Identité et temporalité dans la rencontre thérapeutique avec les patients schizophrènes



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Transcription:

Identité et temporalité dans la rencontre thérapeutique avec les patients schizophrènes Exposé à la IV e journée de l ISPS-Suisse, Malévoz, 4 juin 2010 Pierre Bovet DP-CHUV, Lausanne «En suggérant que dans le phénomène des psychoses, on pouvait reconnaître quelque chose d humain en général, le concept de schizoïdie a représenté une étape majeure dans le développement de la psychiatrie.» Cette citation de Manfred Bleuler [1], par laquelle je souhaite introduire mon exposé, paraîtra à la plupart d entre vous d une assez grande banalité : que les patients psychotiques ne nous soient pas totalement aliénés, fondamentalement étranges et étrangers, est une évidence pour tous ceux qui travaillent dans une perspective relationnelle avec ces patients ce que, précisément, l ISPS veut promouvoir. Ce qui me paraît important dans cette citation, c est qu elle fait référence à la notion de schizoïdie, telle qu elle a été élaborée par Kretschmer et Eugen Bleuler dans les années 1920 [2], c est-à-dire aux structures fondamentales du mode d être des schizophrènes et non pas à la symptomatologie psychotique en tant que telle. Or j ai bien peur que ces structures fondamentales du mode d être soient de plus en plus négligées par la psychiatrie contemporaine. Celle-ci s intéresse surtout à ce qui est visible, à ce qui peut être décrit et mesuré. Les symptômes psychotiques sont mis en avant, que ce soit dans le domaine de la prévention avec les programmes de prise en charge précoce des psychoses émergentes, dans le domaine de la recherche en neurosciences, et même dans les efforts de déstigmatisation, lorsqu on évoque par exemple que la prévalence de symptômes psychotiques est élevée dans la population générale. La schizoïdie à laquelle Manfred Bleuler fait allusion ici n a certes jamais été bien définie et a de ce fait été, jusque dans les années 1970, tirée à hue et à dia aussi bien par des généticiens que par des psychanalystes, jusqu à ce qu elle sombre corps et bien, réduite dans le DSM-III à une caricature squelettique. La psychiatrie phénoménologique, pour laquelle j ai une certaine inclination, cherche à préserver la richesse potentielle de cette notion, aussi bien pour la compréhension de ce qu est la nature de la schizophrénie, que pour son abord thérapeutique. Identité et temporalité Que la schizophrénie se manifeste par des troubles majeurs de l identité, voilà qui n est pas vraiment un scoop, et qui n est en apparence guère controversé. La controverse, cependant, se manifeste dès que l on essaie de débattre de ce qu est l identité. Pour certains neuroscientifiques, il s agit d un pur concept de psychologie populaire, dont on peut s accommoder dans la vie quotidienne s il s agit par exemple de décliner son identité face à un 1

fonctionnaire, mais qui n a aucune base cérébrale, et ne présente donc aucun intérêt pour la science ; pour d autres, il s agit d une notion trop composite qu on ne peut utilement étudier qu en la décomposant, en étudiant par exemple de façon isolée, objectifiée, mesurable, «l agentivité». La phénoménologie, de par sa méthode, vise à saisir la notion d identité telle qu elle se présente à nous, dans notre conscience d humains, sans chercher à en isoler a priori des composants, mais plutôt en explorant ses diverses facettes, tant il est vrai qu un phénomène, aussi simple soit-il, ne se présente jamais à nous immédiatement dans sa totalité, mais que pour l appréhender il faut tourner autour, tenir compte de ses multiples modalités d apparaître. J aimerais donc explorer avec vous diverses facettes de la question des troubles de l identité dans la schizoïdie et la schizophrénie, en focalisant mon attention sur ce qui peut être pertinent pour l approche thérapeutique de ces troubles. La lecture d auteurs comme Eugène Minkowski, Wolfgang Blankenburg, Françoise Dastur, Kimura Bin ou Paul Ricœur a contribué à ces réflexions, mais aussi les travaux qu avec Josef Parnas nous avons menés à la lumière de ce que la psychologie développementale apporte dans ce domaine [3]. Je ne peux guère qu esquisser ici certaines des propositions de la phénoménologie à propos de l identité. On assimile souvent la question de l identité avec celle du sujet, du moi, de l Ego. C est le risque de solipsisme et l aspect statique de cette perspective que la phénoménologie tente de dépasser ; solipsisme, parce que la notion d Ego, initiée par Descartes, accorde une valeur excessive à l expérience intérieure, avec le risque que celle-ci soit considérée comme la seule réalité ; et statique, parce qu elle laisse entendre que, comme une chose («res cogitans»), l Ego pourrait être une entité quasi dotée de substance, et atemporelle, quelque chose qui reste constant, inchangé, au sein du flux des événements qui forment l existence d une personne. Or la question de l identité, pour l être humain, est celle du «Qui suis-je?», et non pas celle du «Que suis-je?» - ou plutôt, comme on le verra, elle est celle de l entrelacement de ces deux questions. La question est «Comment est-ce que j existe en tant qu être humain?» ; autant dire que, pour tout un chacun et pas seulement pour les psychotiques, la réponse à cette question n est pas facile. Exister, dans son sens littéral, c est quitter une position fixe, c est se mettre en mouvement ; toute existence prend ainsi place dans l épaisseur du temps, dans un processus constant de changement. L être humain n est pas, au sens statique, mais existe, dans le temps et dans le monde ; il n est pas pure intériorité, mais, comme le propose Merleau-Ponty, il se définit essentiellement par les relations qu il entretient avec le monde et avec ses semblables [4]. Ce qui fait problème dans le maintien de l identité, c est la distance interne entre un Je passé, présent et futur. A la fois, je suis toujours et je ne suis plus l étudiant en médecine que j ai été ; à la fois, je suis déjà et je ne suis pas encore un psychiatre à la retraite. Tout être humain, psychotique ou non, doit assumer cette inconsistance de l identité, cette impossibilité d avoir une idée claire et définitive de son Soi. Paul Ricœur distingue deux formes d identité : l identitéidem, qui fait référence à ce qui en chacun de nous tend à rester constant, ou du moins à être raisonnablement prédictible ; ce qu on trouve par exemple sur nos papiers d identité (sexe, âge, 2

