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Transcription:

la structure et la nature de la justification, 1 le défi d Agrippa et le fondationnalisme Philosophie de la connaissance séance 3 M. Cozic

qu est-ce que la justification? le problème de Gettier remet en question l idée que, étant donné (CC) et (CF), la justification est une condition suffisante à la connaissance......mais pas que la justification est une condition nécessaire à la connaissance la question de savoir ce qu est (la nature), et comment fonctionne (la structure), la justification est au coeur de la philosophie de la connaissance commençons par la question de la structure de la justification...

1. le défi d Agrippa

les 5 modes Agrippa: philosophe sceptique du Ier av. J.C dont l argument est rapporté par Diogène Laërce et surtout Sextus Empiricus 2 remarques préliminaires: (i) on appelle souvent l argument d Agrippa le trilemme d Agrippa mais en réalité l argument distingue 5 cas/alternatives indésirables (ii) le fonctionnement de l argument n est pas aisé à reconstruire

les 5 modes 5 modes de suspension du jugement d Agrippa d après Sextus Empiricus: (M1) le désaccord (M2) la régression à l infini (M3) le relatif (M4) l hypothèse (M5) le diallèle

les 5 modes Sextus Empiricus, Esquisses Pyrhoniennes, livre I, 36-7 Celui qui part du désaccord est celui par lequel nous découvrons qu à propos de la chose examinée il s est trouvé, aussi bien dans la vie quotidienne que parmi les philosophes, une dissension indécidable qui nous empêche de choisir quelque chose ou de le rejeter, nous menant finalement à la suspension du jugement. Celui qui s appuie sur la régression à l infini est celui dans lequel nous disons que ce qui est fourni en vue d emporter la conviction sur la chose proposée à l examen a besoin d une autre garantie, et celle-ci d une autre, et cela à l infini, de sorte que, n ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d établir quelque chose, la suspension de l assentiment s ensuit.

les 5 modes Sextus Empiricus, Esquisses Pyrhoniennes, livre I, 36-7 Le mode selon le relatif, comme nous l avons dit plus haut, est celui dans lequel l objet apparaît tel ou tel relativement à ce qui juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce qu il est selon la nature nous suspendons notre assentiment. Nous avons le mode qui part d une hypothèse quand les dogmatiques étant renvoyés à l infini, ils partent de quelque chose qu ils n établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et sans démonstration, par simple consentement. Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction ; alors n étant pas capables de prendre l un pour établir l autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux.

Aristote déjà... Aristote, Seconds Analytiques, I, 3 Certains soutiennent qu en raison de l obligation où nous sommes de connaître les prémisses premières, il ne semble pas y avoir de connaissance scientifique. Pour d autres, il y en a bien une, mais toutes les vérités sont susceptibles de démonstration. - Ces deux opinions ne sont ni vraies ni cohérentes. [1] La première, qui suppose qu il n y a aucune façon de connaître autrement que par démonstration, estime que c est là une marche régressive à l infini, attendu que nous ne pouvons pas connaître les choses postérieures par les antérieures, si ces dernières ne sont pas elles-mêmes précédées de principes premiers (en quoi ces auteurs ont raison, car il est impossible de parcourir des séries infinies); si d un autre côté, il y a un arrêt dans la série et qu il y ait des principes, ces principes sont inconnaissables, puisqu ils ne sont pas susceptibles d une démonstration, ce qui, suivant eux, est le seul procédé de connaissance scientifique.

Aristote déjà... Aristote, Seconds Analytiques, I, 3 Et puisqu on ne peut pas connaître les prémisses premières, les conclusions qui en découlent ne peuvent pas non plus faire l objet d une science, au sens absolu et propre; leur connaissance se fonde seulement sur la supposition que les prémisses sont vraies. [2] Quant à ceux qui professent la seconde opinion, ils sont d accord avec les précédents en ce qui regarde la science, puisqu ils soutiennent qu elle est seulement possible par démonstration ; mais que toute vérité soit susceptible de démonstration, c est là une chose à laquelle ils ne voient aucun empêchement, la démonstration pouvant être circulaire et réciproque.

