Sur la transcription du séminaire Encore



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Transcription:

Le Bulletin Freudien n 56 Juillet 2010 Sur la transcription du séminaire Encore Chantal Gaborit-Stern Au fil de la transcription du séminaire Encore, nous nous sommes heurtés à un certain nombre de difficultés qui me semblent pouvoir être en partie éclairées par la lecture de ce schéma de la sexuation et de ces formules de la sexuation. Mon point de départ va consister à vous rappeler la note de la première page de la leçon du 13 mars 1973, celle où Lacan, pour la première fois cette année-là, inscrit au tableau ce schéma. La note dit : Certaines sources donnent ce tableau sans la formule. Effectivement, il semble que ce jour-là Lacan ait tracé ce tableau en laissant cette ligne manquante. 9

CH. GABORIT-STERN Est-ce important? On sait que c est arrivé d autres fois, pour d autres schémas, d autres figures, et que Miller a parfois complété les schémas pour l édition du séminaire. Par ailleurs, il n y a pas d ambigüité : le schéma complet est le bon, c est celui sur lequel nous travaillons, et les quatre formules, les quatre inscriptions forment un ensemble. Lacan le précise explicitement dans Le savoir du psychanalyste, leçon du 1 er juin 2009. Cependant, ce tableau «incomplet», inachevé a résonné pour moi comme une sorte de trouvaille quand je l ai lu ainsi pour la première fois dans la version que Marie-Germaine Dorgeuille et Christian Trumel avaient préparé pour l ALI et qui a servi pour l actuelle transcription. Une trouvaille qu il a fallu vérifier. A notre demande, Claude Dorgeuille avait recherché dans ses notes, ses carnets, et il avait retrouvé ce tableau présenté ainsi ce jour-là, ce qui a été également confirmé par la sténotypie. Nous disposions donc d une successions de transcriptions, plus ou moins complètes, des chapitres, des notes, des enregistrements, de la sténotypie, de témoins directs et malgré tout, la vérité du texte nous restait inaccessible. Cela continuait à nous faire difficulté, et pas seulement pour ce schéma de la sexuation. Nous étions devant ces questions : Que faut-il écrire ou ne pas écrire? Le concept ou le dire? Et faut-il dire, ou ne pas dire, ou ne pas tout dire de ce qu on entend dans la version audio (les rires, les bruits, quand Lacan hausse le ton ou tape sur la table pour souligner son propos)? Le lecteur doit-il disposer du tout ou du pas-tout pour accéder au dire de Lacan? Et jusqu où doit-on mâcher le travail de lecture? La vérité d un texte apparaît-elle lors de la transcription? De la correction? De la relecture finale? Si ce travail de transcription a été absolument passionnant, les difficultés ont été vives ; vives en elles-mêmes et vives entre nous. A la mesure de notre transfert au texte, au texte de Lacan bien sûr, et au texte en général. Et ceci pas seulement du fait de nos maladresses, de notre manque de coordination, ni de nos rivalités. Ces difficultés ne sont pas une question de personnes, elles sont contenues dans le fait même de transcrire, et pas seulement pour des raisons techniques ou linguistiques. En effet, il m est apparu que nos points de désaccord les plus vifs n étaient pas sans rapport avec ce tableau de la sexuation, et plus particulièrement avec les points de ce tableau inscrits côté Autre (SA/), a, etc.) Ainsi, dans l après-coup, ce qui est au travail dans ce tableau a croisé les questions que nous avaient posées la transcription. 10

