Introduction. [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] [«Anne de Montmorency», Thierry Rentet]



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Transcription:

Introduction Anne de Montmorency est l un des grands personnages du XVI e siècle français et européen. Le premier caractère remarquable concernant sa vie réside dans son extraordinaire longévité. Né en 1493, sous le règne de Charles VIII, il meurt en 1567, sous celui de Charles IX. Héritier d une longue lignée de guerriers, il est pratiquement présent lors de toutes les batailles dans lesquelles ont été engagées les armées des rois de France entre 1512 et 1567. Il participe aux victoires (Ravenne, Marignan) comme aux défaites (La Bicocque, Pavie, Saint-Quentin). Il est plusieurs fois fait prisonnier (Pavie, Saint-Quentin, Dreux), avant de succomber des blessures reçues le 10 novembre 1567, lors de la bataille de Saint-Denis. En mourant à 74 ans, il est le seul parmi les compagnons de jeunesse de François I er, à avoir dépassé le cap des années 1550. Bonnivet choisit de mourir glorieusement à Pavie à l âge de 37 ans. Robert III de La Marck, le «Jeune adventureux» s éteint en 1537, à 46 ans. Philippe Chabot de Brion disparaît en 1543, à 51 ans. Le roi meurt à 53 ans en 1547. Cette longévité et les aléas qu elle induit, lui ont permis de se maintenir au pouvoir pendant près d un demi-siècle. Tout au long de sa vie, Anne de Montmorency a accumulé les honneurs. Militaires : capitaine d une compagnie à 25 ans, maréchal de France à 29 ans, connétable à 45 ans. Honorifiques : gentilhomme de la chambre dès 1515, puis Grand Maître de France à partir de 1526. Il est aussi gouverneur du Languedoc entre 1526 et 1541, puis de 1547 à 1563, capitaine de Saint- Malo, de Nantes, et de la Bastille. Il fait véritablement office de principal ministre de François I er entre 1530 et 1541. Pendant cette décennie, il tente de concilier les deux adversaires que sont le roi de France et l empereur. Sa politique plutôt pacifique, merveilleusement utilisée par Charles Quint pour entretenir l illusion d un possible compromis, finit par provoquer sa disgrâce en 1541. Après une éclipse de 6 ans, il revient au pouvoir lorsqu Henri II monte sur le trône en 1547. Un rapport presque filial unit le nouveau souverain au connétable car l ancien petit duc d Orléans n a jamais oublié la part prise par le seigneur de Chantilly dans sa libération 7

ANNE DE MONTMORENCY en 1530. Cependant, si Anne de Montmorency est remis en possession de ses charges et offices à la cour, il doit se résoudre à partager le pouvoir avec la maîtresse royale, Diane de Poitiers et avec les membres du lignage de Guise. Cet équilibre fonctionne jusqu à la mort accidentelle du monarque en 1559. De 1559 à 1567, Anne de Montmorency, fervent catholique, est tiraillé entre sa fidélité envers le roi et le soutien qu il apporte à une partie de sa parentèle (notamment ses neveux Coligny) passée à la Réforme. Sa volonté de ménager les uns et les autres contribue à exacerber les haines et les antagonismes claniques, précipitant ainsi le royaume dans le chaos des guerres de Religion. Le connétable a également joué un rôle non négligeable dans le domaine culturel. Grâce à d importants revenus, fondés sur ce que lui rapportent ses domaines fonciers, sur les dons royaux, sur les pensions et les gages perçus en rétribution des charges qu il occupe, il se place dans le sillage de François I er en ce qui concerne la construction de résidences. Chantilly, Ecouen, Fère-en-Tardenois sont autant de symboles, toujours présents ou détruits, de sa contribution à la Renaissance française des décennies 1530 et 1540. C est aussi, selon l expression utilisée par l un de ses biographes, un «collectionneur acharné». Dans ses châteaux, dans ses hôtels parisiens, il entasse livres, médailles antiques, tapisseries, tableaux, monnaies anciennes, sculptures. Est-ce par pur