Aristote déjà... Aristote, Seconds Analytiques, I, 3 [3] Notre doctrine, à nous, est que toute science n est pas démonstrative, mais que celle des propositions immédiates est, au contraire, indépendante de la démonstration. (Que ce soit là une nécessité, c est évident. S il faut, en effet, connaître les prémisses antérieures d où la démonstration est tirée, et si la régression doit s arrêter au moment où l on atteint les vérités immédiates, ces vérités sont nécessairement indémontrables)... Et qu il soit impossible que la démonstration au sens absolu soit circulaire, c est évident, puisque la démonstration doit partir de principes antérieurs à la conclusion et plus connus qu elle. Car il est impossible que les mêmes choses soient, par rapport aux mêmes choses, en même temps postérieures et antérieures...

3 positions: (1) le scepticisme: il n y a pas de connaissance car il n y a pas de croyance adéquatement justifiée ; il n y a pas de croyance adéquatement justifiée car il n y a pas de croyance inférentiellement justifiée ( par démonstration ) = justifiée à partir d autres croyances adéquatement justifiées (a) des principes premiers ne seraient pas inférentiellement justifiés donc pas adéquatement justifiés ; (b) sans principes premiers, on tombe dans une régression à l infini

3 positions: (2) l anti-fondationnalisme: il y a des connaissances toute connaissance est adéquatement justifiée toute connaissance adéquatement justifiée est inférentiellement justifiée la structure de la justification est circulaire: la chaîne de justification qui mène à p...repasse par p

3 positions: (3) le fondationnalisme: il y a des connaissances toute connaissance est adéquatement justifiée toute connaissance adéquatement justifiée n est pas inférentiellement justifiée

la lecture moderne du défi d Agrippa l argument est ramené à un trilemme pour une théorie qui fait reposer la connaissance sur la justification: Figure: De Huemer (ed) 2002

la lecture moderne du défi d Agrippa définition: la croyance de Paul que P est inférentiellement justifiée si elle est justifiée et si sa justification dépend d autres croyances de Paul définition: la croyance de Paul que P est immédiatement justifiée (ou fondamentale (basic)) si elle est justifiée et si sa justification ne dépend pas d autres croyances de Paul si l on suppose pour simplifier que chaque croyance reçoit une seule justification suffisante et si elle la reçoit, au plus, d une autre croyance, alors on peut considérer la chaîne de justification de la croyance que P et les différentes possibilités correspondent aux différents schémas:

la lecture moderne du défi d Agrippa (ci) la chaîne de justification s arrête à une croyance immédiatement justifiée fondationnalisme (cii) la chaîne de justification ne s arrête pas et se prolonge à l infini infinitisme (ciii) la chaîne de justification boucle cohérentisme (civ) la chaîne de justification s arrête à une croyance non justifiée scepticisme

l argument de la régression le sceptique pense qu aucune des options (ci)-(ciii) n est satisfaisante. Aristote esquisse ce qu on appelle aujourd hui l argument de la régression en faveur du fondationnalisme: 1. si la croyance que P est justifiée, alors on est dans l une des configurations (ci)-(civ) 2. une croyance ne peut être justifiée dans les configurations (cii)-(civ) si la croyance que P est justifiée, alors on est dans la configuration (ci)

le fondationnalisme le fondationnalisme est la famille de théories de la connaissance selon laquelle (F1) il existe des croyances immédiatement justifiées (F2) les croyances justifiées sont justifiées en vertu des relations qu elles entretiennent avec les croyances immédiatement justifiées une autre façon de formuler le fondationnalisme, dans un vocabulaire plus classique: il existe des principes i.e. des croyances justifiées (a) dont la justification ne repose pas sur la justification d autres croyances et (b) qui permettent de justifier le reste de nos croyances justifiées.

