U N I V E R S I T É M O N T P E L L I E R I F A C U L T É D E D R O I T Année 2010 N attribué par la bibliothèque THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ MONTPELLIER I Discipline : Droit privé et sciences criminelles Présentée et soutenue publiquement par N i c o l a s P É P I N Le jeudi 08 juillet 2010 L E L I E N D E S U B O R D I N A T I O N J U R I D I Q U E D A N S L E S R E L A T I O N S D E T R A V A I L Thèse dirigée par M. Bruno SIAU Membres du jury : M. Arnaud MARTINON Professeur à l Université d Avignon (Rapporteur) M. Franck PETIT Professeur à l Université d Avignon (Rapporteur) Mme Christine NEAU-LEDUC Professeur à l Université Montpellier I (Examinateur) M. Bruno SIAU Maître de conférences à l Université Montpellier I (Directeur de thèse) M. Stéphane DARMAISIN Maître de conférences à l Université de Nîmes (Invité)
U N I V E R S I T É M O N T P E L L I E R I F A C U L T É D E D R O I T Année 2010 N attribué par la bibliothèque THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ MONTPELLIER I Discipline : Droit privé et sciences criminelles Présentée et soutenue publiquement par N i c o l a s P É P I N Le jeudi 08 juillet 2010 L E L I E N D E S U B O R D I N A T I O N J U R I D I Q U E D A N S L E S R E L A T I O N S D E T R A V A I L Thèse dirigée par M. Bruno SIAU Membres du jury : M. Arnaud MARTINON Professeur à l Université d Avignon (Rapporteur) M. Franck PETIT Professeur à l Université d Avignon (Rapporteur) Mme Christine NEAU-LEDUC Professeur à l Université Montpellier I (Examinateur) M. Bruno SIAU Maître de conférences à l Université Montpellier I (Directeur de thèse) M. Stéphane DARMAISIN Maître de conférences à l Université de Nîmes (Invité)
Remerciements Je voudrais exprimer ici ma reconnaissance aux personnes qui m ont aidé à mener à bien cette thèse. Mes remerciements s adressent à mon directeur de thèse Bruno Siau, sans qui ce travail n aurait jamais vu le jour et qui s est laissé convaincre du sujet de cette thèse. De même, mes remerciements vont à Paul-Henri Antonmattei qui a m a donné une confiance éclairée dans l apport de cette thèse et en a favorisé le bon déroulement. À Florence Guillaume, qui a consacré son savoir-faire reconnu à la relecture de mes travaux, je lui exprime ma gratitude. À mes parents, Christine Pépin et Eric Pépin, je leur adresse ici ma profonde reconnaissance pour le soutien précieux qu ils m ont apporté. À Emeline Cantamaglia, pour ses encouragements quotidiens, son dynamisme communicatif et l apport de ses compétences littéraires, je lui adresse ici tous mes remerciements. Je dédicace l accomplissement de ce travail À Paul Mille et Edmonde Mille, en hommage à mes grands-parents À ma fille, Marylou, Pour ses rires et ses sourires 5
SOMMAIRE INTRODUCTION P.12 PARTIE 1: LA RECHERCHE D UN CRITERE DU CONTRAT DE TRAVAIL P.33 TITRE 1. LE RECOURS AU LIEN DE SUBORDINATION...P.36 CHAPITRE 1 : LES DETERMINANTS DU CONTEXTE JURIDIQUE ACTUEL..P.38 CHAPITRE 2 : LA CONCEPTUALISATION DU LIEN DE SUBORDINATION....P.66 TITRE 2 : LA RELATIVISATION DU LIEN DE SUBORDINATION.P.93 CHAPITRE 1 : LE RECOURS À LA MAIN D OEUVRE NON SUBORDONNEE.P.94 CHAPITRE 2 : L EXTENSION DU SALARIAT HORS LIEN DE SUBORDINATION. P.125 PARTIE 2: LA REMISE EN CAUSE DU LIEN DE SUBORDINATION....P.156 TITRE 1 : LA SUBORDINATION FACE AUX TRANSFORMATIONS DU TRAVAIL.P.159 CHAPITRE 1 : LES LIMITES DE LA CONCEPTION TAYLORISTE DU LIEN DE SUBORDINATIO...P.161 CHAPITRE 2 : L IMPACT DES NOUVELLES ORGANISATIONS DU TRAVAIL SUR LE LIEN DE SUBORDINATION...P.191 TITRE 2 : LA REGENERATION DES RAPPORTS DE SUBORDINATION.P.218 CHAPITRE 1 : L EXPANSION DES LIENS HORS SUBORDINATION...P.219 CHAPITRE 2 : LES ALTERNATIVES POUR L AVENIR....P.246 6