esprit d imitation du souverain? Par inclination personnelle? Par souci de s entourer de beaux objets? Par ambition? Aucun de ses biographes ne donne véritablement de réponse à ces questions. Anne de Montmorency a fait l objet de nombreux ouvrages. De son vivant, de longs poèmes sont consacrés à célébrer sa gloire, tel Le triomphe et les gestes de monseigneur Anne de Montmorency, connétable, Grand Maître et premier baron de France, interminable dithyrambe de 1544 vers composé par l évêque de Pamiers, Jean de Luxembourg. Sa mort héroïque donne l occasion aux poètes de cour de rédiger des vers réunis en un tombeau poétique par Jean Dorat. On y rencontre les noms de Pierre de Ronsard, Amadis Jamin, Jean Gohory. En 1624, André Du Chesne écrit une Histoire généalogique de la Maison de Montmorency et de Laval, première véritable somme sur le lignage s appuyant sur des documents et des sources dont une bonne partie est annexée à l ouvrage pour servir de preuves. En 1765, Jean-Louis Desormeaux publie les cinq tomes de son Histoire de la Maison de Montmorency, en reprenant pour une bonne part le livre de Du Chesne. Au XIX e siècle, paraissent des biographies qui ont le mérite d exister. Il faut attendre les deux ouvrages que Francis Decrue de Stoutz consacre à la vie d Anne de Montmorency 1 pour posséder des œuvres de référence encore très utiles aujourd hui. Enfin, en 1990, Brigitte Bedos-Rezak, qui connaît bien 1. DECRUE F., Anne de Montmorency, grand maître et connétable de France, à la cour, au conseil et aux armées du roi François I er, Paris, 1885 (reprint Genève, 1978) et Anne duc de Montmorency, connétable et pair de France sous les règnes des rois Henri II, François II et Charles IX, Paris, 1889. 8

INTRODUCTION les Montmorency pour avoir étudié la seigneurie éponyme au Moyen Âge, publie une vie du connétable dont le sous-titre résume à lui seul ce qu il a été : un seigneur de la Renaissance, c est-à-dire un homme dont l éducation, le comportement, la religiosité puisent leurs racines dans le Moyen Âge, mais dont les goûts culturels et les fonctions exercées tiennent compte, par la force des choses, des changements apparus avec le début des temps modernes 2. Cependant, quelles que soient leurs qualités, les biographies d Anne de Montmorency ont négligé une source pourtant essentielle. Francis Decrue, fidèle à l esprit de l École Méthodique, écrit dans une optique éminemment politique consistant à aligner des faits dûment établis sur des documents collectés à travers l Europe entière. Il délaisse donc toute correspondance ne relevant pas de la «grande Histoire», celle des États et des monarques. Brigitte Bedos-Rezak prend en compte des sources plus diverses, ce qui la conduit à présenter le milieu quotidien dans lequel évolue le connétable. Toutefois, elle s intéresse surtout aux années 1540-1560. Pourtant, parmi toutes les archives déposées aux Archives du Château de Chantilly 3, il existe des registres renfermant de précieux renseignements concernant Anne de Montmorency, Grand Maître de France. Avec ses 112 volumes, la série «L» contient ce qui subsiste de la correspondance passive des Montmorency entre 1522 et 1610. Les quinze premiers tomes recèlent les lettres reçues par Anne de Montmorency et son secrétaire, Nicolas Berthereau, entre 1522 et 1538 4, c est-à-dire entre le moment où le seigneur de Chantilly devient maréchal de France et celui où il accède à la dignité de connétable. Chaque registre contient en moyenne 300 folios, soit environ 240 missives. Celles-ci complètent parfaitement les centaines de lettres conservées à la Bibliothèque Nationale 5. La lecture de ces quinze tomes réserve plusieurs surprises. Tout d abord, on s aperçoit rapidement que le premier tome est décalé chronologiquement par rapport aux quatorze autres. Ses lettres ont été écrites entre 1522 et 1524. Aussi, afin de conserver à la correspondance du Grand Maître sa cohérence, il a donc été décidé de l écarter de l étude, tout en se réservant la possibilité d utiliser ses missives le cas échéant dans le but d appuyer une démonstration. La seconde surprise vient du tome II qui concentre la correspondance italienne du Grand Maître. Les lettres sont écrites soit par des Italiens, soit par Nicolas Raincé, le secrétaire de l ambassadeur du roi 2. BEDOS REZAK B., Anne de Montmorency, un seigneur de la Renaissance, Paris, 1990. Du même auteur, La châtellenie de Montmorency, des origines à 1368. Aspects féodaux, sociaux et économiques, Pontoise, 1980. 