«Même un «Big Man» doit être traduit en justice» Leçons tirées du procès de Charles Taylor



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Transcription:

«Même un «Big Man» doit être traduit en justice» Leçons tirées du procès de Charles Taylor Résumé L'inculpation de Taylor a démontré que la loi est puissante. Elle est peutêtre imparfaite ou inégale, mais lorsqu'elle est enclenchée, elle est puissante. -Leader de la société civile, Freetown, le 13 janvier 2012 Le 26 avril 2012, l'ancien président libérien Charles Taylor est devenu le premier ex-chef d'état depuis le procès de Nuremberg contre les responsables nazis après la Seconde Guerre mondiale à faire face à un verdict devant un tribunal international ou hybride (international-national) pour des accusations de crimes graves commis en violation du droit international. Cela a été un moment historique pour les victimes de guerre en Sierra Leone où Taylor a été condamné pour complicité de crimes contre l'humanité et crimes de guerre pendant le conflit armé brutal dans ce pays de 1991à 2002 pour la sous-région de l Afrique de l Ouest, et pour les efforts internationaux visant à garantir que les auteurs des crimes les plus graves soient tenus de rendre des comptes. 1 L'annonce d'un jugement dans l'affaire Taylor a également été un moment dont certains ont cru qu il ne viendrait jamais. Pendant près de trois ans après le descellement le 4 juin 2003 de la mise en accusation de Taylor par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL, ou «Tribunal spécial»), Taylor a vécu dans un exil confortable au Nigeria, tout en restant 1 Taylor a été reconnu coupable au-delà de tout doute raisonnable des 11 chefs d accusation retenus contre lui selon la théorie qu il a été complice de ces crimes et en est donc individuellement pénalement responsable. Il a également été reconnu coupable d avoir planifié des attaques contre le district de Kono, riche en diamants dans l est de la Sierra Leone, et contre la ville de Makeni, centre économique de la partie nord de la Sierra Leone, fin 1998, ainsi que de l invasion de Freetown début 1999, lors de laquelle des crimes de guerre et crimes contre l humanité ont été commis. Le tribunal a condamné Taylor à une peine de 50 années d emprisonnement. 1 HUMAN RIGHTS WATCH JUILLET 2012

un acteur de la politique ouest-africaine. Après l arrestation de Taylor le 29 mars 2006, six années supplémentaires se sont écoulées avant que le Tribunal spécial ne rende son verdict, avec près de quatre ans de procédures durant cette période. Bien qu'il ait été tant attendu, le procès de Taylor et la délivrance d'un jugement par un processus judiciaire crédible envoient un signal puissant que le monde est devenu un lieu moins accueillant pour les dirigeants au plus haut niveau accusés d'avoir commis les crimes les plus graves. Le procès de Taylor reflète une rupture majeure de l'impunité dont les chefs d'état ont traditionnellement bénéficié lorsqu ils sont impliqués dans le génocide, les crimes de guerre et crimes contre l'humanité, mentionnés dans ce document comme «crimes graves». Le procès de Charles Taylor a une signification particulière pour les Africains de l'ouest. Pendant des décennies, les soi-disant «big men» des individus puissants qui soit dirigeaient des groupes armés soit exerçaient un important pouvoir politique ont été en mesure de perpétrer des exactions dans la sous-région, apparemment sans crainte de faire l objet d une enquête ou d être tenus de rendre des comptes. Le procès de Taylor est la première fois qu'un tel individu a été placé en détention et forcé de répondre à des allégations de crimes internationaux devant un tribunal. Ce rapport fournit une analyse de la pratique et de l'impact du procès. Le rapport n'est pas un récit chronologique du procès de Taylor, ni un examen des divers arguments juridiques. La première partie fournit des informations générales sur le conflit armé en Sierra Leone, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et Charles Taylor. La deuxième partie examine le procès lui-même, notamment les questions liées à l'efficacité, l'équité, et l'interaction avec les témoins, les témoins potentiels et les sources. La troisième partie examine l'impact du procès, notamment les efforts du tribunal pour rendre son travail accessible aux communautés les plus touchées par les crimes, les perceptions du procès en Sierra Leone et au Libéria, pays voisin, ainsi que ses effets sur la pensée et la pratique liées à l obligation de rendre des comptes et au respect des droits humains. Notre objectif prioritaire est de tirer des leçons afin de promouvoir dans l'avenir les meilleurs procès possibles de suspects de haut niveau impliqués dans le génocide, les crimes de guerre et crimes contre l'humanité. «MEME UN «BIG MAN» DOIT ETRE TRADUIT EN JUSTICE» 2

