D O A D O D U M Ê M E A U T E U R Les yeux qui chantent Alex COUSSEAU POISSON-LUNE/2004 LE CRI DU PHASME/2005 SANGUINE/2005 SOLEIL MÉTALLIQUE/2006 MON CORPS EST UN ŒIL/2007 Alex COUSSEAU Illustration de couverture: Marion Bataille Graphisme: Frank Secka Éditions du Rouergue, 2007 Parc Saint-Joseph - BP 3522-12035 Rodez CEDEX 9 Tél.: 0565777370 - Fax: 0565777371 info@lerouergue.com - www.lerouergue.com ÉDITIONS DU ROUERGUE
1 Tout ce noir qui tourne. La nuit qui tourbillonne, les ombres et les arbres défilant de chaque côté de la route, et ma tête qui tourne, mes mains s accrochant au volant, et la voix de Grand-Ma. Plus vite! J accélère, j accélère encore. Ma petite sœur éclate de rire. Grand-Ma trouve que ça ne va pas encore assez vite. Le moteur s emballe, le camion-citerne déboule tous feux éteints dans un virage. Plus vite, William! crie Grand-Ma assise en chemise de nuit à ma droite. Plus vite! Ballottée sur ses genoux, ma petite sœur n en finit pas de rire. 5
Le compteur affiche déjà cent kilomètres-heure et, en sortant de la forêt, j aperçois une lumière au loin. C est notre maison. C est la fenêtre de la chambre de Grand-Ma. Plus vite, William! insiste Grand-Ma. J accélère encore. Les virages se succèdent et je me concentre pour maîtriser notre trajectoire. Je n entends même plus le moteur. Juste mon cœur qui bat très fort, et le rire de ma sœur, et la voix de Grand-Ma. Plus vite! Plus vite! Plus vite! À chaque cri, ses grosses mains claquent bruyamment sur les maigres cuisses de ma sœur. Plaf! Plaf! J accélère. Je freine. J accélère. Je freine. Je freine. Au dernier virage avant la maison, les freins lâchent. Le camion sort de la route à plus de cent trente kilomètres-heure, il défonce une clôture et dévale un pré en évitant les vaches qui galopent tout autour, ça vibre, ça saute, ça secoue, j appuie sur les freins de toutes mes forces mais ils ne répondent plus, j utilise le frein à main mais trop tard, ma sœur a cessé de rire et on fonce, on fonce, on fonce Alors je lâche le volant et replie les bras sur ma tête, en fermant les yeux PLUS VITE!!! hurle Grand-Ma. J entends ce cri ultime, puis le camion fait une embardée, bascule et continue en tonneaux Crac! On défonce une autre clôture avant de revenir sur la route et d être stoppés net par la citerne éventrée qui rebondit devant la porte de la maison.... Je n entends plus mon cœur. Je n entends plus ma sœur. Je n entends plus Grand-Ma. J entends uniquement les flots de lait se déverser sur la route. Une grande flaque blanche illumine la nuit noire. 6
2 Réveillé en sursaut et en sueur, je me frotte les yeux. Tout ça n était qu un rêve. Un cauchemar. Dans ma chambre, c est le noir complet. Ma sœur ronfle par terre entre son lit et le mien. Elle a bientôt six ans et continue de tomber du lit quasiment toutes les nuits. Avec mes bras de treize ans, je la soulève et la remets sous sa couette. Puis j entrouvre les volets. Dehors, aucune flaque de lait n apparaît sur le bitume foncé de la route. La campagne est grise et silencieuse, les étoiles éclaboussent encore timidement la nuit, et l aube tarde à éclaircir l horizon. 9
J ai soif, alors je descends à la cuisine et, en traversant le couloir, j aperçois de la lumière dans la chambre de Grand-Ma. Je pousse la porte. Maman est assise près de la table de nuit, sa main frôle celle de Grand-Ma. Papa sort aussitôt et m entraîne dans la cuisine. D une main ferme, il me force à m asseoir sur une chaise et fait deux fois le tour de la table. La lumière est restée éteinte, mais celle de la chambre de Grand-Ma se faufile jusqu ici et, dans cette semi-pénombre, j entends les aiguilles de l horloge tourner, le moteur du frigo ronronner, et Papa respirer nerveusement. Il finit par s asseoir en face de moi. Ses yeux semblent très loin d ici, à des années-lumière, à la fois très doux et inaccessibles. J essaie de l interroger du regard, j attends qu il parle, et puis finalement je demande en frissonnant: Il il est arrivé quelque chose? Papa ne répond rien. Il se contente de hocher la tête en plongeant ses yeux doux dans les miens, et cette douceur infinie m envahit et me fait tout comprendre. Cette nuit, pendant notre sommeil à tous, Grand-Ma est morte. À l heure du petit-déjeuner, je me retrouve sur la terrasse avec Violette, ma petite sœur. Installée au soleil, elle mange de bon appétit, pendant qu à l ombre je me contente de tourner une cuillère dans mon bol. Tu penses à quoi? À rien, répond Violette. Ça se peut pas. On pense jamais à rien. Tu penses forcément à quelque chose. Ben moi je pense à rien. Si. On pense forcément à un truc. Surtout quand sa grand-mère vient de mourir. On doit réagir. T as même pas pleuré, j ajoute. 3 11
Et alors? Pourquoi faudrait que je pleure? proteste Violette. Parce que Grand-Ma est morte et qu elle va nous manquer. Toi non plus t as pas pleuré, je te signale. Moi c est différent, je dis. Et pourquoi c est différent? Parce que je suis un garçon et que j ai treize ans. Pff Et les garçons de treize ans ça pleure pas? Non, ça pleure pas pareil. Alors ça pleure comment? demande ma sœur. Ça pleure en dedans, j explique. Ça pleure à l intérieur. Ou alors la nuit, quand on dort. On voit rien venir, c est comme la neige. Et quand on se réveille le matin, c est tout fondu. Violette m observe en train de tourner ma cuillère dans mon bol. Elle me regarde comme on regarderait une tempête de neige par la fenêtre, en se demandant si c est vrai ou non. S il neige pour de bon, ou s il s agit juste d un écran de télévision. Et là, en ce moment elle demande, tu pleures? Parfaitement, je dis en mentant. Violette me dévisage longuement. Les yeux secs, je la fixe comme avec des canons à neige, prêt à lui envoyer quelques rafales de poudreuse. Moi j ai pleuré tout à l heure, ment ma sœur. Ben pas longtemps, alors. Tes yeux sont même pas rouges. Et alors? On n a pas besoin de pleurer longtemps et fort pour avoir du chagrin, dit ma sœur. Elle saute de sa chaise et retourne à la cuisine chercher du rab de pain grillé. Je reste devant mon bol, à tourner machinalement la cuillère, en pensant que c est quand même étrange de garder les yeux secs un jour pareil. J imaginais des torrents de larmes, des vraies larmes, et rien ne vient. Mais peutêtre que ça va venir. Peut-être que c est trop tôt. J aimerais autant qu il pleuve, parce que tout ce soleil, je trouve ça malpoli le jour où quelqu un qu on aime s en va. Et je l aimais pas qu un peu, Grand-Ma. Je l aimais beaucoup plus que ça. C est pas comme si c était une grand-mère qui meurt à l autre bout du monde. Pas comme si elle était tellement vieille qu on aurait pu la croire déjà morte depuis plusieurs années. Non. Elle va me manquer, Grand-Ma. Elle va nous manquer à tous. 12 13