ET DES FEMMES RÊVÈRENT À DES CHEVAUX de Daniel Veronese

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M A N U S C R I T ET DES FEMMES RÊVÈRENT À DES CHEVAUX de Daniel Veronese Traduit de l espagnol (Argentine) par Françoise Thanas cote : ESP02D456 date d'écriture de la pièce : 2000 date de traduction de la pièce : 2002 «Le manuscrit que vous avez entre vos mains est déposé à la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale à Montpellier. Toute exploitation, partielle ou intégrale, sous quelque forme que ce soit, doit nous être signalée. La Maison Antoine Vitez n est toutefois pas habilitée à délivrer des autorisations de représentation ou d édition.» M A I S O N A N T O I N E V I T E Z centre international de la traduction théâtrale

PERSONNAGES Trois frères et leurs femmes IVAN, l aîné, 55 ans LUCERA, sa femme, 20 ans RAINER, le cadet ULRIKA, sa femme, 30 ans ROGER, le benjamin, 30 ans BETTINA, sa femme, 50 ans Appartement de ROGER et BETTINA. Très petit et délabré. LUCERA est sur le point de sortir. Elle met une main devant sa bouche, réprimant une envie de vomir.

RAINER et ULRIKA, ainsi qu IVAN, sont également en scène. LUCERA - Cela, peut-être, sera le début de la fin Le scénario qu Ulrika vient de raconter m a émue, comme si c était moi qui m'étais penchée au-dessus du vide. J éprouve le besoin de m exprimer moi aussi, mais je vomis seulement. C était le soir. Il était huit heures et quart. A la demande de Roger, nous nous préparions à faire une ronde dans l immeuble, quand Rainer nous a arrêtés. RAINER - Oui, en ce moment elle écrit un scénario. ULRIKA (Elle sort une cigarette.) - Rainer, s il te plaît. RAINER - Raconte mon amour, puisque c est ULRIKA - Il y a eu un crime dans une chambre, mais le crime on ne le verra pas. Il s est produit quelques minutes plus tôt. Dans cette même chambre. (Elle allume sa cigarette.) On voit oui, on voit une femme, jeune, à la fenêtre, qui se penche vers l extérieur. A l extérieur, un défilé de policiers à cheval. La journée est ensoleillée. Elle, grisée par les gouttes de sueur sur les chevaux, par le cuir échauffé des montures... enfin, par tout cela qu elle voit de la fenêtre. Elle voit, serrées au soleil, les dents des jeunes cavaliers et des chevaux. RAINER - Il y avait combien de chevaux? (Un temps long.) ULRIKA (Elle le regarde durement.) - Trente. Soudain, les cavaliers regardent vers la fenêtre et voient la femme, penchée. Les regards se rencontrent. Tout s arrête. Pas plus de deux ou trois secondes, ce qui au... RAINER (Il ne la laisse pas terminer sa phrase.) - Oui, oui... ce qui, au cinéma, est long. (Un temps long.) ULRIKA (Elle le regarde, agacée.) - La femme se met à transpirer. Mais les cavaliers lui sourient, la saluent avec leurs képis et poursuivent leur chemin, sans imaginer le moins du monde ce qui s est passé dans cette chambre. Alors, elle, elle se détend. Les chemises des hommes, aussi, sont trempées de sueur. Aux aisselles. Complètement, sous les bras, toute la zone est marquée... ce qu on appelle communément... RAINER -... une auréole. (Il s adresse à tous.) Bon...

ULRIKA - Le fait est que ces cavaliers, profondément marqués par la violence que, jour après jour, ils doivent exercer, deviennent pour la femme, à ce moment-là, des personnes fiables, et séduisantes. La femme éprouve du désir pour eux. Désir de s accoupler avec eux. (Elle allume une autre cigarette. Un temps. Puis, elle s adresse à Rainer avec intention.) Rainer, quand je parle de la femme, on comprend bien que je me réfère à la femme du scénario, témoin de cette superbe scène irréelle des cavaliers, non? RAINER - Bien sûr, mon amour, on le comprend. ULRIKA (Elle regarde Bettina.) - Betty, si je dis irréelle c est à cause de la statique de la position des cavaliers, surtout si nous considérons que les chevaux sont en mouvement dans la rue, sur les pavés, non? RAINER - Comme scénario, c est magnifique, non? Pure image. ULRIKA - Bien sûr. C est cela. Parce qu il y a un détail que je contourne et que je crois important: les animaux se balancent passablement sur les pavés. Alors je pense que, de l arrière, on pourrait faire un plan sur les croupes énormes et sensuelles des animaux se balançant. J ai pensé à cela aussi. Je ne sais pas. Tu aimes, Betty? BETTINA - Euh... Oui, oui... ULRIKA - Alors je ne sais pas. (Un temps. Roger se prépare à quitter la pièce.) BETTINA - Bon... le déjeuner va être prêt. Roger, s ils ne se pressent pas, il vaudra mieux que nous laissions ROGER - Non. On y va. Lucera, tu viens? (Lucera regarde Ivan. Puis elle sort avec Roger. Un temps. Ulrika éteint sa cigarette et sort derrière eux. Un temps long. Rainer joue bêtement à un jeu de mains avec Ivan, un jeu de leur enfance. Puis il sort avec un regret soudain. Un temps.) IVAN - Qu est-ce qui lui arrive, à Roger? Pourquoi ne laisse-t-il pas Lucera en paix? Tu as vu comme il a insisté pour qu elle aille faire cette ronde. BETTINA - Qu est-ce que tu racontes? Il est content du nouvel appartement. Il voulait leur montrer l immeuble. IVAN - Et cette réunion, c est en quel honneur?

