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Transcription:

HISTOIRE 1. Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale Introduc on La défaite militaire de 1940, l occupation du pays par les Allemands et la collaboration ont profondément divisé les Français durant la Seconde Guerre mondiale. Ceux-ci ont diversement vécu cette période ; certains ont aidé les occupants, d autres sont entrés dans la Résistance. Mais la majorité d entre eux ont été attentistes, c est-à-dire qu ils n ont ni collaboré, ni résisté. Chaque groupe de Français s est donc forgé une mémoire particulière du con it. De plus, l État a imposé une vision unique et of cielle de l attitude de la nation durant la guerre. Certaines mémoires se sont imposées au détriment des autres. Les historiens ne prennent parti pour aucune mémoire. Leur démarche est d abord d ordre scienti que : ils collectent des documents (rapports administratifs, correspondances, etc.) et des témoignages. Ils confrontent ces différentes sources et en livrent une analyse critique, a n de proposer une vision objective de la Seconde Guerre mondiale. Comment les travaux des historiens permettent-ils de comprendre la construction des mémoires de la Seconde Guerre mondiale et d avoir une vision objective du con it? I. Une mémoire tronquée La Seconde Guerre mondiale a généré de profonds traumatismes dans la société française. Les soldats ont connu l amertume de la défaite militaire de 27

1940 et, pour certains, l emprisonnement. Une majorité de civils a subi la peur, les privations, les bombardements, la déportation En 1945, nombreux sont ceux qui préfèrent occulter la collaboration et le rôle du régime de Vichy dans la déportation et l extermination des Juifs. Le général de Gaulle considère que l État français de Pétain n a été qu une parenthèse et que la République n a jamais cessé d exister. La Libération et les actes de la Résistance sont alors portés au pinacle. Cet aveuglement historique a été quali é par Henry Rousso* de «syndrome de Vichy», dans un ouvrage éponyme publié en 1987. Cette volonté de refouler le souvenir de la collaboration coïncide avec une phase d épuration* sauvage commencée dès 1944. Puis elle est conduite par l État et les tribunaux ; ceux-ci prononcent des dizaines de milliers de condamnations à l encontre de personnes jugées pour des faits de collaboration, essentiellement entre 1945 et 1950. II. Le mythe de la France résistante Au lendemain de la guerre, les gaullistes et les communistes vont faire le choix de forger une politique mémorielle développant l image d une France largement combattante et résistante. Son but est de rassembler les Français et de faire taire les divisions. Ainsi, les lois d amnistie de 1951 et 1953 mettent of ciellement un terme à l épuration. Ce mythe du résistancialisme* est entretenu par le cinéma avec le lm de René Clément, La Bataille du rail (1946), par l érection de lieux de mémoire (mémorial de la France combattante au mont Valérien, 1960) et par des cérémonies symboliques comme le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964. Toutefois, cette vision apparemment unanime est progressivement battue en brèche. En 1954, l historien Robert Aron dans son ouvrage Histoire de Vichy prétend que Pétain aurait mené un «double jeu» face aux Allemands dans le but de préserver la France. Sa thèse est reprise par les nostalgiques du régime de Vichy. En 1956, le lm d Alain Resnais, Nuit et brouillard, contient une image montrant un gendarme français montant la garde devant un camp d internement pour Juifs à Pithiviers ; mais le lm est censuré avant sa sortie en salle. III. Depuis les années 1970, des mémoires plurielles En 1971, le documentaire de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié, refusé par la télévision publique, démonte le mythe d une France entièrement résistante en montrant des Français pétainistes. En 1973, l ouvrage de l historien américain Robert Paxton*, La France de Vichy, établit la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des Juifs de France. Ces œuvres marquent un tournant : l opinion publique découvre l ampleur de la collaboration en France et les recherches historiques sur ce sujet se multiplient. 28

