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QUELLE AVANT-GARDE? Mai 68 marque en France, davantage encore que dans d autres pays européens, le retour du politique dans la problématique de l avant-garde artistique et plus particulièrement dans celle de l avant-garde cinématographique. Cette problématique se constitue dans l après-coup du mouvement social qui avait donné lieu à une floraison de films d accompagnement du mouvement dits «militants» - dépourvus de tout caractère avant-gardiste. La situation est bien différente de celle qui avait prévalu en Union Soviétique dans les années 20. Il n y a pas de parti révolutionnaire, ou prétendu tel, au pouvoir. Bien au contraire, la bourgeoisie, puissamment aidée en cela par le parti communiste français et la confédération générale du travail, avait repris le cours ordinaire de sa domination, après la grande peur qui l avait amenée à envisger une solution militaire. La révolution semble un horizon à la fois immédiat et inaccessible. Les nombreuses organisations marxistes-léninistes, maoïstes, trotskystes qui prétendent la diriger sont faiblement développées et n exercent qu une influence dérisoire sur le mouvement social. Dans ce contexte, les cinéastes révolutionnaires, peu nombreux au demeurent, ne sont guère tentés de se placer «sous la direction» ou «au service» d un parti révolutionnaire qui n existe pas, malgré diverses auto-proclamations,comme cela avait eu lieu en Union Soviétique, pour un Dziga Vertov par exemple. D où la nouveauté et le caractère paradoxal de la situation. Les deux groupes de cinéma d avant-garde des années 70 en France le groupe Dziga Vertov et le groupe Cinéthique tiennent, sans le revendiquer, un rôle politique habituellement réservé aux organisations politiques. Ne parvenant pas à établir de réels rapports de travail et de collaboration avec ces organisations, malgré de multiples discussions, ils s en remettent finalement à eux-mêmes pour tenter de «faire politiquement des films politiques». Non que ces groupes vivent en autarcie théorique. Ils sont fortement influencés, et le revendiquent haut et fort, par le marxisme dans sa version althusserienne (sur la question des appareils idéologiques d Etat principalement), par les analyses de Lénine sur la transformation du capitalisme en impérialisme, par les écrits philosophiques de Mao tsé Toung («De la contradiction» surtout). Mais précisèment il leur semble que ces références, à la fois théoriques et pratiques, ne sont pas réellement prises en considération par les organisations politiques avec lesquelles ils sont en discussion. Cela les renvoie à une solitude politique qui n est pas un isolement. Malgré les moyens de production très limités dont ils disposent (tous leurs films sont tournés en 16 mm avec des budgets dérisoires), les deux groupes parviennent à réaliser des films et leur diffision donne lieu à de nombreux débats. C est dans la mesure où le cinéma d avant-garde à cette époque échoue à rencontrer une avant-garde politique introuvable qu il tend à se constituer en avant-garde esthético-politique. Les orientations et directives politiques ne sont plus données de l extérieur par une organisation ou un parti, elles résultent de la mise en jeu du cinéma dans les contradictions de la société des années 70. De telles tentatives ne peuvent être déconsidérées par l accusationcouperet de «formalisme», comme cela avait pu être le cas à l encontre de Dziga Vertov. Ceux qui proféreraient cette accusation seraient immédiatement renvoyés à leur propre impuissance politique. Pour la première fois dans l histoire, et sans en référer à quelque autorité politique que ce soit, des cinéastes ont la possibilité de faire interagir en un tout indissociable des orientations politiques d avant-garde et une pratique cinématographique d avant-garde. Il en résulte des questionnements inédits sur la place du cinéma dans la société et sur la façon pour lui de jouer un rôle dans sa tranformation révolutionnaire.