Sur la transcription du séminaire Encore Je vous en donne rapidement trois exemples précis : Dans la leçon du 13 février 1973, dans le passage où Lacan commente le discours d Aristote, il est impossible à l oreille de distinguer si Lacan dit : «qu est-ce qu il soutient» ou «qu est-ce qui le soutient», «qu est-ce qu il supporte» ou «qu est-ce qui le supporte». C est la question du rapport à l objet qui est là posée, pour Aristote, et surtout pour le transcripteur. Si l objet est bien situé côté Autre, est-il atteint dans le fil du tracé du fantasme? Côté masculin. Ou bien l est-il en creux, par la proximité avec S(A/)? Côté féminin. Dans la leçon du 16 Janvier 1973, dans le passage si difficile sur l être éternel ou pas, et qui l est de lui même ou pas, Lacan a une hésitation à l énoncé de la troisième modalité, il se trompe entre éternel et non-éternel, il se reprend et il poursuit. Pour le suivi du raisonnement, cette hésitation n est pas à prendre en compte. Mais, cependant, n est-il pas intéressant pour nous d avoir ainsi la marque des embarras de Lacan, de l entendre au travail sur ces questions? Ses difficultés témoignent aussi du fait que le discours de Lacan n est pas universitaire. Mais là encore, tout dire, tout transcrire, ou pas-tout dire? Plus amusant est l exemple suivant! Dans la leçon du 13 mars 1973, Lacan parle de la masturbation et amène avec un certain humour qu elle n est «dans les cas si je puis dire favorables que la jouissance de l idiot». Suite à cette phrase et à tout le développement sur la masturbation dont il n était peut-être pas si évident de parler ainsi publiquement en 1973, l auditoire s agite un peu, ricane doucement, fait un peu de bruit Lacan se tait un instant pendant ce petit brouhaha puis il dit très calmement «Légers mouvements» (que nous aurions dû d ailleurs transcrire au pluriel), et la salle éclate de rire très franchement comprenant comment dans ce «Légers mouvements» lui est renvoyée la jouissance de l idiot. Comment faire mieux entendre la jouissance-autre? On voit là comment Lacan soutenait une position d analyste même quand il enseignait devant un amphi, et comment il pouvait trouver la tournure signifiante qui, avec pudeur, rendait l interprétation entendable à qui le voulait bien. Transcrire cela ou pas? Et comment le faire? A travers ces petits exemples vous voyez comment, que ce soit pour traiter le rapport à l objet, dire le tout ou le pas-tout ou la jouissance-autre, les choix de transcription témoigneront d une position privilégiant énoncé ou énonciation, d une parole côté masculin ou côté féminin, ou plutôt d un choix de transcription côté tout ou côté pas-tout. Comment faire alors? 11

CH. GABORIT-STERN Devions-nous nous faire croire qu il suffisait d additionner toutes nos transcriptions pour en faire une plus complète : masculin plus féminin, sans perte? Ou mieux encore : devions-nous espérer pouvoir marier nos transcriptions? Mais tout l enseignement de ce séminaire ne vient-il pas nous rappeler combien, à poursuivre cet Idéal du mariage masculin/féminin, on ne rencontre que plus cruellement le Réel du non-rapport? Aurions-nous dû essayer de nous parler comme dans le Parménide et escompter ainsi quelque apaisement : «Veux-tu que nous réexaminions cette hypothèse? Assurément!»? Comment trancher alors? Et qui tranche? Il est effectivement toujours tentant de faire appel à une instance qui trancherait, qui saurait, qui déciderait. Essayer de rendre consistante la référence phallique est toujours tentant quand nous nous trouvons confrontés au Réel du non-rapport. Mais dans une Association de psychanalystes, où serait-elle à chercher, cette instance qui nous éviterait le Réel? Si nous avons à savoir à qui s adressent nos transcriptions, et quelle est la ligne éditoriale de notre Association, si nous avons à savoir de quelle façon nous voulons que nos transcriptions participent à la transmission de la psychanalyse ce qui est, ne l oublions pas, l objectif de ce travail de transcription, de notre Association, et de ce séminaire d été si nous avons à savoir tout cela et à le décider collectivement, correctement et nettement (en particulier en ce qui concerne le travail sur les notes explicatives et l appareil critique qui, me semble-t-il doit accompagner nos transcriptions) si nous avons à savoir tout cela, malgré tout, dans une transcription qui n est autre que la lecture d un dire, l écoute d une parole, dans ce mot à mot de la parole à l écrit nous ne pouvons y être que seul. C est seul, et en notre propre nom que nous engageons notre parole et notre lecture, sans grand appui dans l Autre où aucun texte ne nous précède. Seul, c est à dire que nous avons l entière responsabilité de cette parole. Monsieur Melman, au séminaire d hiver, dans votre lecture du texte introductif de Ou pire, vous nous rappeliez comment Lacan prenait cette responsabilité en expurgeant radicalement tout appui pris dans l Autre, et qu il n avait que sa parole pour faire valoir ce qu il disait. Si nous sommes, chacun, si attentifs à traiter la parole de Lacan avec le plus grand soin lors de ces transcriptions, comment être attentifs également à prendre soin de notre propre parole et de celles de quelques autres? C est à dire prendre en compte le transfert, le transfert aux textes mais également le 12