Dans les années 1970 une mémoire sur le génocide juif commence à voir le jour. Jusque-là, la majorité des survivants juifs avaient préféré se taire, de peur de ne pas être crus. Le procès d Adolf Eichmann en 1961, puis les guerres israélo-palestiniennes de 1967 et de 1973, créent une tension dans la communauté juive qui éprouve le besoin de transmettre les expériences vécues. D autant plus que le négationnisme* (avec des auteurs comme Robert Faurisson en France), niant l existence du génocide et des chambres à gaz, se développe à la même époque. Dès la n des années 1970, débutent en France les procès d anciens hauts fonctionnaires du régime de Vichy : Jean Leguay, Klaus Barbie, René Bousquet, Paul Touvier et Maurice Papon. En effet, une loi de 1964 avait rendu les crimes contre l humanité imprescriptibles. Des historiens comme Jean-Pierre Azéma* sont convoqués en qualité d experts, ce qui leur permet d exposer le contenu de leurs travaux, qui sont désormais mieux connus du grand public. En 1995, le président de la République Jacques Chirac reconnaît of ciellement la responsabilité de l État français dans la persécution et la déportation des Juifs de France. Dès lors, la mémoire de la Shoah* est au centre des politiques mémorielles* élaborées par l État, à travers des commémorations (journée internationale en mémoire des victimes de l Holocauste, les 27 janvier) et des monuments (Mémorial de la Shoah à Paris en 2005). Le concours national de la Résistance et de la déportation entretient la mémoire de la Résistance. Celle-ci est toujours diffusée par des anciens résistants qui se rendent dans les collèges et les lycées pour témoigner de leur expérience et de leur engagement. HISTOIRE Mots-clés Épuration : Répression d abord spontanée, menée par la population, puis par les tribunaux ; elle vise les personnes ayant participé à la collaboration avec l Allemagne nazie. Résistancialisme : Néologisme élaboré par l historien Henry Rousso. Il désigne l idée selon laquelle les Français auraient, de manière unanime, participé à la résistance contre l occupant allemand. Négationnisme : Position niant l existence du génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Shoah : Terme hébreu signi ant «catastrophe». Il désigne l extermination de 6 millions de juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Politiques mémorielles : Politiques mises en œuvre par l État visant à élaborer une vision of cielle du passé, par le biais de l érection de monuments, de la célébration de commémorations, etc. 29

Biographies Henry Rousso (né en 1954) : Historien français spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. En 1987, il publie son ouvrage Le Syndrome de Vichy, dans lequel il montre que le souvenir du régime de Vichy ne cesse de hanter la mémoire collective française. Robert Paxton (né en 1932) : Historien américain spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. En 1972, il publie un ouvrage (traduit en français en 1973), La France de Vichy, dans lequel il af rme que le régime de Vichy a très activement participé à la collaboration avec les Allemands et même souvent devancé leurs ordres. Jean-Pierre Azéma : Historien français spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement de l histoire du régime de Vichy et de la Résistance. Il a été l un des premiers historiens cités par les parties civiles lors du procès de Maurice Papon. Disserta on : corrigé Sujet inédit L évolution des mémoires de la Shoah À leur retour des camps, les rescapés de la Shoah peinent à faire entendre leurs témoignages dans l espace médiatique français. Ainsi, les mémoires de la Shoah occupent une place mineure dans la mémoire collective et of cielle de la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1960. Les expériences douloureuses des survivants ne rencontrant qu un intérêt limité, beaucoup d entre eux s enferment dans le mutisme et n évoquent pas, même auprès de leurs proches, les traumatismes subis. D autant plus que, durant cette période, les travaux des historiens ne s intéressent pas à la spéci cité du génocide des Juifs durant ce con it mondial. Nous nous demanderons comment les mémoires de la Shoah s imposent progressivement en France. Nous verrons tout d abord que les mémoires de la Shoah ont été partiellement occultées dans la période de l après-guerre. Celles-ci vont s af rmer des années 1960 aux années 1990 grâce à des événements marquants comme le procès d Adolf Eichmann et à l affaiblissement du mythe résistancialiste en France. Ces mémoires vont nalement être of ciellement reconnues par l État français et, dès lors, occuper une place centrale dans ses politiques mémorielles. 