Institut des Humanités de Paris «Réinventer les Humanités» Compte-rendu du séminaire du Vendredi 23 mars 2012 Humanités/Sciences «Humanités scientifiques» (Enregistrement sur le site (provisoire) de l IHP bastoutne.fr/idh) présenté par David Rabouin (CR Histoire et philosophie des sciences, Laboratoire SPHERE, CNRS Unv. Paris Diderot) et Stéphane Vandamme (Pr. Histoire Moderne à Sciences Po, programme des «Humanités scientifiques») Résumé : Du XIXème siècle, nous avons hérité un partage net entre «humanités» et «sciences», correspondant à une spécialisation et une disciplinarisation croissantes. L Université moderne s est bâti sur ce socle disciplinaire en même temps qu elle appelait, au nom de la formation d individus complets, à son dépassement. Comment penser aujourd hui un tel projet? S agit-il d en revenir à l idéal ancien de la Bildung? Doit-on prendre acte de la différence entre deux formes différentes de cultures, tout en prenant garde à ne pas rompre pour autant leur unité (en tant, précisément, que formes de «cultures»)? S agit-il réinventer un dialogue entre deux entités distinctes ou remettre en cause la nature de cette distinction? Peut-on, doit-on réactiver des formes anciennes d articulation ou, au contraire, prendre acte d une évolution profonde des deux termes invitant à des articulations nouvelles? Autant de questions qui se posent immédiatement à qui entend aujourd hui se revendiquer des «humanités». Bibliographie : Bruno Latour, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, La Découverte, 2010. 1) David Rabouin présente la problématique théorique de la place des sciences dans et par rapport aux humanités. En introduction il rappelle I importance de cette séance dans le trajet intellectuel du séminaire de l IHP (qui prolonge la séance du 28 janvier 2011 sur «Le partage Humanités/Science au prisme de l histoire et de la philosophie des sciences» CR et enregistrement sur le site). Nous sommes à la fin d une première étape. Nous avons examiné les ressources disponibles (Derrida, Rancière, Lyotard ) [et fait le point sur quelques questions sensibles : archéologie du terme (Rome, Renaissance), humanités plurielles : minoritaires et humanités des autres F.D.] sur la question des humanités, au sens traditionnel (lettres, arts et sciences humaines), il est temps de s engager dans un discours propre, structurant pour notre IHP et son orientation intellectuelle à venir. Il convient de nous situer dans le mouvement général des «Humanités», le plus souvent «Humanities» car anglo-saxon. David Rabouin résume le contexte général. Les Humanités - lettres, sciences humaines et philosophie - sont menacées de disparition dans tous les pays européens et aux États Unis, où de nombreux départements ont été supprimés. Dans le 8ém PCRD européen en cours d élaboration, projet qui définit pour toute l Europe les lignes de recherches en vue du
financement des projets européens, les «humanités» ont disparu. La Middlesex University de Londres a fermé son département de philosophie, département florissant avec de nombreux étudiants. L institut des Humanités fut donc une volonté politique de la nouvelle présidence et de l équipe élue en 2007 er réélue cette année, elle egage tout Paris-Diderot. Donc l IHP doit se situer dans ce combat mais sans pour autant s aligner sur un mouvement qui se limite le plus souvent à une résistance disciplinaire des départements de sciences humaines. L originalité de Paris-Diderot est qu elle est à la fois scientifique, médicale et littéraire, avec une tradition d épistémologie des sciences. C est donc un espace privilégie pour une réflexion critique sur l articulation des disciplines. La fondation de Paris 7, au début des années 70 avait coïncidé avec le triomphe des sciences humaines : un paradigme commun, la structure, permettait à toutes les disciplines, scientifiques et littéraires, de se rencontrer grâce à des exigences méthodiques comparables. C était le joli temps du structuralisme, [où le département de lettres modernes de Paris 7 s appelait «sciences des textes et documents» et accueillit des enseignants de sciences humaines (psychanalyse, philosophie, linguistique) F.D.]