Sur la transcription du séminaire Encore transfert qui circule entre nous. Et ceci non pas au nom d une fraternité, ni de l espoir de faire Un, mais simplement en raison de cette logique dont on voit la circulation dans ce schéma, à savoir qu il n y a pas de parole divisée qui tienne sans en passer par les petits autres, les semblables et particulièrement ceux logés de l autre côté dans ce schéma. Je dois dire que, pour moi, c est une chose précieuse dans notre Association, que l on puisse y parler y compris à partir de points de vue contradictoires. C est à dire qu on puisse y prendre la responsabilité d une parole personnelle alors même que cette parole est nouée au transfert. C est à dire que personne n y incarne, à soi tout seul, la référence phallique ou le grand Autre. Prendre soin de la parole, bien traiter la parole, la nôtre et celle des semblables. Lacan dans Ou pire dit qu il s en fout qu on l aime ou qu on l admire, ce qu il veut c est qu on le traite bien. Du fait de sa prise dans le langage, dans le signifiant, un parlêtre se trouve logé d un côté ou de l autre. Le risque existe de vouloir occuper cette place de signifiant-homme ou signifiant-femme comme un Idéal. Et ceci particulièrement pour une femme qui, du fait du pas-tout, et de son peu d appui dans le phallique, pourrait avoir la tentation d y être comme une sorte d Idéal féminin à devenir «toute-pas-toute», «toute-autre». Cet idéal de la position sexuée n est sûrement pas à quoi nous invite le discours psychanalytique. En effet, l énoncé de cette formule, indiquant qu il n existe pas d x qui échappe à la castration, vient là, selon moi, comme une limite à ce qui pourrait amener une femme à se loger toute côté-autre, dans un évitement de la référence phallique dont elle laisserait tout le poids à son compagnon, réduisant sa position à elle à une position infantile ou encore au silence mélancolique. Comment concevoir alors une place de femme, côté pas-tout, sans être condamnée à y être comme «toute pas-toute», c est à dire totalement silencieuse? Cette ligne, justement, cette ligne qui manquait ce jour-là, indique qu aucun parlêtre n échappe à la castration, s il parle. Elle aussi, donc, doit donner son assentiment à la parole. Même si, comme tout parlêtre, et du fait de la division subjective, sa parole n est jamais complètement assurée ; et surtout, même si, du fait du pas-tout (pas-tout en ap- 13

CH. GABORIT-STERN pui sur le fantasme, pas-tout validé par le père) elle pourra parler bien sûr, mais son propos ne sera pas soutenu sur l axe qui va du sujet à l objet (S barré poinçon de a), et apparaîtra comme pas vraiment dans le vif du sujet, toujours un peu hors-sujet. Le vif du sujet, la place de sujet que Lacan, dans le séminaire L objet de la psychanalyse qualifie de «proprement intenable». Mais serait-elle épargnée de rencontrer cet intenable du sujet si elle se cantonnait à la place d indécidable entre le «il n y a pas d exception» et le «pas tout x»? Dans Le savoir du psychanalyste, leçon V de mars 1972, Lacan dit : «Le sans-exception, bien loin de donner à quelque tout une existence, naturellement en donne encore moins à ce qui se définit comme pas-tout, comme essentiellement duel.» Duel, dit Lacan (dans Le savoir du psychanalyste), dédoublement, disjonction (dans Encore), discordance (dans Ou pire). C est cela le Réel auquel elle a affaire, Réel de la discordance, de l écartèlement entre jouissance Autre et jouissance phallique, entre Réel du corps et parole, écartèlement qui ne vient même pas recouvrir l intenable de la division subjective mais qui s y rajoute, en supplément. C est pourtant de cette discordance que s origine la possibilité d une parole pour une femme, de cette discordance où, d être référée à S(A/) la laisse dans une vacuité qui ne peut que relancer la question de consentir ou non à la référence phallique ; et où, dans le même temps, cet appui pris dans le phallique ne pourra jamais venir à épuiser pour elle le Réel de cette position féminine. Cette discordance n est pas forcément persécutive. Elle peut même avoir des effets tout à fait heureux. Il me semble d ailleurs que c est cette discordance qui peut expliquer la multiplicité des styles qu elle a, qu elles ont, une par une, à se débrouiller avec la référence phallique. Que ce soit dans l oscillation ou l hésitation - sans que ce soit un refus complet - comme on le voit dans des formes cliniques contemporaines telles que l errance ou la toxicomanie, que ce soit dans l alternance ou la fugacité, comme on le voit dans les cas border-line. En conclusion, je dirais que ce n est peut-être pas sans importance que ce jour-là Lacan ait pu se passer d écrire cette ligne, et qu il ait proposé pas-tout le schéma de la sexuation, pas-toutes les formules de la sexuation. Pour expliquer cela, qui n est pas un oubli de la part de Lacan, Monsieur Dorgeuille, avec qui nous avions travaillé ces questions proposait trois hypothèses qu il m avait expliquées et qu il m avait demandé de mettre par écrit : Tout d abord on peut rappeler le souci de Lacan de ne pas tout dire. En 14