30 Pendant l Occupation, plus de 76 000 Juifs de France ont été déportés vers les camps d extermination ; seuls 2 500 d entre eux en sont revenus. Les témoins directs de la Shoah sont donc peu nombreux. Ceux qui veulent révéler les horreurs qu ils ont vécues ne trouvent qu une faible écoute dans la société française d après guerre. Comme l explique Simone Veil, rescapée du camp d Auschwitz, l époque ne veut pas les entendre ; dans son livre Une vie (2007), elle évoque les

propos déplaisants de personnes qui s étonnent du retour des déportés juifs et qui remettent en question, implicitement, la dureté des épreuves qu ils ont subies. Même les historiens tardent à prendre en compte leurs témoignages, car certains estiment qu étant des victimes, leur vision est subjective et partiale. L historienne Annette Wieviorka ajoute que si les mémoires de la Shoah n ont pas été mises en avant dans les années d après guerre, c est parce que l espace médiatique était essentiellement occupé par les mémoires de la Résistance. Les déportés de la Résistance étaient ef cacement organisés en association, leurs paroles et leurs interventions étaient beaucoup plus audibles. L ensemble de ces facteurs explique que la mémoire de la Shoah occupait une place mineure dans la mémoire of cielle de la Seconde Guerre mondiale en France entre 1945 et les années 1950. Les travaux de François Azouvi ont montré que, durant cette décennie-là, l opinion française prend progressivement connaissance de la Shoah, mais que, en revanche, cette question est ignorée par l État. Les mémoires de la Shoah ont donc été partiellement occultées entre 1945 et les années 1950. Suite à la médiatisation d événements déterminants, comme le procès d Adolf Eichmann, elles vont émerger et s af rmer dans la sphère publique au cours des années 1960. HISTOIRE Durant les années 1950, de nombreux citoyens juifs poursuivent activement les anciens criminels nazis en fuite. Ils veulent les traduire en justice a n de rendre publics les massacres qu ils ont perpétrés. Adolf Eichmann, un ancien of cier SS responsable de l organisation logistique de l extermination des Juifs, est l un des plus recherché. Son procès se tient en Israël d avril à décembre 1961. Des centaines de survivants des camps vont y témoigner, décrivant son rôle dans le transport des victimes de la Shoah. L événement est d importance, puisque les vidéos du procès vont être diffusées dans le monde entier. Les récits des rescapés des camps vont provoquer une catharsis dans ce pays et, comme l explique l historienne Hanna Yablonka, les inscrire «dans le code génétique israélien». Selon Annette Wieviorka, ce procès marque également un tournant car il met en lumière le rôle du témoin comme «porteur d histoire et de mémoire». Il a permis la libération de la parole des anciens déportés juifs. Le contexte géopolitique du Moyen-Orient a également joué un rôle dans l émergence des mémoires de la Shoah. En effet, la guerre des Six Jours (1967) et la guerre du Kippour (1973) provoquent un sentiment d insécurité en Israël. Les Israéliens ont le sentiment d être une communauté menacée par les États arabes voisins. Cela suscite une volonté impérieuse de transmettre les expériences vécues par les survivants des camps et de diffuser aux jeunes générations leurs témoignages. En France, la publication de l ouvrage de l historien américain Robert Paxton, La France de Vichy en 1973 marque une «véritable révolution copernicienne dans l historiographie de la guerre» (expression de François Bédarida et Jean- Pierre Azéma). Ses recherches montrent que le régime de Vichy a mis en œuvre une politique antisémite, indépendamment des ordres des autorités allemandes. Elles établissent clairement le rôle de l État français et du maréchal Pétain dans 31