La relation triangulaire cinéaste-film-spectateur fut d abord placée sous le signe du travail. Le travail demandé au spectateur renvoyait au travail du cinéaste et à celui du film. Le corps filmique devait porter les traces du travail, technique aussi bien qu artistique, qui lui avait donné naissance dans des conditions de production déterminées. Le film devait rompre avec son statut de produit de consommation, de marchandise, y compris de marchandise culturelle destinée à des spectateurs cultivés. On tendait à exiger qu un film énonce tout de lui-même. Le film était envisagé comme un processus de travail allant à la rencontre d individusspectateurs engagés dans d autres processus de travail. La finalité de divertissement assignée au cinéma occultait le travail du film et le cinéaste ne pouvait la déjouer qu en développant sa potentialité d opérateur critique de la représentation. Le paradoxe est que la notion de travail s appliquait à des films libérés pour la plupart des containtes de l industrie et où la part de jeu était importante. Mais il s agissait précisément de renforcer les virtualités ludiques du cinéma pour contribuer à rétablir, dans tous les aspects de la vie, l unité entre le tavail et le jeu. Il s agissait de libérer le travail des contraintes, particulièrement évidentes dans les taches d exécution, qui l apparentaient à un rituel sacrificiel. Envisagé de cette façon, le film comme processus de travail était la condition même d une jouissance esthétique non aliénée. Encore fallait-il que ces rapports de travail ne fussent pas régis par des rapports d exploitation. La division dite «technique» du travail fut contestée à l intérieur bien entendu de l équipe de réalisation du film le cinéaste agissant comme «patron du sens» à l égard de techniciens sommés de se taire et d exécuter ordres et consignes -, mais aussi à l intérieur de cette «équipe» formée par le cinéaste et le spectateur : le cinéaste ne devait plus diriger le spectateur comme un acteur mais le situer sur le même plan que lui. Le cinéma, écrivait-on dans la revue Cinéthique, ne devait plus masquer le travail productif, origine de la plus value. C est à cette condition qu il pourrait rencontrer les autres formes d exploitation du travail qui avaient cours dans la société capitaliste. Ce projet jamais abouti d élaborer une théorie de la valeur au cinéma, sur la base de la théorie marxiste de la plus value, ne comportait pas que des aspects platement analogiques et mécanistes. Il avait pour premier mérite de dégager la valeur d usage de la valeur d échange. La valeur d usage des films ne devait plus être régie par la valeur d échange «évasion». Le cinéma ne devait plus permettre d échapper imaginairement à ses conditions réelles d existence mais tout au contraire de les affronter en vue de les transformer. Avant de réaliser ses propres films, le groupe Cinéthique en a diffusé un certain nombre qui lui permettaient d avancer, en interaction avec des groupes de spectateurs très diversifiés, socialement et culturellement, dans l élaboration de sa propre problématique. Au premier rang de ces films, il faut mentionner «Méditerranée» (Jean-Daniel Pollet, 1963), vrai-faux film d avant garde qui fut rejeté par le public du festival du film d avant garde de Knokke-le- Zoute, en Belgique, l année de sa sortie. Tout le travail proposé par le film au spectateur consiste pour lui à atteindre ce point de vue où aucune image ne pourrait plus être constituée en représentation porteuse de significations préconstruites et générant des interprétations fondées sur la reconnaissance d un déjà connu. A proprement parler, le spectateur ne se reconnaît plus dans les images qui sont offertes à sa reconnaissance. Il ne se reconnaît plus dans ces images bien qu elles soient parfaitement identifiables, une pyramide, un temple grec, une corrida, une mandarine, le sourire d une jeune femme, et d autres motifs visuels apparemment tout aussi banals. Le spectateur n a plus la maitrise de ce qui lui est montré tout

comme le cinéaste se sent dépossédé par ce qu il filme.le film nous fait passer, en un vertige constamment renouvelé, du connu à l inconnu et exige, pour être compris, que le spectateur explore en lui de l altérité. L effet le plus décisif produit par «Méditerranée» est de permettre au spectateur de se découvrir autre qu il n est et, cela, en le renvoyant perpétuellement à luimême. Dix ans plus tard, Jean-Daniel Pollet réalise «L Ordre», qui pousse à un point extrême l interpellation du spectateur. Il est question dans ce film de l histoire des lépreux en Grèce, d abord reclus dans une île au large de la Crète, l île de Spinalonga, puis soignés dans un hôpital dont il leur est, de fait, impossible de sortir pour retourner dans un monde qui ne veut pas d eux. Tout guéris qu ils soient, ils continuent à faire peur à ceux que l on n ose nommer leurs semblables, avec leurs traces