3. Notées ACC désormais. 4. Ces dates sont celles qui sont indiquées sur la tranche des volumes concernés. Les tomes XVI et XVII sont relatifs aux années 1540-1567. 5. Francis Decrue signale qu il a transcrit 10 000 lettres d Anne de Montmorency ou à lui adressées dans plus de deux cents volumes des manuscrits français de la BnF, du numéro 2915 au numéro 26285. Plusieurs dizaines sont aussi conservées dans les volumes 330 à 345 de la collection Clairambault. DECRUE F., op. cit., p. III. Toutes ces lettres sont échelonnées sur plus d un demi-siècle (1520-1567). 9

ANNE DE MONTMORENCY à Rome. Pour des raisons de commodités personnelles (impossibilité de séjourner dans la péninsule une période suffisamment longue pour parvenir à comprendre les liens qu Anne de Montmorency entretient avec l Italie), le tome II a été délaissé au profit des treize registres suivants. Le troisième élément est fondé sur le fait que les tomes III à XV renferment près de 3 500 lettres reçues non pas entre 1526 et 1538, mais entre 1526 et le début de l année 1531 6. Ce qui signifie une base annuelle de 700 missives en moyenne. C est en constatant cette cohérence qu une idée un peu saugrenue à l origine a pris forme réellement : lire et dépouiller systématiquement toutes les lettres afin d obtenir un corpus suffisamment ample et compact à la fois pour tenter d élaborer une reconstitution de l environnement du Grand Maître à la fin des années 1520. La nouveauté ne réside pas dans l utilisation de ces lettres. Brigitte Bedos-Rezak en reprend des extraits, sans toutefois indiquer les références 7. Étienne Moreau-Nelaton utilise toutes les lettres relatives à la baronnie de Fère-en-Tardenois pour écrire le chapitre de son Histoire de Fère-en- Tardenois consacré à l administration d Anne de Montmorency 8. Victor- Lucien Bourrilly se sert des missives envoyées par Christophe de Lubiano, le représentant du Grand Maître à Marseille entre 1527 et 1546, pour compléter utilement son travail sur l Histoire journalière d Honorat de Valbelle 9. Antoine Leroux de Lincy publie en annexe de son étude sur Jean Grolier, une trentaine de lettres que le célèbre bibliophile adresse à Anne de Montmorency et à son secrétaire 10. Robert Cazelles s est servi des missives écrites de Compiègne pour son étude sur Anne de Montmorency, seigneur de Compiègne 11. En outre, certaines correspondances particulières ont été utilisées dans le cadre d une étude ou d une publication. On pense aux lettres de Jean Du Bellay, de François de Tournon, de Jacques Colin. Une lettre de Louis de Berquin a fait l objet d un article dans le BSHPF 12. Quelques lettres de proches de Marguerite de Navarre ont été analysées par Pierre Jourda. En revanche, aucune étude globale des lettres de la série «L» n avait été entreprise jusqu à ce jour. Ce travail se place, modestement, dans la lignée des travaux que Katia Béguin a consacré aux princes de Condé à partir des lettres conservées dans les séries «M» (34 volumes), «P» (108 volumes) et «T» (7 volumes) des ACC 13. 6. Toutes les dates sont exprimées en nouveau style. 7. BEDOS REZAK B., op. cit., pages 80, 84 et 283 par exemple. 8. MOREAU-NELATON E., Histoire de Fère-en-Tardenois, Paris, 1911. 9. VALBELLE H. de, Histoire journalière (1498-1539), Aix, 1985, 2 vol., texte établi par Victor-Lucien Bourrilly. 10. LEROUX DE LINCY A., Recherches sur Jean Grolier, sur sa vie et sa bibliothèque, Paris, 1866. 11. CAZELLES R, «Anne de Montmorency, seigneur de Compiègne, d après les archives du Musée Condé», Bulletin de la société historique de Compiègne, t. 27, 1980. 12. Bulletin de la société d histoire du protestantisme Français, Paris, 1902, t. 51, p. 655 et suiv. 13. BÉGUIN K., Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Paris, 1999. 10