ABRÉVIATIONS [s.d.] : sans date [s.l.] : sans lieu [s.n.] : sans nom A. : Arrêté ACOSS : Agence centrale des organismes de sécurité sociale Act. : Actualité AFP : Agence France-Presse AGS : Association pour la Gestion du régime de garantie des créances des Salariés AJDA : Actualité juridique de droit administratif AN : Assemblée nationale ANI : Accord National Interprofessionnel ARE : Aide au Retour à l emploi Art. : Article Ass. plén. : Assemblée plénière ASSEDIC : Association pour l'emploi dans l'industrie et le Commerce Assoc. : Association Avr. : Avril BICC : Bulletin d Information de la Cour de Cassation Bull. civ. : Bulletin des arrêts de la Cour de cassation Bull. Crim. : Bulletin des arrêts de la Cour de cassation Bull. Joly : Bulletin Joly d information des sociétés C. civ. : Code civil C. trav. art. : Article du Code du travail C./ : Contre C.A.T. : Centre d Aide par le Travail CA : Arrêt de la Cour d Appel Cass. Ch. Réun. : Arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation Cass. Civ. : Arrêt de la chambre civile Cass. crim. : Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation Cass. soc. : Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation 7
CDD : Contrat à durée déterminée CDI : Contrat à durée indéterminée CE : Conseil d Etat CEDH : Cour Européenne des Droits de l Homme Cf. : Confer, reportez-vous à, voyez CGEA : Centres de Gestion et d'etude AGS Ch. Mixte : Chambre mixte Ch. Soc : Chambre sociale Chron. : Chronique CHSCT : Comité d Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail Circ. DGT : Circulaire de la Direction Générale du Travail Circ. min. : Circulaire Ministérielle Circ. : Circulaire CJCE : Cour de Justice des Communautés Européennes CNAM : Caisse Nationale d Assurance Maladie CNRS : Centre National de la Recherche Scientifique Coll. : Collection CRFPA : Centre Régional de Formation Professionnelle des Avocats CSB : Cahiers Sociaux du Barreau de Paris CSS. art. : Article du code de la sécurité sociale D. : Décret Déc. : Décembre DG : Direction générale DH : Dalloz hebdomadaire DL : Recueil Dalloz DP : Recueil périodique et critique mensuel Dalloz (antérieur à 1941) Dr. soc. : Revue de Droit Social E.S.A.T. : Établissement et service d aide par le travail éd. : Édition Éd. : Éditeur EPIC : Établissement Public à caractère Industriel et Commercial Fasc. : Fascicule Févr. : Février 8
Gaz. Pal. : Revue Gazette du Palais Ibid. : Ibidem, au même endroit Infra : ci-dessous, plus bas IR : Informations rapides du Recueil Dalloz IRES : Institut de Recherches Économiques et Sociales IRP : Institutions Représentatives du Personnel Janv. : Janvier J.-Cl. : Juris-Classeur (Encyclopédies) JCP : Juris-classeur périodique (= Semaine juridique) JCP E : Juris-Classeur périodique - Édition Entreprises et affaires JCP G : Juris-Classeur périodique - Édition générale JCP N : Juris-Classeur périodique - Édition notariale et immobilière JCP S : Juris-Classeur périodique - Édition sociale JOAN Q : Journal officiel (Questions réponses) Assemblée Nationale JOAN : Journal officiel de l Assemblée Nationale JORF : Journal officiel (Lois et décrets) JSL : Jurisprudence sociale Lamy Juill. : Juillet jurispr. : Jurisprudence L. : Loi Libr. : Librairie Loc. cit. : Loco citato, à l'endroit déjà cité LPA : Les Petites Affiches N.R.E. : loi sur les nouvelles régulations économiques N : Numéro NCPC : Nouveau Code de Procédure Civile NDLR : Note de la rédaction Nouv. édit. rev. et augm. : Nouvelle édition revue et augmentée Nov. : Novembre NTIC : Nouvelles Technologies de l Information de la Communication Obs. : Observations Oct. : Octobre Ompr. : Impression, imprimeur 9
