UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V : Concepts et langages UNIVERSITÉ DE GÖTEBORG DÉPARTEMENT DE LANGUES ET DE LITTÉRATURES THÈSE EN COTUTELLE POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ET DE L'UNIVERSITÉ DE GÖTEBORG Analyse du discours Le blog d écrivain La littérature à l épreuve d Internet Présentée par Ugo RUIZ Le 6 février 2014 Sous la codirection de Dominique MAINGUENEAU et Richard SÖRMAN Membres du jury M. Yves JEANNERET Professeur à l Université Paris-Sorbonne CELSA M. Dominique MAINGUENEAU Professeur à l Université Paris-Sorbonne Mme Marianne MOLANDER BEYER Maître de conférences HDR à l'université Göteborg M. Richard SÖRMAN Maître de conférences HDR à l'université de Göteborg M. Dominique VIART Professeur à l Université de Paris Ouest Nanterre Mme Maria WALECKA-GARBALINSKA Professeur à l Université de Stockholm 1
Dans cette étude, nous nous intéressons à trois blogs écrits par des écrivains reconnus : François Bon, Éric Chevillard et Chloé Delaume. Outre de tenir à jour un blog, ceux-ci ont pour point commun d avoir publié des romans dans des maisons d édition solidement établies dans l espace littéraire français (Minuit pour Chevillard, et les Éditions du Seuil pour Delaume et Bon). Ces trois écrivains-blogueurs ont également été retenus parce qu ils ont des approches différentes de l outil numérique, et que nous pourrons tirer de leur observation un point de vue contrastif nécessaire pour saisir la complexité du sujet traité. La perspective adoptée dans ce travail est celle de l analyse du discours, avec la constitution d un corpus qualitatif et le travail sur des problèmes théoriques. Ainsi, nous nous proposons d essayer de répondre à la question de savoir si la littérature peut être importée sur le web 1 : celui-ci se prête-t-il à l activité littéraire ou représente-t-il pour elle au contraire une limite, voire une menace pour son avenir? Pour mener cette étude sur l influence d Internet sur la littérature, nous commençons dans une première partie par déterminer les spécificités du discours littéraire et des genres textuels. Ces derniers apportent un point de vue contrastif qui permet de montrer en quoi les blogs bouleversent l activité littéraire dans sa forme traditionnelle. En effet, les textes publiés par des maisons d édition sont dans la dépendance d une hiérarchie plus ou moins contraignante : on peut les ranger soit dans la catégorie des textes d accompagnement, soit dans celle des œuvres. Le support numérique modifie ce schéma, car il permet à l écrivain une interaction avec ses lecteurs sans passer par l investissement d un genre et par l action d un éditeur. La notion de «scène d énonciation 2» dans l approche qu en donne Dominique Maingueneau, et le recours à des typologies spécifiques 3, permettent de mieux comprendre de quelle manière le support numérique modifie le rapport à la généricité. Afin de cerner avec plus de précision les caractéristiques de notre corpus, nous nous servons également de la notion d hypertextualité, définie comme une forme de textualité 1 Le web et Internet ne désignent pas la même chose. Internet est un réseau informatique mondial constitué de millions de réseaux, un agencement qui permet des services variés tels le courrier électronique, la messagerie instantanée, ou encore le web. Ce dernier est la contraction de Word Wide Web, qu on pourrait traduire par la «toile d araignée mondiale» et désigne les applications grand public issues du réseau Internet. Nous utiliserons les termes «web», «toile» et «réseau» de manière équivalente pour parler des contenus multimédia des différents sites. 2 Maingueneau Dominique (1993), Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod. 3 Maingueneau Dominique (2013), «Genre de discours et web : existe-t-il des genres web?», in C. Barats, dir., Manuel d analyse du web en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, pp. 74-93. 2
propre au web qui déstabilise le lien entre le sujet et le texte imprimé 4. Au centre du dispositif numérique se trouve l internaute, qui n est plus un simple lecteur, mais un agent actif, créateur d un «texte» au cours de sa navigation dans un réseau de nœuds hypertextuels potentiellement infinis en nombre. Les usages apparus avec Internet bouleversent également notre rapport aux catégories génériques. S il existe des activités identifiables à des «genres», elles répondent à une autre logique que celle des genres textuels, car les sites, qui sont aussi des plates-formes, comprennent non seulement une dimension textuelle, mais encore une dimension iconotextuelle et architecturale. Pour cette raison, il paraît préférable d utiliser le terme de «cybergenres» plutôt que celui de «genres». Il est possible de déterminer deux tendances dans la variété des cybergenres : d