En ce qui concerne la pratique judiciaire, les procès de dirigeants de très haut niveau pour des crimes graves commis en violation du droit international peuvent être complexes, longs et lourds surtout en raison des limites de la jurisprudence et de la pratique dans le système relativement nouveau de la justice pénale internationale par rapport aux systèmes judiciaires nationaux plus développés. Le procès de Charles Taylor a progressé dans un contexte de critiques et de préoccupations sur les chances de succès de procès de dirigeants de très haut niveau devant des tribunaux de crimes de guerre internationaux ou hybrides, à la suite du procès de 2002-2006 de l'ancien président serbe Slobodan Milosevic devant le Tribunal pénal international pour l'ex-yougoslavie ( TPIY). Ce procès a été marqué par son atmosphère parfois chaotique et par la mort de Milosevic survenue avant qu un jugement n ait pu être prononcé, près de sept ans après son inculpation. Prouver la culpabilité ou préparer la défense d'un haut représentant qui est accusé d'être légalement responsable de crimes mais qui ne se trouvait pas à proximité des lieux où ces crimes ont été commis peut être difficile et fastidieux. L'ampleur souvent importante des crimes allégués, la longue période de temps et les larges zones géographiques concernées présentent des obstacles supplémentaires. Les juges sont confrontés à des défis particuliers lors de tels procès. Ils sont chargés de mener des procédures rapides, de garantir le respect des normes internationales de procès équitables et d éviter la manipulation des procès, notamment par l'accusé pour servir des intérêts politiques. Coordonner la logistique et la protection d'un grand nombre de témoins qui souvent ne vivent pas là où le procès a lieu et peuvent être confrontés à des risques de sécurité présente des difficultés supplémentaires pour le tribunal. Le procès de Taylor a largement évité les perturbations majeures qui auraient pu entacher la procédure. Il est également remarquable pour son ambiance généralement professionnelle, et son caractère relativement bien géré. L'effort du procureur pour élaborer un acte d'accusation dépourvu d'excès de détails ainsi que le nombre limité de chefs d'accusation retenus, soit un total de 11 semble avoir contribué à éviter certains des pièges du procès Milosevic, bien que l'attention visant à faire en sorte que les actes d'accusation disposent de suffisamment d'information pour 3 HUMAN RIGHTS WATCH JUILLET 2012

fournir un préavis suffisant à l'accusé demeure essentielle. La représentation de Taylor par un avocat semble également avoir contribué positivement à la teneur généralement respectueuse et organisée de la salle d'audience, et peut avoir contribué à éviter la démagogie ou d'autres distractions qui auraient détourné l attention des principales questions juridiques et factuelles de l'affaire, comme cela peut arriver lorsque l accusé se représente lui-même. D autre part, le procès a été caractérisé par une défense de haute qualité composée d'avocats expérimentés. En outre, le procès de Taylor fournit un exemple solide pour d'autres procès en ce qui concerne la gestion des témoins. Le tribunal a manié une logistique complexe et des arrangements sensibles pour de nombreux témoins qui n'avaient jamais quitté l Afrique de l'ouest, des témoins de l'intérieur qui avaient avoué des activités criminelles étendues et des victimes qui avaient subi un traumatisme grave. Un soutien psycho-social a été mis à la disposition des témoins tant à l audience qu en dehors du tribunal. En même temps, des enseignements devraient être tirés afin d'améliorer les pratiques futures dans les types de procédure similaires en ce qui concerne la gestion de procès, la représentation de l'accusé et l'interaction avec les témoins, les témoins potentiels et les sources. Notamment, les juges ont adopté des pratiques qui ont cherché à favoriser l'efficacité mais ont parfois contribué à des retards, tels que le calendrier ambitieux de la salle d'audience par rapport à d'autres tribunaux et l'insistance pour que les parties respectent certaines échéances. D autres pratiques telles que l approche non-interventionniste des dépositions de témoins par la Chambre de première instance et l'admission de nombreux éléments de preuve des crimes sous-jacents («preuves basées sur les crimes») ont prolongé les procédures, même si elles ont aidé à faire en sorte que chaque partie a été satisfaite de ses possibilités de présenter son affaire. La rédaction du jugement qui a pris plus d un an, en partie en raison de la rotation du personnel a également été un facteur de la longueur du procès. Des efforts plus actifs de la part de la Chambre de première instance et du greffier pour répondre aux préoccupations de la défense dans le cadre des préparatifs du procès «MEME UN «BIG MAN» DOIT ETRE TRADUIT EN JUSTICE» 4