la déportation des Juifs de France. Dès lors, de nombreux travaux universitaires vont se consacrer à ces sujets ; ils remettent en cause le mythe résistancialiste. Les années 1970 voient également s af rmer une mémoire juive militante, en réaction au développement du négationnisme qui nie l existence du génocide des Juifs et des chambres à gaz. En 1979, Serge et Beate Klarsfeld créent l association Les Fils et Filles de déportés juifs de France. Ils entreprennent l analyse des archives pour retrouver les noms et reconstituer l itinéraire des 76 000 Juifs de France qui ont été déportés vers les camps d extermination. Cette même année, la série télévisée Holocaust est diffusée en France. En 1985, le lm de Claude Lanzmann, Shoah, sort dans les salles ; il va généraliser l usage de ce terme. Dans les années 1980 et 1990, se tiennent les procès d anciens hauts fonctionnaires du régime de Vichy : Jean Leguay, Klaus Barbie, René Bousquet, Paul Touvier et Maurice Papon. Les débats dans les tribunaux jouent un rôle important pour les mémoires de la Shoah car ils font appel à des témoins et des historiens qui démontrant de manière irréfutable les responsabilités de ces hommes dans la déportation des Juifs de France. Les travaux des historiens paraissent d autant plus nécessaires que les propos négationnistes sont de plus en plus fréquents : en 1987, Jean-Marie Le Pen, déclare à propos de l utilisation des chambres à gaz par les nazis, qu il s agit «d un point de détail de l histoire de la Seconde Guerre mondiale». L historien Pierre Vidal- Naquet dénonce les agissements des négationnistes dans son ouvrage Les assassins de la mémoire la même année. Des années 1960 aux années 1990, les mémoires de la Shoah s imposent progressivement en France, et sont de plus en plus médiatisées. Leur af rmation est corrélée à l affaiblissement de la mémoire of cielle et du mythe résistancialiste. Néanmoins, il faut attendre l année 1995 pour que l État français reconnaisse of ciellement sa responsabilité dans le génocide juif. Dans les années 1990, l État français va prendre une série de mesures qui vont montrer sa volonté, tardive, de reconnaître la place centrale du génocide des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale et sa responsabilité avérée dans ce crime contre l humanité. En 1990, la loi Gayssot est adoptée ; tenir des propos négationnistes est désormais considéré comme un délit. En février 1993, une journée qui commémore les persécutions racistes et antisémites commises sous l autorité de fait, dite «gouvernement de l État français (1940-1944)» est instaurée. En 1995, le président de la République française, Jacques Chirac, reconnaît of ciellement la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs de France. Dans son discours, il déplore les ra es organisées par la police française ; celles-ci montrent la participation de certains Français au processus de déportation. Dans le même temps, il rend un hommage aux «Justes parmi les nations», ces personnes qui ont sauvé des Juifs au péril de leur vie. Il brise donc la mémoire of cielle d État qui avait complètement ignoré ces faits. Ses propos invitent la communauté nationale à prendre en compte les apports de la recherche historique et à accepter un passé douloureux. Dès lors, les mémoires de la Shoah vont être au cœur des politiques mémorielles mises en œuvre par l État. Le 20 juillet 1997, le Premier ministre Lionel Jospin, 32

commémore la ra e du Vel d Hiv. Il précise que la responsabilité en incombe uniquement à des Français, non pas à des Allemands. Il annonce la tenue du procès de Maurice Papon et espère qu il sera «un temps de mémoire», propice à la dénonciation des actes du haut fonctionnaire de Vichy et à l exposition des témoignages salutaires des anciens survivants des camps d extermination. En 1999, l État français entreprend d indemniser les familles juives qui ont été spoliées. Le 25 janvier 2005, Jacques Chirac inaugure le mémorial de la Shoah à Paris, en compagnie de Simone Veil et d Éric de Rothschild, président de ce nouveau lieu de mémoire. Il comprend notamment une exposition permanente et des salles pédagogiques ayant pour but de transmettre les mémoires de la Shoah aux nouvelles générations. Le 18 janvier 2007, un hommage national est rendu aux Justes parmi les nations au Panthéon. Le