questions pour le fondationnalisme 3 questions pour le fondationnalisme: question de l identité: quelles sont les croyances immédiatement justifiées? question de la justification immédiate: en vertu de quoi une croyance immédiatement justifiée est-elle justifiée? question de la justification inférentielle: quel lien doit-il exister entre la croyance qui justifie et celle qui est justifiée?

questions pour le fondationnalisme les questions de l identité et de la justification immédiate sont étroitement liées l une à l autre: on peut donner à la question de l identité - une réponse en extension (indiquer les croyances qui sont immédiatement justifiées) exemples: les croyances sur nos états phénoménaux (je crois que je me sens triste, je crois avoir l expérience auditive d un son aigü, etc.) les croyances sur nos états intentionnels (je crois que je crois que la Terre est ronde, je crois que je désire obtenir mon permis, etc.) les croyances sur des propositions nécessaires simples (je crois que 2+2=4, je crois qu il fait beau ou ne fait pas beau, etc.)

questions pour le fondationnalisme - en intension (indiquer quelle propriété satisfait une croyance immédiatement justifiée) ; quand on donne une réponse en intension, on donne souvent (mais pas nécessairement) du même coup une réponse à la question de la justification immédiate exemples: la croyance de Paul que p est immédiatement justifiée ssi il est indubitable pour Paul que p est vraie la croyance de Paul que p est immédiatement justifiée ssi p s impose d elle-même i.e. si p est vraie, alors Paul croit que p la croyance de Paul que p est immédiatement justifiée ssi Paul est infaillible à propos de p i.e. p est vraie ssi Paul croit que p

questions pour le fondationnalisme remarques, pour finir, sur la question de la justification inférentielle: (i) la version la plus exigeante du fondationnalisme demande des inférences déductives (qui préservent la vérité): la croyance en p est justifiée ssi p est conséquence logique (déductive) des propositions qui constituent le contenu des croyances immédiatement justifiées (ii) cette exigence a un coût: il y a, semble-t-il, peu de croyances qui sont alors justifiées inférentiellement (il semble par exemple logiquement compatible avec le fait que j ai les expériences phénoménales et les attitudes propositionnelles que j ai qu il n existe pas de monde extérieur)

questions pour le fondationnalisme remarques, pour finir, sur la question de la justification inférentielle: (iii) une version plus libérale du fondationnalisme autorise des inférences ampliatives (ou inductives) i.e. considère comme justifiées par nos croyances immédiates certaines croyances qui ne sont pas impliquées par nos croyances fondamentales mais qui sont simplement très probables étant donné ses croyances fondamentales

2. le fondationnalisme cartésien

Descartes (1596-1650)

quand le bâtiment va... Descartes, Discours de la méthode, II Il est vrai que nous ne voyons point qu on jette par terre toutes les maisons d une ville pour le seul dessein de les refaire d autre façon et d en rendre les rues plus belles; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs, pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d elles-mêmes, et que les fondements n en sont pas bien fermes. A l exemple de quoi je me persuadai qu il n y auroit véritablement point d apparence qu un particulier fît dessein de réformer un état, en y changeant tout dès les fondements, et en le renversant pour le redresser; ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l ordre établi dans les écoles pour les enseigner : mais que, pour toutes les opinions que j avois reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvois mieux faire que d entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d y en remettre par après ou d autres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurois ajustées au niveau de la raison.

quand le bâtiment va... Descartes, Septièmes Objections aux Méditations J ai déclaré, en plusieurs de mes écrits, que je tâchais partout d imiter les architectes, qui, pour élever de grands édifices aux lieux où le roc, l argile et la terre ferme est couverte de sable et de gravier, creusent premièrement de profondes fosses, et rejettent de là non seulement le gravier, mais tout ce qui se trouve appuyé sur lui, ou qui est mêlé et confondu ensemble, afin de poser par après leurs fondements sur le roc et la terre ferme; car de la même façon j ai premièrement rejeté comme du sable et du gravier ce que j ai reconnu être douteux et incertain; et après cela, ayant considéré que la substance qui doute ainsi de tout, ou qui pense, ne fût pendant qu elle doûte, je me suis servi de cela comme d une terre ferme sur laquelle j ai posé les fondements de ma philosophie.

