Lecture analytique d un extrait d Antigone, de Jean Anouilh, (1942) L auteur (1910-1987) Auteur marquant du théâtre du XX siècle. Il a classé ses œuvres en pièces "noires", "roses", "brillantes", "grinçantes", "costumées", "secrètes" et "farceuses", suivant leur degré de pessimisme, de férocité et d hypocrisie. Citons notamment L'Invitation au château (1947), L'Alouette (1952), Pauvre Bitos ou le dîner de têtes (1956), Beckett ou l'honneur. L oeuvre En 1944 est créé Antigone. Cette pièce connaît un immense succès public mais engendre une polémique. Certains reprochent à Anouilh de défendre l'ordre établi en faisant la part belle à Créon. Ses défenseurs mettent au contraire en avant les qualités de l'héroïne. CRÉON. Marie-toi, vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. [ ] ANTIGONE. Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi. 2 conceptions antagonistes du bonheur : Créon : épicurisme, profiter des bons moments de la vie sans trop se poser de questions. Antigone : le bonheur ne peut exister que dans l absolu de la pureté, de l amour ; aucun compromis n est possible. Elle vit dans un monde inaccessible à ceux qui raisonnent comme Créon. Intro : Thème d Antigone : famille d Antigone maudite : comme ses frères et sœurs, elle est la fille incestueuse d Œdipe et de sa mère Jocaste, avec qui il s est marié. Les 2 frères d Antigone, Etéocle et Polynice, se sont entre-tués à cause de leur rivalité pour le pouvoir. Etéocle est l allié de son oncle Créon il est enterré avec les honneurs. Polynice est considéré comme un traître : Créon veut que son cadavre soit exposé et dévoré par les vautours. Il interdit qu on l enterre sous peine de mort. Antigone considère comme son devoir d enterrer son frère, quoi qu il ait fait. LA Antigone Anouilh Bonheur Page 1
Antigone pièce tragique par excellence : aucun suspense, la fin tragique est annoncée dès le prologue (p 9) : «Antigone [ ] pense qu elle va mourir, qu elle est jeune et qu elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n y a rien à faire». (p 12, à propos du messager) : «c est lui qui viendra annoncer la mort d Hémon tout à l heure». La question que se pose le spectateur n est donc pas : comment la pièce va-t-elle se terminer? La question est «pourquoi cela va-t-il mal se terminer?» Noter qu Anouilh respecte la règle des 3 unités, + la règle de bienséance (pas de sang ni de mort sur scène, c est le messager ou un garde qui raconte). Extrait proposé : petite partie d un long dialogue entre Créon et Antigone qui occupe un bon quart de la pièce. Antigone est fiancée à Hémon, et Créon semble vouloir faire le bonheur des 2 jeunes gens. Pbtique : en quoi l opposition de 2 personnages et de 2 conceptions de la vie met-elle en valeur le caractère tragique de cette scène? 2 personnages que tout oppose Créon Antigone vieil homme bedonnant «vos rides, votre sagesse, votre ventre» (26) jeune fille «la petite Antigone» (11) Vp 122 Créon au page : «Il te tarde d être grand, toi?» Le page : «Oh oui, monsieur!» Créon : «tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand» Attitude dominatrice : impératifs, Attitude humble «murmure, le jugements «tu es folle» (14), didascalie «hausse les épaules». «Tais-toi» (2 fois) regard perdu» (9), «doucement» (11) Assène des vérités : abondance des verbes d état Elle doute : nombreuses questions (l 11 et 12) Phrases paradoxales «sois heureuse» Puis elle s affirme «Non, je ne me «Rien n est vrai que ce qu on ne dit pas». Opinion d Antigone sur Créon à 15 ans : «c est le même air d impuissance et de croire qu on peut tout» tairai pas!» Position très manichéenne : «Oui, j aime Hémon» «alors je n aime plus Hémon» 2 conceptions antagonistes de la vie et du bonheur Créon : LA Antigone Anouilh Bonheur Page 2