. La disparition du structuralisme fut à l origine du déclin des sciences humaines - privées de leur scientificité - et d un repli disciplinaire. Le terme d Humanités servit à regrouper les anciennes sciences humaines avec un retour à l ancienne opposition intellectuelle entre sciences et humanités. Opposition qui prédomine dans la définition anglo-saxonne des humanities. Ce clivage se révèle dans les faits intenable, ainsi que faire des sciences sociales? Par exemple le futur campus Condorcet s intitule «Cité des Humanités et sciences sociales». L Idex de notre futur Pres (Sorbonne Paris Cité) découpe la recherche en «quatre Divisions, correspondant chacune a` un grand domaine de recherche (Sciences exactes et de l Ingénieur ; Sciences de la vie et de la santé ; Humanités : arts, lettres, langues ; Sciences sociales et politiques publiques)». Les Humanités servent à nommer des domaines à géométrie variable et à consommer la rupture entre humanité et scientificité, comme si elle était inscrite dans la nature du savoir. Or cette conception appartient à un positivisme dépassé. Elle remonte à une époque où la philosophie analytique s acharnait à trouver «la démarcation» qui distinguerait les énoncés relevant de la science, de ceux qui n ont pas valeur de vérité. C est la fameuse coupure épistémologique qui concernait aussi les «sciences humaines» voulant obtenir un brevet de scientificité. Or la philosophie des sciences a renoncé aujourd hui à retrouver cette démarcation qui définirait des sciences pures, autonomes de tout ce qui serait pas elles. Par conséquent le projet de l IHP pourrait consister à chercher un continuum entre sciences, humanités et les différentes sortes de savoir, plus ou moins inspiré par l intitulé d «Humanités scientifiques», emprunté à Bruno Latour. Constatant l échec de la recherche d une démarcation, Bruno Latour suggère que cet échec est lié à la constitution de la science moderne qui allie une revendication d autonomie vis-à-vis de la société (postulation positiviste) et l installation de la science comme institution sociale et politique. Il repère partout des hybridations entre sciences et institutions 1. 1 Le débat ces jours-ci autour de «La criminologie est-elle une discipline?» est un magnifique exemple d hybridation : écoutez le débat sur France culture du mardi 3 avril, c est à mourir de rire sauf que
Ce n est pas pour autant que tous les savoirs aient un même statut épistémologique. Après les années scientistes, où tout savoir devait devenir scientifique, c est-à-dire autonome de toute détermination, anthropologique, historique ou sociale, il ne s agit pas d'inverser le mouvement et de nier toute scientificité, d un côté seulement des sciences et de l autre seulement des humanités. Un certain régime d action peut être qualifié de scientifique même s il n y a pas d autonomie de la science. Selon Bruno Latour «les scientifiques font parler les choses» avec des dispositifs complexes, dispositifs disponibles à la critique, selon certaines règles communes d évaluation, aboutissant à des démonstrations contraignantes. La procédure de démonstration serait extensible à l infini et permettrait donc de retrouver un continuum de pratiques jusque dans les études latines ou les études théâtrales. Les «Humanités scientifiques» consistent à étudier ce continuum. Ce n est pas une vision englobante mais définissant une intersection : une manière de travailler qui peut réunir tout le monde. [Le projet propose par le CS de l IHP «sujet et savoir» correspond bien à cette perspective] Stéphane Vandamme (Pr. Histoire Moderne à Sciences Po, programme des «Humanités scientifiques») Stéphane Vandamme expose son expérience pédagogique à Sciences Po. Projet associé à Bruno Latour mais où chaque enseignant se réapproprie le projet initial. Selon le vœu de Bruno Latour, ce projet est une sorte de «mission en terre des sciences de gouvernement» puisque les élèves de Sciences Po sont les futurs gouvernants, privés et publics Le programme est lancé en 2007-2008 après un double constat : Le premier est propre à l institution de Sciences Po : un divorce sépare entre les humanités et les sciences sociales qui sont à SP. très quantitativistes, centrées, par exemple, sur les analyses de statistiques et donc sans relation avec les sciences humaines Le second est chez les élèves, depuis une dizaine d années, un grave déficit en «Humanités», car autrefois la culture générale était assurée par la reproduction sociale. La démocratisation amène des étudiants dépourvus de ce côté-là. Sciences Po leur offre des cours d histoire de l art, de lettres classiques En même temps ils manquent d une formation scientifique, devenue nécessaire pour l enseignement des sciences sociales, comme l économie, qui utilisent des modèles mathématiques. Le projet de Bruno Latour intervient dans ce paysage : il propose d aller plus loin, réunir la formation en sciences et celle en humanités en créant des cours sur «la place des sciences dans la société». Il s agit d ajouter aux formations disciplinaires une réflexion dans le style des sciences studies avec un objectif pragmatique. En effet 80% des étudiants de Sciences Po. font des master professionnels, ils vont gouverner et manager c est à eux que s adresse l enseignement des Humanités scientifiques : le but est de les former en leur donnant aussi une expertise sur des questions qui relèvent de plus en plus de la tension entre sciences et société, qui explique entre autres les menaces contre certaines disciplines. Sans que ce programme ait vocation à devenir un département styles «sciences studies».