2.1. les principes (ou fondements)

vers les fondements de la connaissance Descartes, Méditations, 2 Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. on a (au moins) un critère pour discriminer les propositions immédiatement justifiées: ce sont celles dont on ne peut pas douter corollaire: le(s) principe(s) ou fondement(s) de nos connaissances doi(ven)t se chercher, selon une méthode appropriée: la méthode du doute

le doute et ses étapes Descartes, Discours, 3...je pensai qu il fallait...que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable (e1) faillibilité des sens écarte nos croyances sur les choses peu sensibles et fort éloignées ; mais pas ma croyance que je sois ici, assis près du feu, vêtu d une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature

le doute et ses étapes (e2) possibilité du rêve écarte nos croyances comme nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables ; mais pas mes croyances portant sur les éléments simples de mes représentations: De ce genre de choses est la nature corporelle en général, et son étendue; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée et autres semblables à ce stade, la physique, l astronomie, etc sont douteuses, pas l arithmétique et la géométrie

le doute et ses étapes (e3) possibilité d un Dieu trompeur puis hypothèse du Malin Génie Je supposerai donc qu il y a, non point un vrai Dieu...mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considererai moi-même comme n ayant point d yeux, point de chair, point de sang, comme n ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses.

la découverte du cogito Descartes, Méditations, 2...il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n y a donc point de doute que je suis, s il me trompe; et qu il me trompe tant qu il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. il s agit de la première connaissance certaine qu on peut acquérir, la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre (Principes, I, 7)

le cogito pour que cette connaissance résiste effectivement au doute méthodique, il est essentiel qu il s agisse de l occurence présente de ma pensée, donc - qu elle soit formulée à la première personne - qu elle soit formulée au présent (par contraste avec J ai existé puisque je me souviens avoir pensé ) - qu elle implique ma pensée plutôt qu une autre activité (par exemple, marcher)

le cogito Descartes, Principes, I, 9 si je dis que je vois ou que je marche, et que j infère de là que je suis ; si j entends parler de l action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n est pas tellement infaillible, que je n aie quelque sujet d en douter, à cause qu il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela m arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n avais point de corps ; au lieu que si j entends parler seulement de l action de ma pensée ou du sentiment, c est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n en puis douter, à cause qu elle se rapporte à l âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.

qu est-ce que la première connaissance? en quoi consiste exactement cette première connaissance? (i) la connaissance que j existe (moi qui doute) (Méditations, II) (ii) la connaissance que je pense (iii) la connaissance que je pense donc je suis (?) (Principes, I,7) (ii) et (iii) semble trop faibles il n est pas clair que (i) soit une connaissance immédiatement justifiée dans la mesure où elle semble tirée du fait que je doute (et donc pense)

qu est-ce que la première connaissance? Descartes, 2ndes objections Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c est une première notion qui n est tirée d aucun syllogisme; et lorsque quelqu un dit: Je pense donc je suis, ou j existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit par une simple inspection de l esprit. Comme il paraît de ce que, s il la déduisait par le syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure: Tout ce qui pense, est ou existe. Mais au contraire, elle lui est enseignée de ce qu il sent en lui-même qu il ne peut se faire qu il pense, s il n existe.

la justification des principes

le privilège épistémique (Newman 2005) de l esprit nous avons un meilleur accès épistémique à notre esprit qu à notre environnement physique Descartes, Principes, I, 11...la connaissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous avons du corps et...est incomparablement plus évidente......nous connaissons d autant mieux une chose que nous remarquons en elle davantage de propriétés. Or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu en aucune autre chose, d autant qu il n y a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée.