Créon dans ce passage représente une forme de figure paternelle pour Antigone. - Il se soucie ainsi d'antigone tout d'abord en lui posant une question qui montre l'intérêt qu'il porte à la jeune fille : «Que vas-tu faire maintenant?». - On le voit également dans les nombreux conseils qu'il donne à Antigone, remarquables par l'utilisation du mode impératif «Marie-toi», «Ne reste pas trop seule», «Ne les écoute pas». - On remarque par ailleurs qu'il essaye de rompre la distance qu'il y a entre Antigone et lui. La didascalie qui précède immédiatement le passage étudié nous indique ainsi que Créon s'est rapproché physiquement d'antigone, mais au-delà de cela, il essaye dans le dialogue de se mettre à la portée d'antigone : * par la concession «je te comprends», «Je buvais tes paroles», * la comparaison «comme toi» à deux reprises et le portrait physique qu'il fait de lui à vingt ans et qui ressemble à celui d'antigone «un petit Créon maigre et pâle» alors qu'antigone ne manquera pas un peu plus loin de lui faire remarquer que ses vingt ans à lui sont loin - A travers son discours, on note également toute la sagesse contenue dans les propos de Créon. Exemple avec des phrases au présent à valeur de vérité générale : «Rien d'autre ne compte», «La vie n'est pas ce que tu crois», «C'est la consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur». o conception assez épicurienne de la vie, petits plaisirs «un livre qu on aime, un enfant qui joue à vos pieds». (6), il faut savoir prendre conscience de ce bonheur «c est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts» (cf Victor Hugo, extrait de Feuilles d automne), o mais image employée lui donne à la conception du bonheur une connotation réductrice et assez matérialiste «une petite chose dure et simple qu on grignote, assis au soleil» o mais bonheur assorti de compromissions : «ce ne sera pas vrai. Rien n est vrai que ce qu on ne dit pas» o - Vision de la maturité : Créon est un personnage âgé, qui a donc acquis une certaine expérience. Champ lexical de la vieillesse «ride», «sagesse», «ces petits plis sur le visage», corroboré par le discours de Créon. Exemple : «La vie n'est pas ce que tu crois» ; cette phrase montre l'opposition entre les suppositions de la jeunesse et l'expérience de Créon. LA Antigone Anouilh Bonheur Page 3
Antigone : - Personnage tout d'abord éteint comme le suggère la brièveté de ses réponses ainsi que les didascalies. Au début, Antigone réagit à peine. Ses réponses sont courtes (deux fois la répétition d'un «oui»), mais le mot «bonheur» prononcé par Créon modifie sa façon de réagir. Ce mot fonctionne comme un déclencheur de la parole. - Un mot est déclencheur de tout («Le Bonheur»), ce qui souligne l'impulsivité d'antigone. - Antigone devient rapidement insolente à l'égard de son oncle et roi, Créon (tutoiement, vocabulaire dépréciatif «petits plis sur le visage», «graisse autour de toi», absence d'obéissance aux ordres quand il lui demande de se taire, etc.) refus des compromis marqué par «Non, je ne me tairai pas!» «Oui, j aime Hémon» «alors je n aime plus Hémon», Phrases binaires à partir de la ligne 19. Que refuse-t-elle? o les «pauvretés» càd la mendicité (?) au sens abstrait du terme, celui qui sollicite une faveur. o La corruption «se vendre» (là aussi sens figuré), o la lâcheté («laisser mourir en détournant le regard») o Ce qu elle aime chez Hémon est révélateur de sa conception de la vie : en clair «dur» «jeune» «exigeant» «fidèle» en creux : elle demande une symbiose avec lui («si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis») attrait pour l anxiété, l angoisse, la peur de perdre l autre intransigeance simplicité refus des compromis Donc 2 conceptions de la vie, l une souple (Créon), l autre très rigide (Antigone). Créon croit le bonheur possible, Antigone ne semble pas croire au bonheur, en tout cas le bonheur n est pas ce qu elle recherche avant tout. La vision d'antigone repose en effet sur le refus de cette petite vie paisible proposée par son oncle. LA Antigone Anouilh Bonheur Page 4
- Insistance sur le mot «tout» et sur le caractère immédiat «Je veux tout, tout de suite». - Aucune concession possible. Structure argumentative construite autour de l'affirmation de départ «oui, j'aime Hémon.» nuancée immédiatement par la conjonction de coordination «mais» qui marque l'opposition et ensuite l'anaphore du «si» hypothétique et qui aboutit à une conclusion à partir du connecteur logique «alors». Au sein de ce squelette on remarque l'alternance entre «il doit», «il ne doit plus» qui pose les bases de l'amour d'antigone pour Hémon avec l'idée d'un amour total et sans concession, sans fêlure possible. - Bonheur impossible pour Antigone car elle ne se projette pas dans l'avenir puisqu'elle est condamnée à mourir. Il n'y a pas d'avenir possible pour elle, mais aussi pour son oncle qui ne parvient pas à répondre à la