel l auto-traduction a constitué une étape préparatoire (Miron Kiropol), une accolade réunissant en langue d accueil des vers des années roumaines (Ilie Constantin) ou l autre versant de l activité de traducteur exercée par Virgil Tanase. Enfin, mais non en dernier lieu, les corrections orthographiques francisantes, mentionnées antérieurement, destinées à éviter les distorsions de prononciation font aussi partie de ce parcours autotraduisant. Il y a donc, dans la situation particulière de ces personnalités, plusieurs changements qui s opèrent : un changement biographique (par le nouvel horizon géographique), linguistique et culturel (par le nouvel idiome d expression) et, pour certains d entre eux, identitaire (par l adaptation du nom à une nouvelle orthographe et prononciation). 3.2 Le quoi de la traduction Le quoi se pose, métaphoriquement, en termes de relation matrimoniale (Larbaud 1997:89), sachant que le traducteur court le risque d une mésalliance due à un mauvais choix, à une insuffisante connaissance du texte ou à l absence de toute affinité avec l original (traduction commanditée, par exemple). On peut dire que ces écueils sont évités dans la situation de la traduction auctoriale qui répond ainsi à une des conditions essentielles de l acte traductif l empathie, la parfaite intimité avec l œuvre à traduire. 3.3 Le comment de la traduction Fidélité et ré-écriture constituent le comment de la traduction entreprise par l auteur même. La traduction est une pratique ambivalente, résultat du conflit que vit le traducteur, oscillant entre le besoin de reproduire et celui de créer soi-même. La dichotomie entre la lettre et l esprit, le mot et la signification demande de la part du traducteur un nouveau choix entre la forme et le fond. En outre, il est continuellement tiraillé entre le devoir de fidélité (la littéralité) et le désir de liberté (la littérarité), entre le respect de la forme et la restitution du sens. L excès de fidélité envers le texte à traduire se mue en allégeance, alors que, poussée à l autre extrême, insouciante de l original, la fidélité vaudrait celle du truchement d antan. Respectueux de la forme, le traducteur se placera dans le camp des sourciers, alors que soucieux du sens, il se rangera du côté des ciblistes.

L auto-traduction chez des écrivains bilingues franco roumains contemporains 105 Or, la reconstruction de l original dans l autre langue évite à l écrivain qui se traduit soi-même les épithètes qui souvent taxent l acte de traduire d activité ancillaire ou d allégeance, ainsi que les opinions souvent dépréciatives réservées aux traducteurs allographes traités de scribes subalternes ou de caméléons de l écriture. Mis en parallèle, l original et la version auctoriale ont tout des «sœurs jumelles [ ] pas pour autant siamoises». (Oustinoff 2001:279) Les modifications qu entraîne la traduction, les sévices lexicaux et stylistiques peuvent aller jusqu à faire subir au texte de départ, considéré comme un organisme robuste et intègre, des distorsions associées à la tératologie (Meschonnic 1999:27). Ainsi s explique l opinion catégorique sur l échec quasi unanime des traductions, de même que le pronostic pessimiste avancé par certains exégètes sur les résultats à venir de cette entreprise (Steiner 1998:534). D autre part, l intervention autoritaire de l écrivain auto-traduit est justifiée par ses droits de paternité, ce qui mérite de les considérer comme des palliatifs plutôt que de les incriminer comme des tares. Bannies lorsque le texte est traduit, les interventions par remodelage et remoulage sont autorisées dans la traduction auctoriale, au titre de «belles infidèles», et ce sont bien elles qui font toute la différence avec les traductions allographes. La situation de l auteur scripteur et traducteur de son œuvre correspond à un «paradoxe de trahison par ennoblissement» (Steiner 1998:406) ; aux lettres de noblesse ainsi acquises s ajoute, pour des ouvrages rédigés en roumain, le prestige que leur offre la transposition dans une langue véhiculaire le français. Les libertés auxquelles s adonnent les auteurs dans la ré-écriture traduisante de leurs textes couvrent une aire vaste et surprenante par les moyens adoptés. Tout d abord, les modifications que le lecteur perçoit dans les titres : si le recueil de Ilie Constantin Le marchand de sabres/ Neguţătorul de săbii a conservé intacte sa forme originale, chez Miron Kiropol le titre roumain a subi, lors de l auto traduction, des ajouts : Diotima. Morţii se / Diotima. Les morts s en mêlent. Éperonnés par la hantise