peuvent avoir encouragé une procédure plus harmonieuse et une promotion accrue des droits à un procès équitable. La première équipe de défenseurs de Taylor a abandonné l affaire en raison de préoccupations sur le manque de ressources et de temps pour se préparer, menant à la nomination d'une deuxième équipe et à un hiatus dans la procédure dès le début du procès. D autre part, un retard à rendre une décision sur la plaidoirie d'entreprise criminelle commune a soulevé des implications potentielles pour garantir les droits de Taylor à un procès équitable. Ces défis montrent les difficultés auxquelles les juges sont confrontés dans la gestion de facteurs multiples, changeants et parfois contradictoires en jeu lors des procès de suspects de haut niveau sur des accusations de crimes graves, et soulignent la valeur des expériences antérieures de procès criminels complexes parmi les juges qui se prononcent sur ces affaires. Les trois juges de la Chambre préliminaire II, bien qu étant des juristes expérimentés, n ont généralement pas rejoint le Tribunal spécial en ayant une vaste expérience dans la gestion d affaires pénales complexes. Enfin, la mise à disposition de fonds par l accusation pour les témoins et les sources potentiels au cours des enquêtes est peut-être inévitable, mais a été une question controversée dans le procès de Charles Taylor qui devrait être gérée plus efficacement lors de futures procédures. Les procès de leaders de très haut niveau pour des crimes graves sont également importants au-delà des événements qui se déroulent au sein de la salle d'audience. Un objectif essentiel est de transmettre aux communautés les plus affectées par les crimes présumés la notion de l obligation de rendre des comptes, de sorte que la justice ait une résonance locale et devienne un concept significatif. Le procès de Taylor suggère d'importantes leçons pour la sensibilisation des populations locales afin de maximiser l'impact des procédures à venir, en particulier celles qui se tiennent loin du lieu des crimes, comme ce sera typiquement le cas pour la Cour pénale internationale (CPI). L'impact du procès de Taylor en Sierra Leone et au Libéria doit être compris dans le contexte particulier de ces deux pays. Après des conflits armés dévastateurs, les deux pays ont cherché à se distancier de leur passé violent et une paix fragile existe actuellement. Alors même que les pays voisins comme la Guinée et la Côte d'ivoire sont continuellement confrontés à des défis importants au-delà de frontières poreuses, la 5 HUMAN RIGHTS WATCH JUILLET 2012

