UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE III - Littératures françaises et comparée Littératures françaises du XX e -XXI e siècle - Priteps T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Littératures françaises Présentée et soutenue par : Ismaël JUDE le 20 janvier 2012 Théâtre et philosophie chez Gilles Deleuze La notion de dramatisation POSITION DE THÈSE Sous la direction de M. Denis GUÉNOUN Professeur des Universités, Paris-Sorbonne Jury Monsieur Jean-Pierre SARRAZAC Professeur en études théâtrales à l Université de Paris Sorbonne-nouvelle (Paris III) Madame Paola MARRATI Professeur de philosophie à l Université Johns Hopkins de Baltimore (USA) Monsieur Esa KIRKKOPELTO Professeur de recherches artistiques à l Académie de Théâtre de Finlande à Helsinki (Finlande)
La notion de «dramatisation» a été formulée par Gilles Deleuze en 1967 dans Différence et répétition pour être délaissée ensuite 1. Cette thèse de doctorat tâche de clarifier le sens de ce concept en distinguant une acception «dramatique» d une acception «scénique». Deleuze n ayant cependant pas énoncé explicitement de théorie de la scène, une partie de l entreprise vise à déduire, des textes de Deleuze et des auteurs qui lui servent de référence, l hypothèse de cette définition. Deleuze distingue soigneusement trois façons de penser la différence qui lui permettent d effectuer sa propre définition du drame. Trois répétitions correspondent à autant de façons de procéder en philosophie qui trouvent un accomplissement significatif respectivement chez Platon, Kant et Nietzsche. Nous soutenons d abord que Deleuze a formulé sa conception de la dramatisation à partir d un renversement de la méthode platonicienne, de l intérieur du platonisme, puis de l extérieur, du point de vue de Nietzsche. Deleuze repère dans la façon de procéder de Platon une figure récurrente qu il appelle «l épreuve des prétendants». Un lien souterrain unit cette figure au mode d énonciation mimétique critiqué par Platon dans le livre III de La République 2. Si la méthode de division peut être qualifiée de «dramatisation», c est parce que l énonciateur, dans les dialogues de Platon, vise à effectuer une sélection selon un mode d absence-présence «dramatique». La dramatisation platonicienne se caractérise par une sélection du même en fonction de sa ressemblance à un principe d identité qui rappelle le retrait de l énonciateur, conteur, poète ou acteur, dans le mode dramatique d énonciation. De cette «méthode de dramatisation» platonicienne qui consiste en une «sélection du 1 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968. Gilles Deleuze, «La méthode de dramatisation», Bulletin de la Société française de Philosophie, 61 e année, n 3, juillet-septembre 1967, p. 89-118, repris dans Gilles Deleuze, L île déserte et autres textes, textes et entretiens 1953-1974, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Minuit, 2002, p. 131-177. 2 Platon, République, III, 392 b-399 a.
même» se distingue la méthode de Nietzsche qui doit renverser le platonisme en produisant la sélection de la différence. Deleuze donne le nom de «dramatisation» à la méthode issue de l élaboration du tragique par Nietzsche. Le renversement nietzschéen du platonisme consiste alors à retourner contre la méthode platonicienne la propension du théâtre à se jouer du multiple. L élaboration de la méthode de dramatisation trouve des prolongements dans un remaniement du projet transcendantal kantien. Deleuze reprend le schématisme et l aperception transcendantale à travers les concepts de «dramatisation» et de «fêlure». La «dramatisation» désigne les dynamismes spatio-temporels qui accompagnent la différence «en train de se faire». Sous le nom de fêlure, Deleuze conçoit l introduction de la temporalité dans notre «subjectivité transcendantale» opérant une dissolution des figures d unité, d unicité et d identité au sein de cette subjectivité. De ce remaniement conceptuel, nous dégageons un aspect transcendantal de la conception dramatique de la philosophie, de la pensée et de la nature, que Deleuze tente de formuler à l époque de Différence et répétition. Nous en déduisons la première hypothèse d une définition de la scène conçue comme «champ transcendantal» d individuation ou théâtre des différenciations d une multiplicité virtuelle. Cette définition s oppose à l idée d une «scène de la représentation» caractérisée par l apparition d un objet qui se montre à un sujet dans un dispositif de visibilité. Le champ transcendantal met en scène des «acteurs larvaires» dont les masques expriment les dynamiques spatio-temporelles d une individuation. Discutant le difficile problème de l univocité dans la pensée deleuzienne, nous examinons la question de savoir si le mode d énonciation du sens de l être doit être «polyphonique» ou «univoque». Nous sommes alors conduits à distinguer le rôle que peut jouer la fêlure transcendantale dans la composition d un poème dramatique ou dans
le jeu d acteurs sur un plateau. L idée d une «passivité transcendantale», liée à la temporalité définie par la fêlure, permet de passer de la conception dramatique de la pensée à une première hypothèse concernant le jeu d acteur à proprement parler. Enfin l introduction par Nietzsche et Kierkegaard de la répétition dans leur méthode remet en cause les façons «représentatives» de penser et de produire la différence. À travers une analyse parallèle de «l éternel retour» de Nietzsche et de «la reprise» de Kierkegaard, nous tentons de montrer comment Deleuze oppose, au mouvement de la dialectique aristotélicienne et hégélienne, le mouvement par lequel la différence se fait dans la répétition. Avec la répétition, Deleuze propose de substituer au mouvement de la représentation un mouvement qui produit une affirmation de la différence. Cette composante de la dramatisation permet de concevoir une épreuve sélective qui destitue toutes les figures de la représentation que sont l unité, la similitude, la ressemblance, la négativité, l identité, la nécessité logique ou la chronologie, en ne sélectionnant dans les phénomènes que les forces qui affirment la différence. La critique de la représentation a un pendant qui concerne le théâtre. Deleuze propose une définition du drame conçu comme répétition des répétitions qui voit se succéder trois façons d agencer passé, présent et avenir. Au drame comme catégorie du passé, qui trouve dans la méthode platonicienne son expression, succède une pensée de la scène, qui s ancre dans le transcendantalisme kantien, et qui se traduit dans le présent de la fêlure de l acteur. Mais ces deux façons de concevoir le fait théâtral prennent un sens nouveau en fonction d une troisième qui agence passé, présent et avenir du point de vue de la répétition, conçue comme catégorie de l avenir. La scène se définit alors comme un vide indéterminé qu une différenciation doit déterminer, elle se présente comme le lieu où la différence se produit et l acteur se
définit comme celui qui expose la différenciation dans le mouvement de répétition qu il produit sur scène. À travers les masques et les signes des forces avec lesquels l acteur joue sur scène, une sélection de l affirmation à venir a lieu. Deleuze donne à penser un concept paradoxal de scène dont le présent de l exposition doit être orienté ou dans un devenir affirmatif de la répétition. Cette conception s inscrit dans une référence implicite aux textes du Théâtre et son double d Antonin Artaud. Si Deleuze abandonne, dans les livres postérieurs à Différence et répétition, l idée d une conception dramatique de la pensée, c est précisément parce qu il est conduit à effectuer une nouvelle lecture d Artaud.