du mot défaillant, les traducteurs mettent à leur profit la malléabilité de la langue, afin de restituer la langue privée, l idiome singulier (Steiner 1998:86, 231) du texte-source. Raison de plus pour l auteur qui se traduit de faire en sorte que le langage d arrivée vaille celui de départ, et d agir en conséquence sur le vocabulaire et la grammaire, quitte à leur faire subir des supplices jusqu aux limites de la compréhension. Ce traducteur sui generis transgresse la frontière qui sépare la langue maternelle et la langue d adoption, arrivant à «se jouer des mots / jouer avec les mots» (Hassoun 1993:232). À cet égard, la participation de la traduction au renouvellement du langage, à sa vie voire à sa survie est unanimement reconnue. George Steiner apprécie que la contribution de la traduction au rafraîchissement lexical d une langue peut emprunter la forme d «un processus de dislocation, l amalgame de langues existantes ou la quête d un système de néologismes. Il est rare que ces trois procédés se manifestent séparément». (Steiner 1998:264) Voici quelques exemples à l appui. L innovation lexicale par l amalgame des langues exploite notamment les origines communes de nos deux langues et leurs capacités dérivatives. Parmi les mots ainsi créés citons :

106 Valeria Maria PIORAŞ douceâtrerie (Kiropol 1991) ; pures fictions, des néologismes forgés à partir d éléments français : clochardesque (Kiropol 1991) ; mots construits ex nihilo (hapax) et d existence éphèmère : un «appareil de gymnastique aux implications ichtyophoriques» (Tanase 1980:131), adjectif désignant un banal aquarium sphérique. Dans la même palette des moyens utilisés pour rendre la couleur locale s inscrivent les «roumanismes», tentatives de légitimer en français des mots, des tours spécifiques à la langue de l original (diochiul, bogdaprosté), pratique opposée à l habitude qu ont certains traducteurs de franciser. Cultiver ou conserver comme tels des mots ou des tournures rappelant les sources natales étrangères, constitue une manœuvre qui aide l écrivain à transporter le lecteur français dans l ambiance du texte d origine de Miron Kiropol parsemé de toponymes (Glamboceni) et d anthroponymes adaptés ou non à l orthographe française (Nikita, Pouïou, Ileana Simziana chez Miron Kiropol). Le changement de catégorie lexicale, procédé commun aux deux langues, ne manque pas chez deux des auteurs cités. Le rivage auquel aspire le poète, refuge secret, vague, immatériel «în altǎ partele», est rendu en français «inconcevable et vrai, l ailleurs remplit l ancestrale longue-vue de la mémoire». (Constantin 1997:234, 235) Citons aussi un enchaînement de constructions qui relève de la même transformation nominale «les hommes ne sauraient être ce qu ils sont, tant que leur corps ne relève le bien vrai du jamais vu, le je suis du il n est plus». (Tanase 1980:197) 3.4 Le quand de la traduction Le quand du traduire, l historicité, partie intégrante de la définition de l acte traduisant, consiste à investir le texte d autorité dans une autre langue et un autre temps, à lui conférer valeur d œuvre à part entière. Traduire signifie, en fin de compte, continuer et faire revivre dans une langue différente, selon l âge de l œuvre, pour des lecteurs d une époque différente, le discours, la culture, l histoire, le sujet de l œuvre d origine. Un sujet unique, s écrivant et se traduisant à la fois, saura sûrement éviter l historicisme, terme qui implique caducité, reproche souvent adressé aux traducteurs allographes. À la différence de la traduction allographe qui, par la pluralité des versions successives, souvent séparées par des intervalles temporels importants, est associée, à l échelle de la grande histoire, à la diachronie, la traduction auctoriale se décrit en termes de synchronie, de succession serrée, dictée par l existence biologique de l écrivain. La particularité de la coordonnée chronologique dans le cas de la traduction auctoriale réside dans son côté fermé, limité. Le fait est comparable aux diverses traductions allographes d une même œuvre, entreprises par le même traducteur et, à cet égard, traduction allographe et auctoriale tiennent de la diachronie. La traduction allographe, plurielle, suppose un nombre indéfini d œuvres ; plurivoque, elle suppose un nombre indéfini de voix, chacune apportant sa propre interprétation. En termes de probabilité, les chances de survie d une œuvre varient selon le nombre des ses traducteurs, un taux plus élevé donc dans le cas des traductions, des risques de disparition plus importants dans la situation d un traducteur unique. D un autre