Sur la transcription du séminaire Encore effet, il ne voulait pas que ses auditeurs et ses élèves prennent son enseignement comme un discours universitaire, et encore moins comme un dogme, ni qu ils s y réfèrent comme à une vérité finie. La position de Lacan n était pas religieuse. Dès la première leçon de Encore, il termine un paragraphe sur le grand Autre, la jouissance de l Autre, et il dit : «J écris ça et je n écris pas, après, terminé, ni amen, ni ainsi soit-il!». Il n ignorait pas que dès qu on parle d homme, de femme, et d Autre, on allume cette croyance, cet espoir du Un. La deuxième hypothèse tient à la très grande prudence dont Lacan a toujours fait preuve quand il recourt à la logique. Connaissant ses limites en la matière, Lacan essayait de n avancer que des formules justes. Et, en même temps, ainsi que nous le disait Claude Landman en introduction : «Lacan invente par rapport aux logiciens, il invente par rapport à Aristote.» Et on peut comprendre que parfois il n écrive pas ces formules en cours d invention. Enfin, on peut imaginer que Lacan avait peut-être l intention de revenir sur ces schémas lors des leçons suivantes afin de les compléter et de les modifier. Et c est vrai que ça aurait été intéressant de ne pas nous laisser avec ce schéma figé dans une forme unique, schéma porteur de tant de confusions. Quoi qu il en soit, le fil de son enseignement a amené Lacan à bifurquer vers l usage du nœud borroméen et il n est plus revenu sur ce schéma. Je dirais donc que l absence énigmatique de cette ligne lors de cette leçon qui fut la dernière présentation du schéma de la sexuation ne peut que nous inciter, nous-mêmes, à une très grande prudence dans le maniement de la catégorie du «pas-tout». Prudence et audace à la fois. Puisque, on le voit, tout le propos de Lacan consiste, sur ce point, à interroger et réinterroger sans cesse cette logique du Un et du Pas-tout, de ce qui s écrit ou ne s écrit pas, et à en extraire la logique de discours. Or le discours et c est là que nous avons à engager l audace d une lecture renouvelée le discours en 1972-73 n était pas tout à fait le même qu aujourd hui. Lacan tenait ces propos dans un contexte de montée des mouvements féministes, du MLF qu il cite, et même de radicalisation virulente de ces mouvements dans les années 70. Aujourd hui, avec la parité inscrite dans la loi, le trans-genre, les modifications de l autorité parentale, nous sommes dans un tout autre discours, «un autre tempo que celui de l époque» dit l argument de ces journées. Nous sommes donc invités à continuer à inventer et à relire la logique qui nous place sous le signifiant-homme ou sous le signifiant-femme et à en repérer la 15

CH. GABORIT-STERN logique de discours afin que le pas-tout ne disparaisse pas, ce qui à mon avis serait fort dommage autant pour les signifiants-hommes que pour les signifiants-femme, et pour notre vie sociale. Alors, puisque Lacan se passe d écrire la ligne le jour où il écrit son tableau, pourquoi, nous aussi, ne pourrions-nous pas nous en passer, ou en tout cas nous passer de l écrire religieusement? Et puisqu il n y a de lecture de Lacan que dans la relecture je voudrais reprendre la fameuse formule de Lacan à propos des Noms-du-père «s en servir pour pouvoir s en passer» : pourquoi ne pas envisager que, de cette ligne, on s en serve et on la passe? 16