président Chirac fait installer une plaque dans la crypte. L État n est pas le seul acteur qui enrichi les mémoires de la Shoah. Les associations juives mènent à la fois un travail de mémoire en cherchant à diffuser des publications sur l histoire du génocide des Juifs et en informant les écoliers, les élèves et les citoyens français ; et un travail d histoire en menant des recherches sur les déportés juifs dans les camps d extermination. D autre part, leurs actions conduisent les pouvoirs publics à apposer des plaques commémoratives dans les lieux publics. Par exemple, celle qui a été déposée dans la gare d Austerlitz sous l égide de l association Les Fils et les Filles des déportés juifs de France, représentée par Serge Klarsfeld. HISTOIRE Jusque dans les années 1960, les mémoires des déportés Juifs de France ne rencontrent qu un faible écho dans l espace public français. La spéci cité du génocide juif se manifeste dif cilement dans la mémoire collective et of cielle. Le contexte international (le procès Eichmann, les guerres israélo-palestiniennes et le sentiment de menace vécu par les Israéliens) fait prendre conscience à la communauté juive qu il est impératif et salutaire pour elle de transmettre les mémoires de la Shoah. En France, la remise en cause du mythe résistancialiste va leur permettre de s af rmer, bien qu elles soient menacées par l œuvre falsi catrice des négationnistes. L État français, par la reconnaissance of cielle de son rôle dans la déportation des Juifs de France, fait entrer les mémoires de la Shoah au cœur de ses politiques mémorielles. Ces mémoires sont également partagées dans le monde entier, car, comme le suggère Henry Rousso, elles sont une «question publique structurelle de la conscience collective internationale». En 2005, l ONU a adopté le 27 janvier comme étant la «Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de l Holocauste et de la prévention des crimes contre l humanité». Ainsi, les associations et les historiens se doivent de poursuivre leurs actions et leurs travaux a n de perpétuer la mémoire et l histoire du génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. 33

Analyse cri que d un document Sujet inédit L historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale Consigne : Expliquez, en portant un regard critique sur le document, dans quelle mesure les travaux de Robert Paxton constituent un tournant dans l écriture de l Histoire de la Seconde Guerre mondiale et in uent sur la politique mémorielle de l État. Document : Vichy sous le regard de l historien Robert Paxton Avant 1981, R. Paxton travaillait à partir d archives américaines et allemandes. En 1981, les archives françaises ouvrent aux chercheurs une partie des fonds du régime de Vichy. J écrivais à l époque (en 1972), d une façon un peu schématique (et faute d avoir pu accéder aux rapports préfectoraux) que l opinion française de 1940 était presque unanimement favorable au maréchal Pétain, et celle de 1944 presque unanimement favorable au général de Gaulle. [ ] Depuis, l étude attentive et nuancée que Pierre Laborie a consacrée 1 aux rapports de police, aux écoutes téléphoniques et au contrôle du courrier à Toulouse a montré que, dans le cas de Toulouse au moins, les réserves à l égard du gouvernement de Vichy étaient, dès le début, plus largement répandues que je ne l avais supposé. [ ] Il vaut aussi la peine de souligner que l opinion publique a constamment distingué entre le maréchal Pétain et son gouvernement [ ]. Le durable prestige personnel du maréchal continuera à légitimer ce que faisait son gouvernement alors que sa politique suscitait depuis longtemps déjà de larges doutes. [ ] Dans La France de Vichy, j avais déjà esquissé la thèse que je devais développer par la suite (en 1981) avec Michel Marrus, dans Vichy et les Juifs : plus personne ne peut contester que les premières mesures antijuives de 1940 relevaient d une initiative purement française, ni que ce soit Vichy lui-même qui a insisté en 1942 pour coopérer à la déportation des Juifs vers l Est. Robert Paxton, avant-propos à la 2 nde édition de La France de Vichy. 1940-1944, Le Seuil, 1997 (1 re édition de 1972 traduite en 1973). 1. Pierre Laborie, L Opinion publique sous Vichy, Le Seuil, 1990. 34