BETTINA - Hier, nous avons rencontré Rainer et Ulrika devant la salle de boxe... Finalement, ils ont utilisé les entrées qui vous étaient destinées. IVAN - Hier, nous n y sommes pas allés, Lucera a vomi tout l après-midi. BETTINA - Ah, bon. Mais cela n a pas plu du tout à Roger de devoir y aller avec eux. A un moment, au plus fort de la rencontre, il m a dit qu il voulait partir. Nous nous sommes levés tout doucement, sans faire de bruit, mais ils se sont levés eux aussi. Tous les quatre en même temps, comme reliés par un fil Parce que, moi j étais assise là, Roger était à côté de moi, ensuite venait Ulrika et à côté d elle, Rainer. IVAN - Qui a organisé la rencontre d aujourd hui? BETTINA - Eux. C est là-bas, dans les gradins, qu ils en ont parlé. Ulrika a dit: Il faudrait inviter aussi Ivan et Lucera. Il vaut mieux qu on soit tous là. Rainer a quelque chose à vous dire. Nous regardons tous Rainer... qui regarde par terre et qui dit: Pourquoi ne pas se retrouver dans votre appartement, le nouveau, et ainsi, dans la foulée, nous le visiterons...? Et il ajoute, comme en passant: Le poney doit être grand maintenant. Roger est devenu tout pâle et il s est éclipsé entre les gradins. IVAN - Rainer veut arrêter le commerce. Le dernier achat de matelas a été une erreur. Je crois que tout se termine. C est pour cela qu il nous réunit. BETTINA - Moi, Ivan, je n y connais pas grand chose, mais toi tu sais que Rainer a toujours intimidé Roger. En plus, après l histoire du poney, il ne veut pas se retrouver en tête à tête avec lui. Moi, en réalité, je te le dis, Ivan, maintenant je n ai plus très envie qu ils viennent nous rendre visite. Je n aime pas ce que devient Rainer. Quant à Ulrika, elle ne m a jamais plu. Et tu sais très bien pourquoi je le dis, non? Mais, bon, c est une autre affaire, et je ne veux pas maintenant... IVAN - Mais Bettina, je n en ai rien à faire de tout ce que tu me racontes. Que signifie cette histoire de levée en masse, tous les quatre en même temps, pendant le match? Réfléchis un peu et réponds-moi: c est réel ou pas? Plutôt idiot, non? Et ma femme, où est-elle en ce moment? Veux-tu que je te dise ce qui est réel? C est que ma femme est en train de se balader dans un immeuble pratiquement abandonné... Un couple peut se détruire pour ce genre de choses. Je parle du mien, bien sûr. Il n y a que cela qui compte pour moi. BETTINA - Il n est pas abandonné... IVAN - Regarde donc ces cartons jetés là, partout, contre le mur. Regarde ce désordre. Est-ce que quelqu un peut vivre ici? A propos de ce poney de malheur, tu sais que j ai toujours dit à Rainer et à Roger que votre appartement n était pas fait pour avoir un animal de ce genre. Je l ai dit, oui ou non?

BETTINA - Oui. Mais enfin, je voulais l avoir et... IVAN (Avec une violence contenue.) - Je l ai dit, oui ou non? Réponds-moi. J ai besoin de boire un truc. Qu est-ce que tu as? BETTINA - Je vais ouvrir une bouteille. Il y a autre chose, Ivan. C est quoi? IVAN - J ai vu Lucera arrêtée devant la vitrine d une armurerie. Voilà ce qu il y a. BETTINA - Beaucoup de gens s arrêtent pour regarder les armes. IVAN - Lucera a toujours eu une sainte terreur des armes. Or elle est restée vingt minutes environ à regarder, et peut-être à choisir. Puis elle est partie. BETTINA - Je pensais que vous envisagiez d avoir un enfant. IVAN - Oui, oui. En réalité, nous avons parlé de l éventualité d en avoir un. On en a parlé avec sérieux. Tranquillement. Pas du tout les corps enflammés. BETTINA - Et alors? IVAN - Bon, je crois qu elle attend un bébé. Je ne sais pas. Je ne peux même pas aborder ce sujet avec elle. Non, il n y a plus aucun doute: notre relation est malade. Que puis-je attendre de notre couple? Rien, je crois. Je n attends pas. Je n attends rien. BETTINA - Tu ressembles tellement à Roger. Tous ces trucs que tu fais avec les mains... Tu sais ce que j ai remarqué? Que la violence est le grand sujet du jour. Il y a de la violence entre frères. Dans les couples aussi. Lucera voit ta peur, Ivan, elle la remarque. Et elle te gouverne. Si tu voyais comment tu te comportes quand elle est là. IVAN - Facile à dire, non? Qu est-ce que l attente pour toi, Bettina? Est-ce que les gens savent, réellement, ce qu est l attente? L attente c est un enchantement vertigineux, mais en sens inverse. Je me comporte avec naturel, et toi tu t inquiètes. En tout cas, moi, je suis encore doué de raison. N importe qui deviendrait fou à ma place. Mais si Lucera me laissait, ne serait-ce qu un seul jour, je me tuerais. Un jour, j ai pensé la tuer et m achever ensuite. Ou peut-être sera-t-il suffisant qu un seul des deux meure. Peut-être suis-je en train de devenir fou. (Roger entre, venant de l extérieur, suivi docilement d Ulrika. Ils traversent la pièce et vont directement à la cuisine.)