lieu de naissance, caractéristiques physiques), ainsi que le caractère, qui est aussi constant. Et l identité-ipse, qui ne repose pas sur le constant, mais sur ce que Ricœur appelle la promesse, la promesse que chacun se fait d être fidèle à soi-même en dépit des changements de nos opinions, de nos désirs ou des circonstances de notre vie ; l être humain atteste ainsi lui-même du maintien de cette promesse, il est son propre témoin. Et c est par la narrativité de soi, propose Ricœur, que se manifeste ce témoignage : le sujet met son histoire en intrigue, comme un récit, ce qui donne à cette histoire une unité, une cohérence. L être humain entremêle ainsi ces deux sortes de permanence : celle de l identité-idem, avec sa prédictibilité, et celle de la permanence de soi, qui assume l imprévisible [5]. Mais cette mise en intrigue de l identité, l homme ne la fait pas pour lui tout seul. Cette intrigue est tributaire des intrigues constituées par d autres, et elle est constamment placée sous le regard d autrui. La constitution d un Soi est ainsi prise dans un double mouvement dialectique avec l altérité : je suis à la fois le même et différent de ce que j ai été et de ce que je serai d une part ; je suis à la fois semblable et différent de ce que tu es d autre part. L horizon de cet autre que soi, face à qui je témoigne de mon identité, peut être impersonnel, anonyme les êtres humains en général ; mais il est surtout constitué de personnes réelles, de ceux envers qui il m importe de témoigner. La narration de soi prend tout son sens face à ses proches : famille, amis ou thérapeute. La schizophrénie, j en suis pour ma part convaincu, repose sur des dysfonctionnements cérébraux, sur une base biologique même si l on ne connaît que fort mal la nature de ces dysfonctionnements. Mais on ne peut pas réduire la schizophrénie, comme on le fait trop souvent, à ces aspects biologiques. La schizophrénie est une maladie du cerveau, mais c est aussi une maladie de l existence, et l on ne peut pas aider ces patients sans s adresser également à ces aspects existentiels. Le patient qui exprime qu une micropuce implantée dans son cerveau contrôle ses pensées et ses gestes est taxé de délirant, car il exprime ainsi un sentiment de trouble majeur de son identité qui ne peut pas, sous cette forme, faire l objet d un dialogue intersubjectif immédiat ; mais le psychiatre qui se contente de dire à ce patient que ses parents ont malencontreusement implanté dans son cerveau quelques gènes responsables de ce délire ouvre-t-il un dialogue beaucoup plus fécond? Tous les patients, nous le savons bien, ne sont pas susceptibles, ni forcément désireux, d entrer dans un processus psychothérapeutique régulier. Mais en raison de la profondeur des difficultés qu ils ont à se sentir fondamentalement humains, il importe à mon avis que, dans toute relation thérapeutique, la question du sens de l existence, et de son ancrage intersubjectif, soit abordée. Les schizophrènes, comme chacun de nous, se posent ces questions : quel est le sens de ma vie? quelles sont les valeurs auxquelles je tiens? en quoi je suis fidèle, ou en quoi je m écarte, des valeurs transmises par mes parents? mes parents m ont-ils offert l entourage auquel j avais droit comme enfant, et sinon, qu est-ce qui les en a empêchés? que restera-t-il de moi après ma mort? et bien d autres. Ces questions, comme on l a vu, sont abordées par la plupart d entre nous au moyen d une mise en intrigue de notre histoire, intrigue qui se tisse sur la trame de la temporalité. Mais les 3