L auto-traduction chez des écrivains bilingues franco roumains contemporains 107 côté, la traduction auctoriale offre des chances d affirmation à des œuvres dont certaines injustement vouées à l anonymat. Malgré la superposition scripteur traducteur, la traduction auctoriale rejoint la traduction allographe par le fait que les deux sont sources de versions multiples, à une seule, mais essentielle exception : l auto-traduction se borne au même prototype. L opposition pluralité / unicité traductives permet de définir les deux types de traductions comme degrés extrêmes d ouverture : ouverture totale dans le premier cas de figure, limitation extrême lorsqu on se traduit. 3.5 Le où de la traduction Dans la lignée des coordonnées proposées par Henri Meschonnic, nous rendrons par où l aire et la visée culturelle que suppose toute traduction. Au sens propre, l adverbe connote l espace ; placé dans la situation de la traduction, il renvoie aux réalités géographiques de l élaboration du texte (la source) et de sa réception (public étranger ciblé), étroitement associés aux deux cultures d origine et de destination. En effet, tout texte est porteur d une empreinte culturelle. Traduire dépasse ainsi la simple superposition littérale des deux textes, de départ et d arrivée, la traduction est aussi porteuse de connotations et «présuppositions culturelles» (Ladmiral 1994:148) propres aux contextes des deux idiomes visés. La traduction exige un mouvement permanent entre les «langues cultures» en contact (Meschonnic 1999:194), qui met à l épreuve les aptitudes du traducteur à rendre la charge culturelle que transporte le contenu lexical d un bord à l autre. Si l itinéraire s avère quelquefois parsemé de pièges et d obstacles pour les traducteurs allographes, il est parfaitement transparent aux yeux des écrivains auto-traduits. La position de force de l écrivain se traduisant soi-même est indéniable, la familiarité avec ses deux langues et cultures lui permet de saisir mieux que quiconque le poids des connotations culturelles identifiées dans le texte en langue-source et d en restituer intégralement la valeur en langue-cible. 4 Conclusions Traduction et auto-traduction suivent un parcours partiellement identique, qui suppose un invariant (l œuvre originale) et des variants (traduction/s et autotraduction/s). La traduction auctoriale présente un certain nombre de bénéfices, sans être, pour autant, une panacée aux défaillances de la traduction, pas davantage une rivale. C est une entreprise parallèle, une alternative, qui peut mieux mettre en lumière le labeur des traducteurs tenus à rendre en langue étrangère le maximum d éléments de l œuvre originale, dans le respect des règles de la langue d arrivée, contrainte que la traduction auctoriale peut transgresser. Placer l écrivain autotraduit sur un piédestal, du haut duquel il trônerait auréolé de sa toute puissance, et mépriser le simple traducteur, serait injuste à l adresse de ce dernier.

108 Valeria Maria PIORAŞ Statistiquement parlant, les œuvres étrangères accessibles grâce aux traductions allographes représentent le pourcentage le plus significatif. Chacune avec ses moyens, communs et spécifiques à la fois, la traduction et son alternative, l auto-traduction, continuent à défier la confusion infligée aux parlers de ce monde, et à remédier au désordre linguistique d après Babel. Considérée dans sa synchronie, la traduction auctoriale est une réalité qui a toutes les chances de se multiplier avec l actuelle configuration mondialisée de la République des lettres. Elle pourrait bien se présenter comme une possible issue, partielle, c est vrai, à la situation babélienne que vivent encore les œuvres contemporaines, notamment celles qui émergent comme on l a déjà signalé de littératures exotiques de moindre envergure géographique. Mais ce type particulier de traduction littéraire représente une situation à double tranchant, qu il est possible de synthétiser. 