INTRODUCTION Cette étude a révélé une dernière surprise. Toutes les lettres ne sont pas adressées au seul Grand Maître. Un tiers d entre elles a pour destinataire Nicolas Berthereau, son secrétaire du moment. La question s est alors posée de savoir si toutes les lettres à Berthereau étaient conservées au Musée Condé. Après vérification, il existe dans les manuscrits français de la Bibliothèque Nationale une poignée de missives dont il est le destinataire. Aussi, afin d éviter d aggraver un déséquilibre ne résultant que des aléas d une conservation incertaine (dont le premier responsable est sans doute Berthereau lui-même), il a semblé préférable de n utiliser prioritairement que les lettres du Musée Condé qui présentent l irremplaçable avantage de laisser une place non négligeable aux lettres reçues par le secrétaire d Anne de Montmorency. Cependant, comme dans le cas de la correspondance expédiée par M. de Clermont, le lieutenant général du roi en Languedoc, les lettres de la BnF ont été utilisées ponctuellement car le recoupement des deux fonds permet de se faire une idée précise des courriers que ce personnage a pu envoyer aux deux hommes. Une fois le corpus constitué, il a fallu construire un outil pour l analyser à la fois statistiquement, géographiquement, sociologiquement et, bien sûr, historiquement. Chaque lettre a fait l objet d une fiche de dépouillement sur laquelle étaient inscrits, outre les références de la missive (tome, folio), les renseignements suivants. En premier lieu, les noms, fonction(s), qualité (laïc ou clerc), sexe et nombre (un, deux ou multiples) de l expéditeur ainsi que ses liens avec le Grand Maître (familiaux, seigneuriaux), puis la date et le lieu d expédition et le nom du récipiendaire. Venaient ensuite les noms propres et les lieux cités dans la lettre. Après, étaient présentés le(s) objet(s) du courrier, suivi(s) de la mise en évidence de grands thèmes : les demandes d office ou de bénéfice, l argent, la maladie et la mort, les cadeaux et une catégorie «divers» incluant le prix du setier de blé ou les indications météorologiques. Une mention «mots-clés» regroupant les termes évoquant soit la notion de «réseau», soit des topoï recouvrant les notions «d honneur», «d indignité» ou «d humilité» s inscrivait après. Enfin, les formules de politesse étaient regroupées au bas de la fiche. Le résultat a été la constitution d une base de données renfermant 3 126 fiches. À partir de là, il ne restait plus qu à croiser celles-ci en fonction des thèmes retenus. Deux difficultés majeures sont alors apparues. D une part, les lettres d un même personnage pouvaient être dispersées dans différents tomes selon un classement totalement aléatoire, au point qu il vaudrait mieux parler de «déclassement» en l occurrence. L opération de reclassement a été compliquée par le fait que jusqu au règne d Henri II, l année ne figurait pas sur les lettres. Par chance, Anne de Montmorency gravitant dans les cercles du pouvoir, ses correspondants mentionnent très souvent des noms (le légat Wolsey en visite en France en 1527), des lieux (Cambrai en 1529) et des événements connus (les raids de Barberousse sur 11