schizophrènes peinent à cette mise en intrigue peut-être parce que les bases même de ce qui permet cette narrativité (la symbolisation, la temporalité, et surtout comme je le proposerai tout à l heure l évidence naturelle) sont perturbées. Il importe donc que le thérapeute évoque lui-même des intrigues possibles ; autrement dit, qu il propose lui-même des hypothèses qui visent à donner sens à tel ou tel aspect de la vie du patient. A mes yeux, dans ces propositions d hypothèses qu offre le thérapeute, l essentiel n est pas tant la justesse de l hypothèse, mais le fait même d en proposer, et de manifester par là qu il est légitime, qu il est humain, de chercher par la mise en intrigue à donner sens à son existence, et que ces mises en intrigue, loin d être solipsistes, se construisent et se modifient dans le dialogue avec autrui. Pour pouvoir élaborer et proposer ces hypothèses, le thérapeute doit se faire une idée de l histoire du patient. Non pas de son anamnèse, qui est un historique de la maladie et non pas l histoire du patient, et pas non plus la «social history» des anglo-saxons, qui est un recensement de faits (composition de la famille, scolarité et vie professionnelle, etc.) mais ne dit rien des valeurs, des espoirs, des attentes, des doutes et des déceptions. Le thérapeute devrait aussi, le cas échéant, prendre en considération le contenu de certains symptômes psychotiques, le contenu du délire ou des hallucinations auditives, car celui-ci donne des indications sur la nature du questionnement existentiel que le patient peine à s exprimer et à faire partager dans une mise en intrigue. Rien de plus irritant que d entendre un collègue dire d un patient qu il souffre d un délire de persécution ou d hallucinations auditives, mais d être incapable de mentionner le contenu du délire ou des voix. On l a vu, la construction de l identité est indissociable de la présence d un autrui et de la relation à cet autrui; l autrui comme un autre humain proche, mais aussi l autrui «intrapersonnel» si je puis dire, cet étudiant qu à la fois je ne suis plus et que je suis toujours, ce retraité qu à la fois je suis déjà et que je ne suis pas encore. Pour proposer ces hypothèses, le thérapeute devrait donc, à partir de ce qu il sait de l histoire de ce patient, se demander «quelle question existentielle est-ce que je me poserais si j avais moi-même cette histoire?». Par la même, en proposant cette hypothèse comme une suggestion et non pas comme une explication, il ouvre cet espace de construction entre ; entre le patient et ses proches, mais aussi entre le patient tel qu il est aujourd hui et tel qu il a été, et tel qu il pourra être. Ce travail sur l identité que je viens d esquisser touche à l identité réflexive, à l identité que l on peut thématiser, que l on peut avec plus ou moins de facilité et de confiance mettre en mots. Mais pour pouvoir ainsi thématiser son identité, il faut que la mise en mots, la mise en intrigue, puisse s appuyer sur un sol stable, un sol qui se constitue bien avant la possibilité de le penser, un sol qui fonde notre présence au monde et à autrui, à la fois dans l échange et la différenciation. Ce sol, selon l expression fournie à W. Blankenburg par l une de ses patientes, c est l évidence naturelle, ou le sens commun [6]. L évidence naturelle, c est une masse anonyme et muette d évidences toujours déjà présentes, qui se constitue par l expérience de la quotidienneté partagée de la présence au monde. Elle implique la connaissance des «règles du jeu» du comportement humain, le sentiment de ce qui est adéquat, la capacité de distinguer ce qui est pertinent de ce qui ne l est pas, ce qui est vraisemblable de ce qui ne l est pas ce qui 4