de décomposition du corps sur le visage. «Est-ce que tu crois que la mort c est contagieux?», interroge le film. «L Ordre» aurait pu jouer la carte, mille fois abattue, de la compassion. Il se l interdit absolument, aidé en cela par Raimondakis, un lépreux qui a mûri pendant de longues années une pensée incandescente : la pensée de l exclusion de son goupe par les «gens sains». Raimondakis refuse de se laisser constituer en objet de spectacle et commence par interpeller le cinéaste. Va-t-il, comme ceux qui ont débarqué sur l île au fil des années, capter des images pittoresques à la va-vite et les assortir d un commentaire de son crû, à mille lieux des préoccupations des lépreux? Va-t-il au contraire entendre leur discours et faire un film en correspondance avec ce discours? Tant que le film ne sera pas terminé, le doute ne sera pas levé. Dans son interpellation, Raimondakis place le cinéaste et le spectateur sur le même plan. C est également la démarche du cinéaste. Nous regardons bien sûr la figure de la lèpre qui se présente devant nos yeux, nous sommes au cinéma, mais c est le lépreux qui dirige le regard que nous portons sur lui. Renversement fabuleux : le film nous regarde en train de le regarder et questionne la nature de notre regard. Et c est finalement l être politique du spectateur qui est interpellé. «Bientôt vous deviendrez des détersifs et vous habiterez dans les ordures», lance Raimondakis. Et cette injonction : «Arrêtez, pendant qu il est encore temps, arrêtez «. D autres démarches cinématographiques s attachentà rendre intenable la position de spectateur. La plus radicale et la plus systématique est certainement celle de Jean-Pierre Lajournade («Cinéma, cinéma», 1969, «Le joueur de quilles», 1968, «La fin des Pyrénées», 1971). Il ne s agit plus de détourner le spectacle à la manière des situationnistes, pour lesquels tout est devenu spectacle, mais de détourner le spectateur du spectacle. Le spectateur n est plus invité à partager le travail du film mais à refuser tout travail, y compris celui qui l impliquerait dans une fiction de révolte comme dans «La fin des Pyrénées». La seule façon de se révolter est de vivre sa révolte dans la réalité. «La fin des Pyrénées» est un film rebelle, non parce qu il exprime une révolte mais parce qu il formule, à travers une représentation de la révolte que le société peut accepter et intégrer en tant que représentation, l organisation même de la société envisagée dans ses rouages essentiels. «La fin des Pyrénées» combat l illusion d une émancipation possible de la société par l imaginaire. Toute fiction renvoie à l organisation de la société et toute révolte vécue par procuration, à travers des personnages, ne fait que renforcer une société dont l imaginaire est de plus en plus dominé par la communication publicitaire. Ce n est pas l échec d une révolte que raconte le film, c est l échec de la fiction assimilée au monde des satisfactions substitutives.

Il ne s agit pas ici de dissoudre l art dans un quotidien esthétisé. Il s agit de rendre le cinéma impossible pour qu advienne la réalisation de l impossible dans la vie. C est cette utopie qui meut le cinéma de Jean-Pierre Lajournade. Mais la dimension utopique est une des principales composantes du cinéma d avant-garde qui se constitue à cette époque. La transformation révolutionnaire du cinéma est immédiatement liée à la transformation révolutionnaire de la société et à celle de l individu-spectateur dans la société. Toute forme de séparation entre l art et la vie est violemment refusée, comme l ont déjà revendiqué plusieurs mouvements d avant garde, mais ce refus englobe cette fois tous les aspects de la vie et intégre ses dimensions politique et idéologique. L art lui-même n est plus séparé de la politique et de l idéologie.le travail du film consiste précisément à faire interagir ces différentes dimensions avec pour unique objectif la transformation de la réalité vécue. Le cinéma devient alors un lieu de réflexion-transformation de l ensemble des pratiques sociales. Le cinéma travaille des états de vie qui sont questionnés dans leur relations à l idéologie, à la politique et à l économie. Il devient aussi un opérateur d analyse de contradictions qui ne sont visibles que dans leurs effets. Telle est l orientation qui prévaut dans les films des groupes Cinéthique et Dziga Vertov.Dans «Vent d Est» (1969), la critique de la représentation est pensée en termes de classes et le spectateur doit d abord se situer par rapport aux enjeux, à la fois théoriques et pratiques, de la lutte de classes. Le concept de représentation est assimilé à celui d idéologie qui constitue chaque individu, interpellé en sujet, dans un rapport imaginaire à ses conditions réelles d existence («Luttes en Italie», 1970). Etroitement influencée par l analyse althusserienne des appareils idéologiques d Etat, cette démarche laisse pendante la question du