le privilège épistémique de l esprit Descartes, Principes, I, 11 Par exemple, si je me persuade qu il y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois, de cela même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause qu il se peut faire que je pense toucher la terre, encore qu il n y ait peut-être aucune terre au monde, et qu il n est pas possible que moi, c est-à-dire mon âme, ne soit rien pendant qu elle a cette pensée.

la marque de la certitude Descartes, Maintenant je considérai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d autres connaissances que je n ai pas encore aperçues. Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose? Dans cette première connaissance, il ne se renconte rien qu une claire et distincte perception de ce que je connais; laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m assurer qu elle est vraie, s il pouvait jamais arriver qu une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant, il me semble que déjà je puis établir pour règle générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

C & D qu est-ce qu une conception claire et distincte (CDD)? Descartes, Principes, I, 45 45 Ce que c est qu une perception claire et distincte.... J appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.

C & D Descartes, Principes, I, 45 46. Qu elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire. Par exemple, lorsque quelqu un sent une douleur cuisante, la connaissance qu il a de cette douleur est claire à son égard, et n est pas pour cela toujours distincte, parce qu il la confond ordinairement avec le faux jugement qu il fait sur la nature de ce qu il pense être en la partie blessée, qu il croit être semblable à l idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu il n aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu elle ne soit claire par même moyen.

la marque de la certitude et le cercle cartésien question: qu est-ce qui peut garantir la règle de conception claire et distincte (C & D)? réponse: l existence de Dieu - et d un Dieu non trompeur! l existence d un Dieu de ce genre est donc démontré problème (le cercle cartésien): pour démontrer que Dieu existe et que donc la règle (C & D) peut être garanti, on montre l existence de Dieu...à partir de la règle (C & D)!

le cercle selon Arnauld Arnauld, IVèmes objections Il ne me reste plus qu un scrupule, qui est de savoir comment il se peut défendre de ne pas commettre un cercle, lorsqu il dit que nous ne sommes assurés que les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, qu à cause que Dieu est ou existe. Car nous ne pouvons être assurés que Dieu est, sinon parce que nous concevons cela très clairement et très distinctement; donc, auparavant que d être assurés de l existence de Dieu, nous devons être assurés que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont toutes vraies.

misère (épistémique) de l athée Descartes, Méditations, V...je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu: en sorte qu avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose. Descartes, 2ndes Objections...qu un athée puisse connaître clairement que les trois angles d un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement qu il ne le connaît pas par une vraie et certaine science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science...

retour au cercle cartésien bcp de spécialistes pensent que l argumentation cartésienne, en réalité, n est pas circulaire exemple de défense de D.: la démonstration de l existence de Dieu ne repose pas sur l hypothèse que les perceptions C & D sont véraces en général, mais sur quelques propositions dont il est impossible de douter

la transmission de la justification

retour sur les principes de la connaissance 2 caractéristiques des vrais principes (Lettre-Préface): (1) qu ils soient si clairs et si évidents que l esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu il s applique avec attention à les considérer (2) capacité à dériver le reste de la connaissance ( on en peut déduire la connaissance de toutes les autres choses qui sont au monde )

le modèle de la géométrie Descartes, Discours, II Ces longues châines de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m avaient donné occasion de m imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu on s abstienne d en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu on garde toujours l ordre qu il faut pour les déduire les unes des autres, il n y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu on ne découvre.

références Descartes, R. (1641), Méditations Métaphysiques, Paris : GF Flammarion Newman, L. (2010) "Descartes Epistemology", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2010 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/fall2010/entries/descartesepistemology/> exégèses françaises classiques de Descartes comme Guéroult, M. (1968) Descartes selon l ordre des raisons, Paris: Aubier