Op. cit. : opere citato, ouvrage déjà cité PACS : Pacte civil de solidarité Pan. : Panorama PEE : Plan d Epargne Entreprise PEI : Plan d'epargne Interentreprises PERC : Plan d'epargne Retraite Collectif pp. : Plusieurs pages Préc. : Précité Préf. : Préface PUAM : Presses universitaires d Aix-Marseille QE : Question écrite R. : Réglement Rapp. : Rapport RD rur. : Revue de droit rural Rec. Dalloz : Recueil dalloz rec. Leb. : Recueil Lebon (arrêts du Conseil d Etat) Rép. Min. : Réponse ministérielle Rép. trav. Dalloz : Répertoire travail Dalloz Rép. : Répertoire Rev. dr. et patr. : Revue droit et patrimoine Rev. Dr. ouvr. : Revue de droit ouvrier Rev. Dr. Sanit. Soc. : Revue droit sanitaire et social Rev. dr. trav : Revue de droit du travail Rev. int. trav : Revue internationale du Travail Rev. jur. Auvergne : Revue Jura-Auvergne Rev. Proj. : Revue projet RF aff. Soc. : Revue française des affaires sociales RJS : Revue de Jurisprudence Sociale RPDS : Revue Pratique de Droit Social RSA : Revenu de Solidarité Active RTD civ. : Revue Trimestrielle de Droit Civil RTD com. : Revue Trimestrielle de Droit Commercial S. : et suivant 10
Sect. : Section Sept. : Septembre SMIC : Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance Somm. : Sommaire Spéc. : Spécialement SSL : Semaine sociale Lamy Sté : Société Supra : ci-dessus, plus haut T. : Tome TC : Tribunal des Conflits TGI : Tribunal de Grande Instance TI : Tribunal d Instance URSSAF : Union pour le Recouvrement des cotisations de la Sécurité Sociale et des Allocations Familiales V. : Voir Vol. : Volume 11
INTRODUCTION «Il est faux que l'égalité soit une loi de la nature. La nature n'a rien fait d'égal. Sa loi souveraine est la subordination et la dépendance» 1. 1. Partant de cette réflexion dont la portée se veut universelle, il peut-être envisagé de rejoindre progressivement le sujet de cette thèse dont l intitulé fait directement référence à la notion de subordination : «le lien de subordination juridique dans les relations de travail». Certes il s agit là d une subordination dite juridique, ce qui apporte une couleur particulière à la notion mais n en change pas l essence. 2. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues 2, pose ici une double affirmation qui peut être synthétisée ainsi : l égalité n est pas une loi de la nature et sa loi souveraine est la subordination et la dépendance. Tout d abord cette affirmation résonne avec talent dans une société de type capitaliste, notamment dans le cadre d une économie libérale. Le principe du «laisser faire, laisser passer» renvoie effectivement les hommes aux lois de la nature. La loi du marché est alors dans cette perspective synonyme de «loi de la jungle» 3 et de loi du plus fort : sous son empire «l homme est un loup pour l homme» 4 - dans le cadre, bien sûr, des lois de police -. 1 Vauvenargues, Maximes et pensées, Éd. du Rocher, Coll. André Silvaire, 2003 2 Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747), moraliste français qui passe pour avoir réhabilité le sentiment au siècle des Lumières 3 V. United Nations. General Assembly (23 ; 1968 ; Genève), Kongress (Genève ; 1968), Non à la loi de la jungle, Éd [s.n.], Coll. Centre d'information arabe, 1968 ; V. aussi : J.-M. Pelt, F. Steffan, La loi de la jungle : l'agressivité chez les plantes, les animaux, les humains, Librairie générale française, Paris, 2006 4 V. Plaute, Asinaria ; V.aussi T. Hobbes, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil, 1651 ; A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Coll. Quadrige Grands textes, Presses Universitaires de France, 2 ème éd., 2004 ; S. Freud, Malaise dans la civilisation, traduit de l'allemand par Ch. et J. Odier, Presses Universitaires de France, 1971 12
3. Ensuite, si la nature n a rien fait d égal, l Homme aspire parfois à corriger cet état en créant sa propre loi, au service de ses propres valeurs. Depuis le décalogue jusqu aux civilisations modernes et notamment aux lois de la République française. La République mais aussi la démocratie s opposent ainsi, dans l Histoire française, au despotisme et au totalitarisme qui sont des illustrations parfaites de la loi du plus fort. 4. C est ainsi qu au siècle des lumières, naît progressivement le concept de justice sociale magnifié par J.