ANNE DE MONTMORENCY les côtes languedociennes en 1530). De plus, ce travail a été facilité par les classements établis par les historiens antérieurs. Surtout, il s est avéré qu une partie non négligeable des missives était comprise entre les négociations de Cambrai de 1529 et la libération des fils du roi en juillet 1530. L autre difficulté résidait dans la reconnaissance des correspondants. À côté des grands acteurs de l Histoire comme par exemple Louise de Savoie, Marguerite de Navarre, Jean Grolier, une multitude de personnages est apparue, qu il fallait tenter d identifier le plus précisément possible. Là encore, les recherches récentes se rapportant au règne de François I er ont permis ce travail, en particulier les ouvrages de Philippe Hamon, Dominique Le Page et Laurent Bourquin 14. Néanmoins, le cabinet des titres de la BnF, les rôles des montres des compagnies d ordonnance des années 1520 et l analyse des séries «A» (papiers de famille), «B» (terre et seigneurie de Chantilly), «BA» (duché de Montmorency), «BB, BC, BD, BE, BF, BG, BH et BI» (seigneuries situées dans l actuel département du Val-d Oise), «GB» (Bourgogne) et «GE» (domaines divers) des ACC ont apporté un complément indispensable à la connaissance du personnel montmorencéen. L analyse des fiches a fait très vite apparaître la richesse que l on pouvait en tirer en l approchant sous l angle de l étude des réseaux du Grand Maître à la fin des années 1520. L informatique et le développement de l internet ont mis l expression à la mode. Il peut sembler anachronique lorsqu on s intéresse à l histoire du XVI e siècle. Les correspondants du Grand Maître ne l utilisent jamais. Cependant, ils ont conscience d appartenir à des structures réticulaires ainsi que le confirment les recommandations qu ils s adressent les uns les autres à la fin de leurs missives. Celles-ci peuvent être individuelles et nominatives, ou bien alors collectives et inclure «tous ceulx de la Maison». Étudier les réseaux d un individu revient à tenter de saisir ce qui crée et fait perdurer le lien social à une époque donnée, dans un milieu donné. Ici, le monde de la cour et celui du pouvoir sous le règne de François I er et plus précisément la période située entre l après Pavie et l avant affaire des placards. Ce choix est totalement tributaire de la source. Celle-ci est pratiquement unique pour l époque car elle permet d appréhender la politique royale du moment, tout en favorisant une immersion dans la constitution des rapports sociaux du temps. Au début, les incessants changements d échelle sont souvent déroutants. Lorsque le travail est achevé, ce sont des pans entiers d un système social qui se déploient et l on ne peut que regretter de ne pas en avoir saisi toutes les subtilités. Le plan retenu pour essayer d approcher une réalité par nature fuyante puisqu il manque à jamais l autre moitié de la correspondance, est thématique. La première partie entend poser les fondements de la puissance. 14. HAMON P., L argent du roi. Les finances sous François I er, Paris, 1994. BOURQUIN L., Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux XVI e et XVII e siècles, Paris, 1994. LE PAGE D., Finances et politique en Bretagne au début des temps modernes (1491-1547), Paris, 1997. 12

INTRODUCTION Le premier d entre ceux-ci est, sans conteste, la famille. Autrement dit, dans le cadre de l étude d un seigneur de l envergure d Anne de Montmorency, il s agit d étudier un lignage et sa parentèle, à travers les alliances plus ou moins prestigieuses nouées à partir du dernier tiers du XV e siècle. Le deuxième regroupe une douzaine d hommes. À la fin des années 1520, ces officiers domestiques majeurs du Grand Maître constituent la cheville ouvrière d un système seigneurial tentaculaire qui étend son influence sur plusieurs provinces du royaume. Ce sont eux qui gèrent le patrimoine et la fortune, transmettent les ordres et reçoivent une partie des doléances des autres correspondants. La dernière base puise ses racines dans la terre. Quelques exemples ont été retenus, présentant chacun une spécificité. L étude du patrimoine francilien met en évidence la volonté de contrôler un espace compact au nord de Paris, localisé dans un triangle dont les sommets