une part ceux qui ont des objectifs facilement reconnaissables et possèdent un certain nombre de ressemblances, tels les sites de vente en ligne, les sites d information, les forums, etc. ; d autre part, un vaste ensemble de pratiques présentant peu de points communs, tels les blogs, qui sont plutôt à considérer comme des moules formels ouverts à de multiples usages. Comme le soulignent de nombreux spécialistes, il existe toutefois des tendances dans l appropriation du format ; c est le cas de la typologie de Susan Herring et John Paolillo 5 qui déterminent trois grandes catégories : les diary weblogs, («les journaux extimes»), les k-logs («les journaux du savoir») et les filter blogs, («les blogs filtres»). Le fait que les écrivains-blogueurs s expriment en leur nom et la manière dont ils doivent gérer leur relation avec les lecteurs rapproche notre corpus des journaux extimes 6. Dans la deuxième partie, nous cherchons à déterminer quel impact le web a sur la notion d auteur. Pour mener cette réflexion, nous nous appuyons sur des approches historique et discursive, dans le sillage des travaux de Michel Foucault 7, de Dominique Maingueneau 8 et de Ruth Amossy 9 sur l «image d auteur». Tout d abord, nous pouvons rappeler qu en littérature, l auteur est le résultat d une coopération entre différents acteurs : éditeur, universitaire, journaliste, etc. ; on peut dans ce cas parler de régime d élection qui se distingue par un travail sur quelques textes, sélectionnés et canonisés, et qui confère de l autorité à 4 Slatin John (1991), «Composing Hypertext. A Discussion for Writing Teachers», in E. Berk et J. Devlin, dir., Hypertext / Hypermedia Handbook, New York, Intertext Publications, pp. 55-64. 5 Herring Susan et Paolillo John (2006), «Gender and Genre Variation in Webblogs», Journal of Sociolinguistics 10/4, Bloomington, Indiana University, pp. 439-459. 6 Tisseron Serge (2001), L Intimité surexposée, Paris, Hachette. 7 Foucault Michel (1969a), «Qu est-ce qu un auteur?», conférence publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 63 e année, n o 3, juillet-septembre, pp. 73-104. 8 Maingueneau Dominique (2009), en ligne, «Auteur et image d auteur en analyse du discours», Argumentation et Analyse du Discours, n o 3, 2009, http://aad.revues.org/, consulté le 3 avril 2013. 9 Amossy Ruth (2009), en ligne, «La double nature de l image d auteur», Argumentation et Analyse du Discours, n o 3, 2009, http://aad.revues.org/, consulté le 15 mars 2013. 3
l écrivain. Cette définition de l auteur est trop restreinte pour aborder les pratiques du web, un espace qui donne les moyens à tout le monde de poster du contenu. Sur la toile, la grande majorité des bloggeurs n a pas d autorité : ils sont des auteurs «répondant», c est-à-dire qu ils ne sont que pénalement responsables de leurs propos, soit le premier degré d auctorialité. L émergence d un auteur au sens fort du terme semble en fait compromise par les spécificités d Internet. C est ainsi que, contrairement à la plupart des blogueurs, les écrivains bénéficient d une notoriété acquise par la publication de livres dans des maisons d édition reconnues. Cependant, ils n occupent pas pour autant une place dominante sur le web, car la littérature n a pas de prise sur ce dernier qui ne comporte pas de hiérarchies entre les différents types de sites. Dans l espace numérique, la dimension qualitative de la littérature disparaît au profit d une logique d accumulation et d hybridation. Celle-ci s accompagne de l établissement d un régime de l extime, notion qui permet de montrer que le réseau a entraîné une multiplication de pratiques qui, dans des proportions très variables, présentent une «exposition de soi». Se faire entendre, parfois par tous les moyens, est alors bien souvent ce qui prime, mais les usagers du web peuvent également tenter de faire reconnaître chez eux des qualités créatives, comme les écrivains-blogueurs étudiés. Dans tous les cas, la recherche d autorité y cède la place à une recherche de reconnaissance immédiate. Cela signifie que les trois écrivains-blogueurs répondent à un principe de propagation toucher un public dans un intervalle de temps réduit plutôt qu à une logique d augmentation, caractéristique du régime traditionnel d auctorialité. L autre question à laquelle nous essayons de répondre dans cette deuxième partie, est celle de savoir quels effets le support numérique produit sur le statut d écrivain, un mécanisme que nous approfondissons à partir de l étude des blogs. Cette pratique témoigne selon nous du pouvoir d «irradiation 10», soit une tendance générale chez les écrivains à chercher à faire parler d eux, depuis que la littérature est devenue un produit culturel parmi d autres sur la scène médiatique dominante. Cette configuration auctoriale diffère de celle de l écrivain matériellement coupé du public par l objet livre, mais pouvant acquérir sous cette forme un statut d auteur en majesté avec la canonisation de son œuvre et sa mort : il ne peut s exprimer directement, mais ses textes (et ses «exégètes») continuent à parler pour lui. Nous pouvons par ailleurs noter que les blogs d écrivain présentent le même type de brouillage que les textes littéraires ayant une dimension autofictionnelle : on ne peut faire une distinction 10 Maingueneau Dominique (2006), Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin. 4