-J. Rousseau dans le contrat social. Il estime que dans tout système social, le droit doit garantir l égalité entre les hommes pour compenser l inégalité naturelle en force ou en génie : «Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout sistême social ; c est qu au lieu de détruire l égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avoit pu mettre d inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit» 5. 5. Cette idée de justice sociale est une valeur qui irrigue tout le droit français, au-delà du droit social, puisqu elle introduit le texte de la Constitution de 1958. Ce dernier proclame la France comme étant une République démocratique mais aussi comme une République sociale : «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion». 6. La Constitution est donc directement inspirée de cette pensée philosophique en ce qu elle proclame l égalité de tous devant la loi. Qu il soit alors permis de fonder la suite du raisonnement sur l article 1134 alinéa premier du Code civil, inchangé depuis sa promulgation le 17 février 1804 : «Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites». Les conventions et contrats forment ainsi la loi des parties. Il est donc possible de considérer que l égalité des citoyens devant la loi a vocation à imprégner le droit jusque dans les relations entre cocontractants. 5 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, Éd. Marc-Michel Rey, 1762, partie livre I, chap. IX («Du domaine réel»), p. 90 ; V. aussi : J.-P. Siméon, J.-J. Rousseau : La Démocratie selon Rousseau - Du Contrat social, Éd. du Seuil, Paris, 1977 13
7. Le rapprochement entre la maxime liminaire et le sujet de cette thèse est ainsi presque achevé. Car il suffit de souligner que tout contrat de travail est avant tout un contrat au sens du droit commun des obligations. À ce titre il est soumis à l article 6 du Code civil codifiant une loi promulguée le 15 mars 1803, en vertu de laquelle «on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs». Le contrat de travail, même s il s agit d une convention particulière, ne devrait donc pas pouvoir déroger aux lois de la République qui proclament l égalité de tous les citoyens devant la loi. 8. Le principe de la liberté contractuelle ne devrait donc pas justifier qu il puisse être porté atteinte au principe de l égalité. Pourtant le contrat de travail institue, mais aussi se distingue des autres contrats, par le lien de subordination juridique entre le salarié et l employeur. Or, l utilisation du terme «subordination» porte sur ce point à réflexion face au principe de l égalité entre citoyens. Car ce n est point un vain mot : c est à la fois un concept, une notion et un critère. 9. Le terme subordination vient du latin médiéval subordinare, qui peut se traduire par l idée sous-ordonner. Le Larousse l illustre ainsi : «mettre quelqu'un dans une situation de dépendance hiérarchique par rapport à quelqu'un d'autre : l'organisation militaire subordonne le lieutenant au capitaine. Considérer quelque chose comme moins important que quelque chose d'autre : subordonner le dessin et la forme à la couleur. Faire dépendre quelque chose de la réalisation de quelque chose d'autre : subordonner un achat à l'obtention d'un crédit» 6. On perçoit dès lors qu un déséquilibre caractérise la subordination, qui est celui de l exercice unilatéral du pouvoir hiérarchique d une partie sur l autre. Cette inégalité peut autant recouvrir une dimension factuelle que juridique ou encore psychologique 7. 10. C est pour cette raison qu il est possible d admettre que l adjonction du qualificatif «juridique» a pour but de faire de la subordination une notion strictement juridique. Son sens se détache ainsi, presque complètement, du vocabulaire commun pour rejoindre les concepts jurisprudentiels. D un point de vue secondaire l adjectif signifie également que cette subordination puise son fondement dans le contrat et seulement dans le contrat. Ces aspects terminologiques ne sont point anodins. Il ne s agit pas de subtilités purement terminologiques 6 Larousse, dictionnaire français en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires 7 V. G. Hernot, Le point de subordination, introduction à la psychologie de la relation hiérarchique, Coll. Dynamiques d entreprises, Éd. L Harmattan, Paris, 2007 14