Sierra Leone et le Liberia tentent de construire des démocraties respectueuses des droits et de faire évoluer la prospérité. Pourtant, les institutions qui sous-tendent l État de droit en Sierra Leone et au Libéria à savoir la police, la magistrature, les procureurs, et les services pénitentiaires demeurent extrêmement faibles et d'autres problèmes persistants, comme la corruption, risquent de saper les gains durement acquis. L étude de l'impact du procès à ce stade est limitée par au moins trois facteurs : premièrement, la Chambre de première instance n a rendu son verdict qu en avril 2012 et il faudra plusieurs années, voire des décennies, avant que le plein impact du procès ne soit réalisé ; deuxièmement, il existe des défis inhérents quant à isoler l'impact du procès parce que, bien que significatif, il s agit d'un facteur parmi tant d autres dans un paysage social et politique complexe ; et troisièmement, l'analyse de l'impact du procès dans le présent rapport est basée en grande partie sur des informations tirées d entretiens individuels et de groupes de discussion informels avec des membres de la société civile, des anciens combattants, des membres du gouvernement, des journalistes et des victimes de guerre à Monrovia et Freetown plutôt que sur des enquêtes quantitatives ou à grande échelle. Malgré ces limites, plusieurs observations notables peuvent être faites. Tout d'abord, de nombreuses personnes issues des communautés concernées sont au courant du procès et ont réfléchi sur sa signification. Depuis sa création, le Tribunal spécial a démontré un engagement institutionnel clair à mener un travail de sensibilisation au sein des communautés affectées, et ses efforts de sensibilisation sont un excellent modèle pour les autres tribunaux. Entre autres activités, le personnel du tribunal a créé des résumés audio et vidéo du procès dans les langues locales en vue de leur diffusion en Sierra Leone et au Libéria, et ont facilité des visites au tribunal de La Haye par les membres de la société civile de ces pays qui ont à leur tour diffusé leurs impressions sur les procédures à leurs communautés. D autre part, le procès est considéré par les communautés touchées comme très important et comme ayant amélioré la compréhension locale de l'importance de l obligation de rendre des comptes. Les Sierra-Léonais et les Libériens ont constamment affirmé à Human Rights Watch que l'arrestation et le procès de Taylor ont aidé à révéler la possibilité et la valeur de la justice en Afrique de l Ouest. «MEME UN «BIG MAN» DOIT ETRE TRADUIT EN JUSTICE» 6

Cependant, le procès ne constitue qu'une partie du processus beaucoup plus vaste de l obligation de rendre des comptes. Il a contribué à des attentes plus élevées en matière de justice, mais également à des frustrations concernant l'absence de progrès plus importants pour assurer une plus large obligation de rendre des comptes dans les deux pays. Les Sierra-Léonais et les Libériens se sont dits découragés par le fait que des criminels directs, d anciens commandants sur le terrain et des alliés de Taylor vivent librement comme des citoyens ordinaires ; certains occupent même des positions gouvernementales et d'autres postes de pouvoir. Les efforts nationaux déployés pour enquêter sur les crimes graves commis en Sierra Leone et au Libéria qui sont au-delà du mandat du Tribunal spécial sont indispensables pour que justice soit faite de façon plus exhaustive. Le manque de volonté politique de la part des gouvernements de Sierra Leone et du Libéria de poursuivre ces affaires demeure, entre autres facteurs, un défi majeur. Enfin, le procès de Taylor, et le tribunal, plus généralement, semblent avoir contribué à la promotion du respect à long terme des droits humains et de l État de droit dans la sousrégion. Tenter d'évaluer l'impact futur du procès de Taylor sur les gouvernements consiste en une recherche particulièrement complexe étant donné les multiples facteurs impliqués. Pourtant, presque toutes les personnes interrogées par Human Rights Watch ont affirmé que le procès de Taylor a eu un impact positif significatif sur les droits humains en Afrique de l'ouest. Comme une autorité l'a formulé : [Le procès a] contribué... à changer le concept historique selon lequel les dirigeants sont au-dessus des lois et [remet en question] l'acceptation que les dirigeants et les élus peuvent utiliser la guerre et la violence comme [des] moyen [s] pour mener à bien leurs projets personnels. Cela a sans doute contribué à un environnement dans lequel la Sierra Leone et le Libéria ont tenu avec succès des élections démocratiques et fait quelques progrès dans l'amélioration des droits humains fondamentaux, la lutte contre la corruption endémique et la facilitation de la croissance économique, même si des difficultés importantes persistent pour les deux pays. 7 HUMAN RIGHTS WATCH JUILLET 2012