seraient Beauvais, Saint-Denis et Meaux. Celles sur le Languedoc et la Provence s intéressent aux conditions de mise en place de l influence montmorencéenne sur ces provinces, après la nomination du Grand Maître à l office de gouverneur, en 1526. La deuxième partie aurait pu s intituler poétiquement «L envol des alérions 15», tant la fin des années 1520 marque le passage d un Anne de Montmorency puissant seigneur parmi d autres au Grand Maître accédant au pouvoir sous les auspices bienveillants du roi et de sa mère. Le pouvoir politique consiste d abord en une empreinte, en une présence physique, plus ou moins profonde sur une partie toujours plus vaste du royaume. À cet égard, l esquisse d une géographie épistolaire permet de répondre, d une manière prudente, à une série de questions : d où les lettres sont-elles rédigées? En quoi les lieux de rédaction renseignent-ils sur le rôle joué par Anne de Montmorency au conseil royal entre 1526 et 1530? Quelles sont les zones où il est influent et celles dont il est absent? De quels relais dispose-t-il dans les espaces qu il contrôle plus ou moins ou ceux dont il est amené à s occuper en vertu des pouvoirs que le roi lui a attribués? Il s agira ensuite de plonger au cœur de l appareil monarchique pour rencontrer les épistoliers afin de les répartir, dans la mesure du possible, en grandes masses binaires : les hommes et les femmes, les laïcs et les clercs ; mais aussi professionnelles. Leur répartition dans les trois rouages essentiels que sont la justice, l armée et les finances constitue le négatif, le relief en creux, du pouvoir du Grand Maître. Aussi, la délivrance des fils du roi, au printemps 1530, marque-t-elle une mise à l épreuve de la solidité et de l efficacité des réseaux du seigneur de Chantilly. La réussite de cette opération entraîne ipso facto l ouverture de la manne royale que le nouveau favori s empresse de répartir entre ceux qui l ont aidé à mener à bien sa mission. 15. En références aux armoiries des Montmorency : d or à la croix de gueules cantonnée de seize alérions d azur. 13

ANNE DE MONTMORENCY Enfin, la troisième partie montre les réseaux en action. Trois éclairages ont été retenus. D abord, l exploration de la pyramide réticulaire. Après le roi, Anne de Montmorency se place au sommet d un édifice dont les pans convergent vers lui afin de conforter sa position centrale de Grand Maître de France. Tout savoir, tout prévoir, même et surtout en cas d absence prolongée de la cour. Le contrôle de celle-ci devient alors un enjeu déterminant pour celui qui supervise l organisation de la vie quotidienne de cette véritable ville transhumante. À côté des casse-tête du gîte et du couvert, il faut anticiper les désirs du monarque, encourager son penchant pour la chasse. Tout passe alors entre les mains, les yeux et les oreilles du Grand Maître, grâce à des parents et à des serviteurs judicieusement répartis dans les différents corps des offices curiaux. Mais cet art délicat de l équilibre politique est sans cesse menacé de rupture, en partie à cause des incessantes requêtes des personnages utilisés. Il faut alors récompenser ces fidélités par l octroi d une faveur, d un office ou d une pension reconnaissant leurs mérites, réels ou supposés. Dans ce dernier cas, un cadeau bien choisi, offert au bon moment, peut faciliter l accomplissement de la requête présentée. On s aperçoit alors que les relations réticulaires oscillent entre deux pôles. Celui de l âpreté d abord. Les fidèles vivent dans un état de tension permanent, guettant l accident mortel ou les prémices d une agonie. Les places sont chères pour celui (ou celle) qui veut prendre le sillage du favori du moment. Cependant, des élans de solidarité sont concevables et réalisables. Rarement spontanés, ils sont le plus souvent calculés car ils reposent sur une économie du don, dans laquelle la nécessité ne laisse que peu de place au hasard. 14