puisqu ils peuvent témoigner de l embarras à laisser penser que le contrat de travail autoriserait une sorte d illégalité contractuelle. 11. De plus, l emploi de cette terminologie permet d évacuer toute idée de dépendance, ce qu il convient d éclaircir ; les définitions du langage commun rattachent systématiquement la subordination à la notion de dépendance. C est un point qui sera largement développé plus loin, mais il faut d ores et déjà porter à la connaissance du lecteur que depuis presque cent ans, la jurisprudence a toujours refusé de consacrer - officiellement - la notion de dépendance économique. Elle la juge trop large pour fonder le critère du contrat de travail. Elle a donc fait le choix de ne recourir qu au seul critère de la subordination. 12. Ce débat entre subordination juridique et dépendance économique s est notamment tenu à l époque du vote des lois sur les assurances sociales obligatoires. Certains auteurs ont émis l idée que l éviction de la notion de dépendance avait pour but d «alléger le fardeau» 8 de la protection sociale. Donc, en recourant à une subordination dite juridique, le juge peut se défendre d avoir consacré tout critère de dépendance. 13. Ce n est pourtant qu une virtualité irrationnelle. Car toute subordination s inscrit dans un cercle plus grand : celui de la dépendance économique. La jurisprudence ne peut donc ignorer la dépendance et ne consacrer que la subordination, sauf au prix d une incohérence. Comme l explique G. Hernot, pour se subordonner, il faut «un état de manque qui soit à la hauteur du coût psychologique de l obéissance à autrui. [ ] Ici se confirme s il est besoin que l entrée en subordination ne peut être l effet que d une dépendance. Dépendance économique bien sûr : on échange sa subordination contre un salaire» 9. 14. En effet, sans cette dépendance économique, qu est-ce qui pousserait «les hommes à se subordonner alors qu ils n y sont pas contraints?» 10. Cette question permet de souligner que même si le salarié jouit d une part visible de liberté contractuelle, dans le choix de 8 P. Cuche, La définition du salarié et le critérium de la dépendance économique, D. H. 1932, chronique, pp. 101-104 ; V. aussi : P. Cuche, Du rapport de dépendance, élément constitutif du contrat de travail, Revue critique de législation et de jurisprudence, 1913, pp. 413-427 9 G. Hernot, Le point de subordination, introduction à la psychologie de la relation hiérarchique, Coll. Dynamiques d entreprises, Éd. L Harmattan, Paris, 2007, p.18 10 G. Hernot, Op. cit, p. 16 15
l employeur par exemple, le choix de se subordonner, quant à lui, n est pas libre et résulte d un mécanisme invisible qui s impose - institutionnellement - de manière héréditaire. Dans un contexte où une majorité s accorde sur l idée que «l ascenseur social est en panne» 11 le débat entre classe et caste demeure latent, même en 2010 12. 15. Car malgré toute la liberté contractuelle dont il dispose, il n en demeure pas moins qu en s engageant dans les liens d un contrat de travail, le salarié accepte, sans avoir beaucoup d autres alternatives, d aliéner une partie de sa liberté. En se subordonnant, le salarié s oblige à obéir aux directives de l employeur et à se soumettre aux conditions de travail définies par l employeur. Ce qui implique, par exemple, qu il accepte des restrictions de son droit d aller et venir puisqu il doit être à telle heure à telle place pour accomplir la tâche que l employeur lui aura confié. Cet aspect du contrat de travail pourrait être d autant plus critiqué que ces restrictions sont consenties en contrepartie d une rémunération, ce qui pourrait attiser de vives polémiques. Par exemple : les libertés fondamentales du salarié sont elles à vendre? 