Enseignements tirés Le procès de Charles Taylor fournit d'importants enseignements qui peuvent être utiles pour des types de procès similaires impliquant des suspects au plus haut niveau. Ce sont les Il s agit notamment des enseignements suivants : La nomination de juges pourvus d une solide expérience de procès criminels complexes peut contribuer de manière significative à une gestion efficace de la salle d'audience. L élaboration d actes d'accusation qui sont représentatifs des crimes commis sans les ensevelir sous un nombre incalculable d accusations ou de détails excessifs est souhaitable, mais veiller à ce qu'ils contiennent des informations suffisantes pour donner un préavis suffisant à l'accusé est indispensable. Les mesures visant à accroître l'efficacité comme un calendrier qui ne prévoie pas de nombreuses heures en dehors de la salle d'audience devrait être évaluées périodiquement pour leur contribution au résultat souhaité et modifiées si nécessaire. La gestion active des examens par les juges et les tentatives de concentrer les témoignages peuvent contribuer à une procédure plus expéditive, sans compromettre les normes internationales de procès équitable. Les décisions sur les requêtes devraient être rendues en temps opportun pour éviter l'inefficacité et les implications négatives afin d assurer l'équité de la procédure. La participation active des juges et des agents du greffe avec la défense concernant les préoccupations au sujet des ressources et du temps nécessaires aux préparatifs des procès peut être importante pour éviter les perturbations dans les procédures et assurer la promotion des droits internationaux relatifs aux procès équitables. Une communication transparente des échéances précises et des consultations actives avec le personnel clé pourvu de connaissances de fond peuvent favoriser une plus grande rétention du personnel dans la phase de rédaction du jugement. L élaboration de lignes directrices pour la mise à disposition de fonds par les bureaux des procureurs pour les témoins et les sources potentiels au cours des enquêtes, et une plus grande transparence au sujet de ces paiements, peuvent aider à minimiser les problèmes liés à l'utilisation inappropriée potentielle de ces fonds. «MEME UN «BIG MAN» DOIT ETRE TRADUIT EN JUSTICE» 8

L apport d une protection et d un soutien convenables aux témoins nécessite une organisation de haute qualité et complexe de la logistique des témoins, et devrait être une priorité lors de procès concernant les crimes graves, comme cela a été le cas dans le procès de Charles Taylor. Lorsque les témoins viennent témoigner, souvent au péril de leur vie et de celle de leurs familles, il est crucial que tous les acteurs judiciaires les traitent avec dignité et respect. Garantir que les communautés les plus touchées par les crimes reçoivent des informations en temps opportun et accessibles sur la procédure devrait être une priorité pour les procès à venir, comme le démontre le procès de Taylor. La transparence dans les décisions sur le lieu du procès, surtout lorsqu il sera tenu loin des communautés touchées, peut éviter tout malentendu et frustration. En outre, pour garantir la justice pour les crimes graves au Libéria et la pleine réalisation de la justice pour les crimes graves en Sierra Leone : Le gouvernement de Sierra Leone devrait rejeter l'amnistie prévue dans l'accord de Lomé de 1999 car elle a trait à des crimes graves, et la société civile devrait faire pression pour que les législateurs annulent l'amnistie si les tribunaux ne la déclarent pas anticonstitutionnelle. 2 Le gouvernement libérien devrait prendre des mesures concrètes pour mener des enquêtes et des poursuites équitables et efficaces pour les crimes graves commis en violation du droit international au Libéria, avec l'aide internationale si nécessaire. La communauté internationale devrait encourager et soutenir les procès pour les crimes graves commis au Libéria et en Sierra Leone qui ne sont pas inclus dans le mandat du Tribunal spécial, que ce soit lors de procédures purement nationales ou qui impliquent un mélange de participation nationale et internationale. 2 L accord de paix de Lomé prévoit une large amnistie devant les tribunaux nationaux pour les crimes commis durant le conflit armé en Sierra Leone. Accord de paix entre le gouvernement de Sierra Leone et le Front uni révolutionnaire (RUF) de Sierra Leone, signé à Lomé, Togo, le 7 juillet 1999. 9 HUMAN RIGHTS WATCH JUILLET 2012