MÉMOIRE Simone de Beauvoir et l'algérie par Claude Gonfond-Talahite Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, 1997. (Texte établi, traduit de l anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir) Simone de Beauvoir, en femme lucide et éprise de liberté, s'est engagée sans détour aux côtés du peuple algérien dans sa lutte pour l'indépendance. Elle a été notamment la présidente du Comité "Pour Djamila Boupacha". La publication de ses Lettres à Nelson Algren, permet, entre autres, de revisiter cette période.* En 1947, Simone de Beauvoir fait un séjour aux USA pour donner des conférences. A Chicago, elle fait la connaissance d un romancier, Nelson Algren; l attirance est immédiate et réciproque. C est le début d un grand amour. Cette passion peut étonner tant ils sont différents : elle, rationnelle et volontariste, lui menant une vie plutôt déréglée; il aime le jeu et la boisson et fréquente un milieu interlope : voleurs, drogués, prostituées, qui lui fournit les personnages de ses romans. Mais ils ont la même curiosité de tout et une immense ardeur à vivre. Simone de Beauvoir estime Algren comme un excellent écrivain, sans doute aussi correspond-il à ce goût pour les marginaux qu elle a manifesté dans son journal, Les Mémoires d une jeune fille rangée. Après une quinzaine de jours passés ensemble, Simone de Beauvoir écrit, de l avion qui la ramène en France, la première lettre d une correspondance qui va durer jusqu en 1
ALGERIE LITTERATURE / ACTION 1964 : je vous sens avec moi, là où j irai vous irez. Maintenant que ces lettres viennent d être publiées, ces derniers mots semblent s adresser à nous, lecteurs. 2
En 611 pages, nous irons là où va Simone de Beauvoir, nous connaîtrons les moindres événements de ses journées, nous suivrons le cheminement de son travail et de ses idées, nous découvrirons ses amis, son bonheur, ses souffrances. Tout dire, c était déjà son projet d écrivain, conforme à ses options philosophiques et politiques, pour connaître le monde et le transformer. Dans ces lettres, le projet intellectuel se double d un élan d amour fusionnel. Si on ajoute à cela que Nelson Algren est étranger et ne sait rien de la France, ni de l existentialisme, ni même de Simone de Beauvoir, on comprendra à quel point cette correspondance est riche d enseignements. Elle nous fait entrer de plain pied dans la vie de l intelligentsia parisienne, si bouillonnante en cette période de l après-guerre à la veille de Mai 68. Pour ceux qui désirent découvrir Simone de Beauvoir, les lettres à Nelson Algren constituent un véritable texte pédagogique d une totale lisibilité. Ceux qui la connaissent déjà, découvriront quelques chaînons manquants : la vérité intime sur sa relation à Sartre, ses diverses amitiés, sa famille. Ils verront l oeuvre se faire pas à pas : Le Deuxième Sexe s écrit pendant 3
ALGERIE LITTERATURE / ACTION cette période ainsi que L Amérique au jour le jour, L Invitée, Les Mandarins... Dans ce village du quartier latin, nous rencontrons une foule de grands de ce monde non pas les puissants, mais les pensants : monde du livre, du théâtre, du chant et de tout ce qui est esprit critique. Voici Queneau, Merleau-Ponty, Camus, Richard Wright, Giacometti, Fanon, Boris Vian, Koestler, Genêt, tant et tant d autres... On quitte aussi Paris pour de nombreux voyages avec Algren, avec Sartre avec lequel Simone de Beauvoir parcourt le monde. Ce monde est raconté avec lucidité et sympathie. De ses séjours en Afrique, et plus particulièrement au Maghreb, elle parle avec une exacte vision politique, elle qui fut l'une des rares à dénoncer les exactions du 8 Mai 45 en Algérie ou à Madagascar. Edward Saïd définit l intellectuel comme celui qui est capable de résister à son propre clan et qui préfère la critique à la solidarité. En ce sens, Simone de Beauvoir a toujours rempli son rôle de femme de pensée avec exactitude et courage. Autour des années 60, les lettres vont faire état, douloureusement, et avec rage, des violences contre les Algériens;...on va se lancer dans une guerre aussi sanglante que celle d Indochine. Guerre qu on perdra. Quand une nation entière se dresse contre un occupant, ce dernier perd nécessairement la guerre. Mais avant que ce ne soit admis, du sang doit être versé, beaucoup de sang. Nous essayons de nous y opposer, par des meetings, etc., mais quel pouvoir avons-nous? (Lettre du 18 Mars 1956). Dans La force des choses, le troisième tome de son journal, on trouve le récit détaillé de cette période, la chronologie des événements, les fluctuations de la politique française, l action des intellectuels de gauche contre la guerre et la torture. Simone de Beauvoir constate : ma propre situation dans mon pays, dans le monde, dans mes rapports à moimême s en trouva bouleversée. Elle s engage complètement dans la solidarité avec le peuple algérien et la lutte pour informer, pour dénoncer les massacres et les tortures. Son article, Pour Djamila Boupacha, paru dans Le Monde, le 3 Juin 1960, eut un retentissement extraordinaire, aussi bien en France que dans le monde entier. Il est à l origine de la création du comité Pour Djamila Boupacha dont Simone de Beauvoir fut la présidente (cf. l ouvrage avec Gisèle Halimi, publié en 1961 chez Gallimard). Pour elle, la lutte du peuple algérien contre l oppression colonialiste et pour son indépendance se confond avec celle du peuple français contre le fascisme et pour la démocratie. Menacée, réduite à quitter son appartement et à se cacher, elle n accepta jamais de se taire. 4
Lorsque Simone de Beauvoir écrit à son amant, c est le monde entier qui rentre dans ses lettres car sa relation amoureuse se tisse de toute la problématique intellectuelle et sociale. Il y a là une remarquable leçon de vie unifiée, pour elle, en deux mots, liberté et travail. Le travail, comme exigence absolue et comme plaisir suprême, elle l a mené sans relâche, jour après jour. Apprendre, être lucide et communiquer ce savoir, c était le devoir de solidarité. Quant à la liberté, c était à la fois, son être même, et la condition de qualité pour son travail. Et libre, elle a su l être jusque dans l amour. Créer ainsi un amour sans aliénation à l époque où Edith Piaf chantait l hymne à l amour ( j irais jusqu au bout du monde, je me ferais teindre en blonde, si tu me le demandais... ), c est un splendide défi. Nous devons beaucoup à Simone de Beauvoir. * Algérie Littérature / Action a publié une pièce de Théâtre, Madah- Sartre (n 6, déc. 1996), où l'auteur imagine Sartre et Beauvoir, revenus parmi nous et enlevés par le GIA 5