4.1 Points forts : La traduction auctoriale affirme la position de force de l écrivain qui se traduit par rapport aux autres traducteurs, position en vertu de laquelle il bénéficie d une marge de liberté plus importante que ses confrères dans l interprétation et le remodelage de l œuvre-source. L autorité conférée par la paternité, le bilinguisme, les dons artistiques se portent garants de la qualité de la transposition de l œuvre autrement exposée à diverses erreurs. Les risques de l intraduisible, des incompréhensions fâcheuses, des à peu près ou improvisations que courrait le texte d origine sous la plume d un traducteur externe sont quasi nuls. Traduire est, au-delà d un passe-temps profitable intellectuellement, une activité rémunérée inscrite dans la nomenclature des métiers ; la traduction constitue le gagne-pain pour bon nombre de professionnels qui la pratiquent. Les traducteurs littéraires travaillent surtout dans l édition, secteur soumis aux contraintes des droits d auteurs, qui dans le cas de la traduction en limitent l exercice. Or c est justement en cela que réside un des avantages de la traduction auctoriale : l absence de redevance envers l auteur à traduire. Par voie de conséquence, dans une perspective idéale, la traduction auctoriale répondrait, à part les exigences de qualité, aux critères de quantité, remédiant à l éventuelle omission de tel ou tel pan de l œuvre d un auteur étranger. 4.2 Points faibles : Autant les points forts sont évidents, autant les points faibles correspondants sont facilement saisissables. Qui, quoi et quand individualisent la traduction auctoriale, lui confèrent les traits d un acte triplement fermé, par son sujet, son objet et sa temporalité : le

L auto-traduction chez des écrivains bilingues franco roumains contemporains 109 même auteur, traducteur de la même œuvre. L unicité des deux entités impose un nombre fini de versions, limité par la durée de vie de l auteur traducteur. L historicité de l autotraduction se pose en termes de temporarité, biologiquement déterminée par la limite de vie de l écrivain. Le bilinguisme peut s avérer un faux ami, lorsque les distances spatiale et temporelle sont trop importantes (Panait Istrati). La conséquence évidente en est l immuabilité, car l auteur-traducteur investi du bénéfice de l exclusivité décourage toute modification extérieure (renouvellement, actualisation) en raison de sa toute puissance d instance unique. Et c est dans cette même position que résident les points faibles : un seul et même traducteur ayant toujours en face de lui un seul et même auteur. A cet égard, les traductions auctoriales, pareilles aux belles infidèles, sont des présences inédites, mais à pouvoirs de séduction limités, car le miroir leur renvoie toujours l image du même visage. Selon George Steiner l échec des traductions surclasse le taux des succès et ses prévisions sont aussi pessimistes que le bilan des quatre-vingt-dix pourcents de défaillances estimés, le théoricien concluant sur un ton définitif : «et il en restera ainsi» (Steiner 1998:534). Il conviendrait peut-être que dans les dix pour cent de réussites restants, qui offrent une marge d optimisme (si modeste soit-elle), soient accueillies les traductions auctoriales. References Călinescu, G. (1982). Istoria literaturii române de la origini până în prezent. Bucureşti: Minerva. Constantin, I. (1997). Le marchand de sabres/neguţătorul de săbii. Poèmes/Poeme, 1957 1995, édition bilingue/ediţie românească, version roumaine réalisée par l auteur/versiune românească datorată autorului. Oradea: Cogito. Hassoun, J. (1993). L exil de la langue. Fragments de langue maternelle. Paris: Point hors ligne. Kiropol, M. (1991). Diotima, Tome I, Les Morts s en mêlent. Gap: La Bartavelle Editeur. Kiropol, M. (1997). Diotima. (Volumul I). Oradea: Cogito. Ladmiral, J. R. (1994). Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris: Gallimard. Larbaud, V. (1997). Sous l invocation de Saint Jérôme. Paris: Gallimard. Meschonnic, H. (1999). Poétique du traduire. Lagrasse: Verdier. Nowicki, J. (2000). Création bilingue : cas des écrivains exilés d Europe médiane. In I. Felici (Ed.), Actes du colloque Bilinguisme. Enrichissements et conflits organisé les 26, 27

110 Valeria Maria PIORAŞ et 28 mars 1999 à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l Université de Toulon et du Var. Paris: Éditions Honoré Champion (Collection Babeliana, n 2). Oustinoff, M. (2001). Bilinguisme d écriture et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov. Paris/MontréalBudapest/Torino: L Harmattan. Oustinoff, M. (2007). La traduction. Paris: Presses Universitaires de France. Steiner, G. (1998). Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Paris: Albin Michel. Tanase V. (1980). Apocalypse d un adolescent de bonne famille. Paris: Flammarion. Tanase, V. (1992). Apocalipsa unui adolescent de familie. Bucureşti: Editura Fundaţiei Culturale Române. Webliography Stan (Hetriuc), C. (2009). Alexandru Talex Traducteur de Panait Istrati en roumain, DOCT-US, 1, 124-129. Retrieved September 6, 2011, from www.doctus.usv.ro/article/download/34/88.