Les Humanités scientifiques ne seront jamais définies et cela volontairement, car la question qui importe est «Pourquoi introduire une réflexion sur les sciences et en particulier sur la Nature et ajouter d autres sciences sociales/humaines qualitatives : comme l ethnographie, philosophie?» Avec un dispositif pédagogique particulier : ce sont les étudiants qui vont découvrir par leurs enquêtes personnelles l interaction des sciences et de la politique. Pourquoi les «humanités scientifiques»? Et non des «études sur les sciences»? Bruno Latour veut revenir sur un débat du XIX - sous la 3 ème République - autour de la notion d humanités scientifiques, qui est une formule ancienne que Bruno Latour n a pas inventée. C est l époque de la victoire du scientisme et du divorce entre les facultés des arts et lettres et les facultés des sciences. Cette stricte séparation des Humanités et des Sciences dans l institution inquiète nombre d intellectuels et nourrit des polémiques comme celle qui agite la fac de médecine : faut-il ou non y faire de l histoire? L histoire et la philosophie introduisait alors la part d humanités dans des sciences sociales positivistes. Les étudiants de Sciences Po détestent ce cours de 1 ère année qui les déstabilise. Ils sont troublés par la dimension pluridisciplinaire du cours. Ce cour, en effet, déconstruit la notion de révolution scientifique et le grand partage du XVII ème s. Et met en place une nouvelle alliance disciplinaire qui n est pas une sociologie des sciences classiques, sociologie des institutions scientifiques, sur des sciences qui seraient déjà là, mais au contraire une vision très historicisée, hyper constructiviste, des notions de science et de Nature. Il ne s agit donc pas des sciences studies anglo-saxonnes (sociologie, histoire, anthropologie) car s ajoute l apport de l histoire des sciences, histoire de l art, de la littérature, du droit et surtout des sciences de l environnement liées à la science politique. On est passé d une sociologie des sciences à une anthropologie de la nature (Philippe Descola hum! FD). C est une histoire globale qui resitue l émergence des sciences dites «modernes» dans des sociétés différentes, pour en finir avec la modernité, avec le grand partage ente sciences et non sciences. Les étudiants apprennent que Newton était aussi alchimiste et astrologue, comme il était physicien et mathématicien). Bilan des 4 années de cet enseignement. Les étudiants suivent une 30 aine de cours d Humanités scientifiques de la 1ère année au master. Le programme touche toutes les promotions de Paris et province et concerne les masters professionnels (et non pas de recherche). Des innovations pédagogiques: 1 ère année : journal de bord 2 ème année : analyse des controverses scientifiques sur le web Principales difficultés : les étudiants sont conformistes et facilement troublés par ces déplacements intellectuels auxquels ils sont soumis. Et les enseignants ne forment pas une communauté cohérente. Mais pour y remédier s engage une politique de recherches et d invitations. A été créé poste de prof invité dédié aux Humanités scientifiques). La légitimité
des Humanités scientifiques n est pas acquise : mais l intégration de S Po dans le Pres avec Paris-Diderot et donc l IHP peut activer cette reconnaissance. (Un long et riche débat a suivi ces deux interventions synthétiques mais denses (cf. enregistrement). Personnellement j en tirerai la conclusion suivante : l avenir des Humanités scientifiques dépend de leur pédagogie. Il ne suffit pas de montrer dans des séminaires pointus et des textes exquis que les disciplines ne sont pas autonomes, que le positivisme est dépassé et qu' un continuum est à explorer, encore faut-il l enseigner par des pratiques pédagogiques nouvelles. D où l importance d une licence des Humanités )