succession de questions qu'elle lui pose («Quel sera-t-il mon bonheur? ( ) Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard?»). En effet, la seule réaction de Créon alors c'est un haussement d'épaules (didascalie) et un «Tu es folle. Tais-toi» c'est-à-dire une absence de véritable réponse. Un dialogue de sourds tragique La progression du duel - Structure en deux temps : tout d'abord Créon a le dessus. Ensuite c'est au tour d'antigone. - Au départ, c'est clairement Créon qui domine le dialogue. Il est en effet à l'initiative de celui-ci par ses questions «Que vas-tu faire maintenant?». Par ailleurs, ses interventions sont plus développées que celles d'antigone et par leur contenu on note la supériorité de l'expérience, notamment avec l'expression du futur («Tu verras» par exemple). Néanmoins, les rôles s'inversent. Le mot «bonheur» prononcé par Créon fonctionne ainsi comme une charnière qui déclenche la parole de la jeune femme puisque jusque-là ses phrases sont quasiment monosyllabiques. - On remarque alors l'incapacité de Créon à répliquer. Répétition du verbe «se taire» sous différentes formes pour seule réaction «Tais- LA Antigone Anouilh Bonheur Page 5
toi», «Te tairas-tu enfin?» et insultes «imbécile», «folle» qui marquent l'absence de maîtrise de Créon. Il n'y a par ailleurs plus aucune véritable argumentation de sa part. C est un vrai dialogue : les personnages tiennent compte de ce que dit l autre, ils reprennent souvent les derniers mots de la réplique précédente pour prendre position par rapport à l autre. Ex : l 8-9, l 14-15, l 24-25. Mais cette position est toujours une opposition : o Créon veut obliger Antigone au silence «Tais-toi» 2 fois en portant un jugement non seulement sur ce qu elle dit, mais aussi sur ce qu elle est «tu es folle», «tu ne sais plus ce que tu dis». o Antigone se révolte et s affirme : «non, je ne me tairai pas»,, «oui, j aime Hémon», «si, je sais ce que je dis» o Antigone démasque Créon : passage du vouvoiement au tutoiement dans ce passage, au moment où elle comprend ce qu est vraiment Hémon : «je te vois à quinze ans tout d un coup» (dans la suite de la scène elle se montrera de plus en plus méprisante cf p 96, Antigone traite Créon de «cuisinier» : «tu m ordonnes, cuisinier, tu crois que tu peux m ordonner quelque chose» Un dialogue empreint de fatalité Il faut rappeler ici qu'à plusieurs reprises Créon fait remarquer à Antigone que celle-ci lui ressemble : comparaison «comme toi» deux fois, «un petit Créon maigre et pâle» faisant penser à la description de l'héroïne dans le prologue, «le tien et le mien». Même Antigone finit par utiliser cette comparaison : «Je te vois à quinze ans, tout à coup! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout!». - Créon a eu la même vision du bonheur qu'antigone, mais sa vision a évolué au fil des années. - La conception d'antigone reste figée car Antigone ne vieillira pas, touchée par la fatalité de sa lignée et sa mort prochaine. Néanmoins, avec quelques années de plus, peut-être rejoindrait-elle Créon dans sa vision du bonheur. Les 2 conceptions de la vie sont inconciliables, c est un des éléments du tragique : pas d accord possible, pas de résolution du pb, la fin ne peut donc qu être fatale. LA Antigone Anouilh Bonheur Page 6
Conclusion Dans cette scène de la tragédie Antigone, de Jean Anouilh, deux personnages s'opposent sur la question du bonheur, l'un le trouvant dans les petites choses du quotidien, l'autre le voyant comme un tout idéal et inaccessible. En réalité, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une même conception universelle du bonheur mais qui évolue en fonction de l'âge. Créon et Antigone nous montrent bien à travers cette joute verbale que chacun est en quête d'un même bonheur mais que celui-ci diffère selon l'âge. Enfant on le vit pleinement sans même se poser de questions ; à l'âge adolescent on le veut entier, sans concession. Avec l'âge, l'expérience et la maturité, on s'aperçoit que le bonheur est partout présent autour de nous pour qui sait le saisir. Dans ce passage, Antigone ne le comprend pas encore. Il lui faudra attendre d'être face à la mort pour le comprendre enfin comme en témoigne ces deux répliques : «Créon avait raison», «Je le comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre» LA Antigone Anouilh Bonheur Page 7