16. L enjeu sous-jacent est de taille car «renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme» 13. Or, ce renoncement est symptomatique de la subordination, même si elle est plus ou moins librement consentie. Mais alors pourquoi ne pas supprimer la subordination dans le contrat de travail? La conséquence la moins problématique serait de devoir trouver un autre critère du contrat de travail, ou un autre système de qualification. 17. Mais la subordination n est pas qu un critère du contrat de travail. C est l essence même du contrat de travail. Dans ces conditions, comment imaginer un contrat de travail dans lequel le salarié aurait la possibilité de ne pas obéir, et de manière discrétionnaire, sans qu il ne puisse jamais lui être reproché quelque inexécution fautive du contrat de travail? Cela reviendrait, ni plus ni moins, à supprimer l objet de l obligation du salarié et la cause de 11 F. Dedieu, L ascenseur social est en panne, L Expansion, 01/03/2007 ; V. aussi : A. Senni, J.-Marc Pitte, L ascenseur social est en panne : j ai pris l escalier, Coll. Archipel.archip, Éd. L Archipel, Paris, 2005 ; V. aussi : recherche Google, résultats 1 à 10 sur un total d'environ 61 600 pour «ascenseur social en panne» 12 Y. Stefanovitch, La caste des 500, enquête sur les princes de la République, Éd. J.-C. Lattès, Paris, 2010 13 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, Éd. Marc-Michel Rey, 1762, partie livre I, chap. IV («De l'esclavage»), p. 17 16
l obligation de l employeur dans le contrat de travail. C est donc tout le contrat de travail qui s effondrerait. 18. Le système français actuel a fait le choix d un compromis : celui de l octroi de droits et libertés au salarié pour compenser l inégalité dans le contrat de travail. Mais c est considérer que l on peut artificiellement faire varier la subordination en intensité. Hors la liberté ne connaît pas de demi-mesure : soit ont est libre, soit on ne l est pas. Le système du droit contemporain aboutit donc à des incohérences, des inégalités et des injustices. 19. Car certains salariés dits subordonnés jouissent d une autonomie quasi-totale. Cette nouvelle forme de management, qui fait des salariés des «collaborateurs», donne au travailleur toute latitude pour parvenir à des objectifs fixés par l employeur. C est particulièrement le cas des cadres qui, en plus de l autonomie qu ils peuvent tirer de la technicité de leur emploi, peuvent parfois déterminer librement leurs conditions de travail. 20. La mise en place du forfait jours 14 est sur ce point révélatrice de cette réalité «compte tenu de la nature de ses fonctions, [le cadre autonome] n est pas conduit à suivre l horaire collectif applicable au sein de l atelier, du service ou de l équipe auquel il est intégré et qui dispose d une réelle autonomie dans l organisation de leur emploi du temps mais également celui dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui dispose d une réelle autonomie dans l organisation de son emploi du temps pour l exercice des responsabilités qui lui sont confiées. Cette définition a été reprise par la loi du 20 août 2008 portant réforme du temps de travail» 15. 21. Ce phénomène s est enclenché suite à la crise économique causée par le premier choc pétrolier en 1973. Depuis lors, le monde du travail se restructure ou selon les points de vue, se déstructure 16. Il émerge de plus en plus de salariés très peu subordonnés 17 qui incarnent «les 14 V. P.-H. Antonmattéi, Les conséquences du forfait cadre en jours, Semaine sociale Lamy n 975, p.5-9, 03/04/2000 ; P.-H. Antonmattéi, Accords de réduction du temps de travail : l'arrêt Michelin, dr. soc. n 9/10, p. 839-844, 01/08/2004 15 C. Artus-Jégou, Mon employeur instaure un forfait «jours», L'Expansion.com, 16/09/2008 ; V. aussi : A.-C. Alibert, Les cadres quasi-indépendants, du contrat de travail au contrat d activité dépendante, Thèse pour le doctorat de l Université d Auvergne, 2005 16 D. Sauze, N. Thevenot, J. Valentin, L'éclatement de la relation de travail : Cdd et sous-traitance en France, in CEE, le contrat de travail, la découverte, Coll. Repères, pp. 57-68, 2008 17