désir qu auraient les «individus» - du moins une grande partie d entre eux de vivre à l intérieur de ce rapport imaginaire. C est en tout ces une des hypothèses les plus fondées qui peuvent être mises en avant pour explmiquer l échec du mouvement révolutionnaire à cette époque. «Quand on aime la vie, on va au cinéma» (groupe Cinéthique,1975) se livre à un démontage systématique des représentations dominantes, sur fond d une analyse critique de la fonction sociale du cinéma. Si l immense majorité des films propose des représentations conformes à la reconduction du désordre existant, la première de ces représentationsz leur est externe. Elle a trait à la programmation sociale du désir de cinéma. Que peut-on attendre, espérer, des moments de cinéma que la vie nous ménage? On achète un billet pour un voyage organisé par des spécialistes de l imaginaire, que ce voyage vous fasse traverser des paysages ou des visages, en des rapports codifiés par des genres à maturation lente où le spectateur a pris des habitudes de dérive fictionnelle, d où vient que le mloindre écart lui fait l effet d une agression, comme la lumière rallumée dans la salle en cours de projection. Le cinéma dominant a construit un spectateur qui correspondait à son offre en films. Mais il n y aurait jamais réussi s il ne s était pas appuyé sur l existence d un besoin enraciné, à la fois socialement et physiologiquement. La réussite du cinéma de divertissement repose sur le besoin d évasion éprouvé par un public auquel la vie n apporte pas les satisfactions espérées. Le cinéma de divertissement procure des satisfactions substitutives. Sa mission consiste a rendre plus supportable la vie telle qu elle est. L imaginaire y est autant asservi que travesti le rapport au réel. Tout discours critique interne au cinéma, et même celui qui se donne pour projet d analyser ses dispositifs, est incapable, par sa seule force conceptuelle, à combattre les mécanismes de projection et d identification que de nombreux auteurs ont déjà explorés sous différents

aspects. Les spectateurs qui ont une conscience plus ou moins claire de leur existence s y laissent prendre néanmoins. Il faut agir sur la réalité du besoin qui donne force à ces mécanismes pour qu une transformation significative se produise dans les comportements spectatoriels. Cela suppose une action externe au film. Cela suppose que le cinéma soit vécu et pensé comme un des lieux où la société se transforme. Il est de tradition historique de marquer la simultanéité des ébranlements politiques et des ébranlements artistiques. Le cinéma se transformerait pour répondre aus transformations de la société ou pour les préparer. Mais l interaction de l art et de la politique dans l avant garde cinématographique des années 70 met surtout en évidence des distorsions et des décalages. Un film qui remet en question le cinéma comme loisir, c est-à-dire un film en travail, s oppose à l efficacité politique immédiate. Et pourtant, il n est pas de pratique politique révolutionnaire possible sans cette remise en question. A moins de le réduire à l ombre de ses possibilités, le cinéma est un instrument peu manipulable à des fins directement politiques. Un film n est pas productif politiquement, au sens où il n est pas une pratique politique et ne peut se substituer à elle. L espace politique du film, c est le rapport de confirmation ou d opposition qu il entretient avec les conceptions du monde qui se constituent dans le cinéma de son temps, aussi bien dans les relations étéblies avec le cinéma comme sortie et comme spectacle, dans les conduites spectatorielles induites par le fonctionnement des films que dans les formes de montage. Sa relation à la politique est médiatisée par la philosophie. Et si la même conception du monde sert de base à l élaboration d une ligne politique et à la fabrication d un film, elle n a pas à résoudre les mêmes problèmes dans l une et l autre situation. Dans la première situation, il s agit de traduire une analyse de la société en orientations, directives et mots d ordre. Dans la seconde, il s agit de transformer, selon une orientation politique donnée, le système de représentations, à la fois interne et externe, qui lie le cinéma à son spectateur. Encore faut-il que cette orientation politique ne cherche pas à se représenter dans une forme qui lui resterait extérieure, encore faut-il qu elle devienne cette forme, qu elle la produise. C est dans le mouvement de passage d une conception du monde à une pratique du cinéma qui soit susceptible de lui correspondre que le film trouve son efficace politique, même si cet efficace est limité par la situation historique où le film est produit et diffusé. L expérimentation avant gardiste des années 70 nous apprend néanmoins qu aucune révolution ne peut avoir lieu si elle n affecte pas l ensemble des pratiques sociales des individus qui s y trouvent impliqués. Gérard Leblanc