est différent, et plus fondamental, que de distinguer le vrai du faux. Le sens commun n apporte pas ce qui est évident, mais comment c est évident ; il est le cadre toujours présent mais oublié de l expérience. Or l évidence naturelle, le sens commun, c est précisément ce qui fait défaut non seulement aux schizophrènes, mais aussi aux schizoïdes au sens qu avait ce terme dans la première moitié du 20 e siècle. Faire défaut, non pas dans le sens d une absence totale, ce n est pas une «faculté» que l on possède ou non, mais dans le sens qu elle est à tel point instable qu elle ne peut pas constituer le sol sur lequel l identité thématisée, mise en intrigue peut se construire. Anna, la patiente de Blankenburg, exprime ainsi ce trouble de l évidence naturelle : «Que me manque-t-il vraiment? ( ) Quelque chose d important sans quoi on ne peut pas vivre. ( ) Dans les choses quotidiennes les plus simples j ai besoin de soutien. Chaque être humain doit savoir comment se comporter. Les bases m ont manqué. Il y a tellement de choses qui me sont étrangères. ( ) Il manque quelque chose. Mais ça, je ne peux pas le nommer ce qui manque vraiment je le sens comme ça je ne peux jamais être correctement là et participer. ( ) Je ne trouve pas de repos personnel, comme si je n avais pas de point de vue ( ). Chaque être humain doit reconnaître où sont ses limites, pour s arranger et trouver du repos en soi. Les Autres voient seulement les bonnes questions, les problèmes naturels. C est pour ça qu ils peuvent être plus tranquilles, plus naturels. Je ne sais pas comment me débrouiller avec les autres hommes et avec ce défaut.» Anna exprime son désarroi face à sa présence au monde, et face à l ancrage intersubjectif de celle-ci. On sait maintenant que l instabilité de ce socle sur lequel construire son identité touche aussi le sentiment de moi comme sujet de l acte ou de l expérience, induisant une incertitude caractéristique de «l être moi», un sentiment difficilement transmissible, si ce n est par l usage de métaphores, de ne pas être un humain à part entière. Ces troubles de la «mienneté de l expérience» ont été décrits dès le début du 20 e siècle, chez des patients non psychotiques, mais ce n est que depuis quelques années qu ils commencent à être systématiquement étudiés chez des patients schizophrènes ou schizotypes. Josef Parnas et d autres collègues ont proposé un guide d entretien semi-structuré pour tenter d évaluer ces troubles fondamentaux du sens de soi dans le spectre des troubles schizophréniques [7]. Ces considérations sur les troubles de l identité chez les schizophrènes et les schizoïdes ou schizotypes sont des élucubrations issues de la phénoménologie, une orientation qui n est pas la plus répandue dans nos professions. Il faut cependant relever qu elles rejoignent des conclusions proposées par des chercheurs qui s appuient beaucoup plus sur des évidences expérimentales ; je fais allusion ici aux travaux de la psychologie développementale tels qu ils ont été menés par exemple par Dan Stern, Philippe Rochat ou Andrew Meltzoff [8]. Les développementalistes ont en effet montré, au cours de ces vingt ou trente dernières années, d une part qu un sens de soi «de base», d un «minimal Self», se manifeste chez le nourrisson dès les tout premiers instants de la vie, à un moment où de toute évidence aucune thématisation de ce sens de soi n est possible, d autre part que l enrichissement progressif de ce «minimal Self» et son incorporation progressive, si je puis dire, dans un sentiment de plus en 5

plus élaboré d identité, est indissociable de l ensemble que constitue la présence au monde du nourrisson, à un monde d intersubjectivité et de partage d expériences. On a même, mais ceci est un autre chapitre, quelques idées sur les mécanismes cérébraux indispensables à la consolidation de ce socle fondamental sur lequel pourra se déployer notre humanité. Ce sont ces mécanismes qui pourraient être perturbés dans les troubles schizophréniques, ce qui permet de relier les réflexions de la phénoménologie aux recherches empiriques qui sont conduites, dans une perspective neurodéveloppementale, sur l étiologie de la schizophrénie. Mais je n aborderai pas ici ce chapitre, préférant vous laisser sur cette question qui, pour Heidegger, est LA question primordiale et qui en fin de compte est une question à laquelle la rencontre thérapeutique avec les schizophrènes nous renvoie fondamentalement : «Pourquoi donc y a-t-il l étant et non pas plutôt rien?» [9]. [1] Bleuler M. The Schizophrenic Disorders. Long-term Patient and Family Studies. New Haven, Yale University Press, 1978 (p. 434). [2] Bleuler E. Die Probleme der Schizoidie und der Syntonie. Z. ges. Neurol. Psychiat. 1922 ; 78 : 373-399. [3] Parnas J, Bovet P, Zahavi D. Schizophrenic autism : clinical phenomenology and pathogenetic implications. World Psychiatry 2002 ; 1 : 131-136. [4] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard, 1945. [5] Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, 1990. [6] Blankenburg W. La perte de l évidence naturelle. Paris, PUF, 1991. [7] Parnas J. et al. EASE : Examination of anomalous self-experience. Psychopathology 2005 ; 38 : 236-258. [8] Rochat P. Le monde des bébés. Paris, Odile Jacob, 2005. [9] Heidegger M. Introduction à la métaphysique. Paris, Gallimard, 1967. 6