nouveaux visages de la subordination» 18. Ces derniers continuent toutefois de bénéficier de tout l arsenal protecteur des salariés, tant sur les aspects du droit du travail, que du droit de la protection sociale. Concomitamment, des travailleurs indépendants, parfois moins autonomes mais considérés comme non subordonnés juridiquement, sont totalement abandonnés à leur vulnérabilité. Ils sont pourtant économiquement dépendants, ce qui donne à leur donneur d ordre un pouvoir de direction implicite. Il s agit donc de la même vulnérabilité qui fonde la protection accordée aux travailleurs salariés. Ils sont tous deux dans une situation où l équilibre contractuel est rompu et où l inégalité des rapports de force fait du travailleur la partie faible. 22. C est donc, en amont, la notion même de salariat qui est affectée par cette remise en cause du lien de subordination. Comme le souligne Th. Aubert-Monpeyssen, cette notion «particulièrement restrictive au siècle dernier, elle s est progressivement élargie avec l essor du droit social pour englober dans la sphère de salarié protection, des catégories de plus en plus nombreuses de travailleurs» 19. Mais le développement toujours croissant du travail atypique ne peut mener à une extension absolue, voire abusive, du salariat. Le salariat n aurait alors plus aucun sens. 23. C est pourtant ce que l ancien Livre VII devenu Partie VII du Code du travail et la souplesse jurisprudentielle a parfois autorisé, si bien qu aujourd hui, la subordination apparaît comme une source d insécurité juridique. Elle est devenue une notion à géométrie variable, en fonction des époques ou en fonction des spécificités techniques du travail. Au point qu il est devenu impossible d appréhender avec certitude le contenu de la notion ou d en délimiter un contour unique : «L ironie à peine voilée des commentaires suscités par l expression «subordination juridique», les flottements terminologiques de la jurisprudence, voire la suggestion de recourir à une terminologie mieux adaptée, constituent autant de signes de la difficulté qu il y a à retrouver dans l actuel critère, la simplicité de ce concept juridique. On peut effectivement s interroger sur l utilité du maintien d un terme aussi atténué 17 V. A. Taillandier, L'intensité du lien de subordination, Thèse de doctorat, Nantes, 1994 18 A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, rev. dr. soc. 2000, p. 131 ; sur ce thème, V. aussi : V. H. Groutel, Le critère du contrat de travail in Mélanges Camerlynck, Dalloz, 1978, p. 49 19 Th. Aubert-Monpeyssen, Subordination juridique et relation de travail, Centre Régional de Publication de Toulouse, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1988, p.7 18
sémantiquement et se demander pourquoi et comment, alors que le cadre traditionnel des rapports de travail a volé en éclats, la formulation initiale a résisté à l épreuve du temps» 20. 24. Proposer un sujet sur le lien de subordination juridique dans les relations de travail mène donc à réfléchir préalablement au besoin de distinguer le contrat de travail des autres contrats (I). Cette distinction repose actuellement sur le lien de subordination juridique, il faudra donc avoir un aperçu général des causes profondes de sa fragilisation (II) pour comprendre sa perte de légitimé comme critère distinctif et universel du contrat de travail. 25. C est ce qui engendre aujourd hui la crise du salariat (III), à laquelle il devient urgent de remédier, car les enjeux (IV) se rattachent directement aux exigences d une justice sociale, dans une République qui se veut «indivisible, laïque, démocratique et sociale» 21 et qui entend assurer «l'égalité devant la loi de tous les citoyens» 22. I. Le besoin de distinguer le contrat de travail 26. Au fond, il est possible de se demander pourquoi il est à ce point nécessaire de recourir à un critère du contrat de travail. Dans l absolu, il pourrait être considéré qu il n est pas déterminant de pouvoir différencier le contrat de travail des autres contrats, ou bien qu une définition légale suffirait amplement à résoudre toutes ces incertitudes. C est alors sur le plan de la théorie juridique qu il faut se placer. Il faut tout d abord expliquer pourquoi le droit contemporain s emploie avec autant d efforts à vouloir distinguer le contrat de travail des autres contrats. Ne serait-il pas possible de recourir à un travailleur simplement en concluant un contrat librement négocié? 27. L article 1107 du Code civil dispose a cet effet que «les contrats, soit qu'ils aient une dénomination propre, soit qu'ils n'en aient pas, sont soumis à des règles générales [ ]». Le 20 Ibid, p. 8 21 Constitution de 1958, alinéa premier 22 Ibid. ; V. aussi : Compte rendu provisoire de la Conférence Internationale du travail n 13A/B à propos du projet de déclaration de l OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, Organisation internationale du travail, 97ème session, Genève, 2008 19
travailleur serait donc protégé, notamment au regard de son consentement qui devra être libre et éclairé. De plus selon la formule : «qui dit contractuel dit juste» 23. Cette maxime incontournable en droit des obligations signifie qu un contrat, quel qu il soit, ne peut pas générer d injustice puisque chaque partie y a donné son consentement. Cette affirmation est donc fondée sur le postulat d un consentement libre et éclairé. Mais pour le cas du contrat de travail, c est nier l importance de l ordre public social, c est aussi nier l état de dépendance dans laquelle se trouve le salarié pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne et qui le pousse à se subordonner, parfois à tout prix. 28. La technique actuelle qui consiste à classer le contrat de travail dans la typologie des contrats spéciaux, avec une dénomination propre, est ainsi utilisée pour permettre l application d un droit spécial à la relation de travail. C est donc grâce à sa distinction qu il est possible d identifier le contrat de travail et de lui appliquer les lois sociales, notamment celles qui relèvent de l ordre public social auxquelles il n est en principe pas possible de déroger. 29. C est l application de ce droit spécial qui empêche notamment de rémunérer un salarié en dessous du salaire minimum interprofessionnel de croissance, même si le salarié à donné son accord. Cette interdiction ne serait pas possible si le contrat de travail était entièrement régi par le droit commun, au nom de la liberté contractuelle. En période de crise de l emploi, il serait ainsi très probable de voir se généraliser les enchères inversées sur salaires qui sont aujourd hui interdites. C est donc une solution qu il faut oublier. 30. La seconde proposition de simplification à l extrême consisterait à saisir le législateur pour qu il donne enfin une définition légale digne de ce nom au contrat de travail. Ce n est pas non plus une technique envisageable car si le législateur n a pas donné de définition du contrat de travail, ce n est point par paresse. En donnant une définition sur le fond plutôt qu une définition descriptive au contrat de travail, il donne au juge le pouvoir souverain de s emparer des montages frauduleux qui exploiterait les failles d une formulation légale en vue d éluder l application du droit du travail. 23 A. Fouillée ; V. L. Rolland, «Qui dit contractuel, dit juste.» (Fouillée) en trois petits bonds, à reculons, Fac. Droit Montréal, Coll. facultaire, 2005 : disponible sur l adresse suivante : http://hdl.handle.net/1866/2162 ; V. aussi : IXe Congrès de l Association internationale de méthodologie juridique, Les principes généraux de droit, Tunis, nov. 2005 20