claire entre l écrivain et la personne. Cependant, dans le cas des trois blogs étudiés, ce phénomène semble être amplifié du fait que l on est confronté à des plates-formes et non à des textes. On a affaire à un genre de brouillage bien plus large, qui concerne la démarcation entre la vie privée et la vie publique des usagers. Malgré eux, à cause du médium, les écrivains-blogueurs participent de ce phénomène en établissant un lien direct avec leurs lecteurs. L exposition de soi dans les trois blogs revêt une fonction de figuration 11 et de réglage également visible dans les journaux d écrivain traditionnels. Mais sur la toile, cette pratique s apparente à une sorte de performance, en ce qu elle n aboutit pas à la production d un texte imprimé. Pour souligner l aspect théâtral de cette nouvelle activité, nous dégageons, dans nos trois blogs, des scénographies dont les auteurs se servent pour leur présentation de soi 12. Dans L Autofictif, nous montrons un lien fort entre le genre poème en prose et le genre autofictionnel. De cette manière, l écrivain-blogueur Chevillard multiplie les références à ses propres romans tout en entretenant un mystère sur sa vie privée. Dans le blog de Delaume, nous déterminons que l écrivaine se sert de la scénographie du journal de bord pour instaurer une relation de proximité avec les internautes, relation par ailleurs thématisée à travers le lieu symbolique de l alcôve. Enfin, dans le blog de Bon, nous proposons de considérer un troisième type de scénographie : le carnet de route, étroitement lié à la présence de nombreuses photographies prises par cet auteur et à son projet de faire de la toile son espace de création principal. Dans la troisième partie, nous nous proposons d essayer de savoir si l activité littéraire peut malgré tout se plier aux contraintes imposées par le web, et de déterminer comment les trois écrivains intègrent ce dernier à leur entreprise littéraire. L approche très différente qu ils ont chacun du format blog rend manifeste la complexité de la question. Delaume se sert de son site Internet comme d une vitrine pour ses romans, mais y cultive également une image de «performeuse» : elle se présente comme un personnage de fiction, une posture qui se nie elle-même mais qui, comme nous le mettons en évidence, n en est pas moins une. Dans L Autofictif, la littérature devient le sujet des billets porteurs d un travail poétique. Par contre, Chevillard entretient une forme d ambiguïté quant à ses intentions : il fait publier annuellement son blog par un petit éditeur et, dans certains billets, on y perçoit 11 Maingueneau Dominique (2004), Le Discours littéraire : paratopie et scène d énonciation, Paris, Armand Colin. 12 Goffman Erving ([1959]1973), La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1 La Présentation de soi, Éditions de Minuit, coll. «Le Sens Commun». 5
une certaine nostalgie du livre papier. Des trois auteurs, seul Bon joue pleinement la carte du numérique. Le geste théâtral qui permet aux écrivains de se manifester sur la toile ne règle néanmoins pas le problème que le dispositif web pose à la littérature. La marge de manœuvre des écrivains y est fortement limitée, car le livre véritable pierre angulaire de l édifice littéraire est mis à mal par le fonctionnement de l espace numérique. Si le désir d écrire autrement peut faire du blog un lieu de contestation des institutions (littéraires, éditoriales ) et d affirmation d une position singulière, sur la toile, l écrivain-blogueur demeure en revanche une sorte de représentant du monde littéraire. Dans un univers marqué par l absence d instances de sélection et par une exposition de soi généralisée, il apparaît avec son statut et ses ambitions littéraires comme une figure traditionnelle. Par leur présence sur le réseau, les écrivains-blogueurs peuvent «occuper le terrain», mais ils ne peuvent cependant y faire entendre qu une singularité limitée. Depuis des siècles, la condition des auteurs, et des artistes en général, est déterminée par une situation paradoxale qui leur permet d être dans la société et en même temps en dehors 13, un modèle érodé par le web qui banalise l écriture (texte, image, son). Pour aborder ce transfert de la valeur littéraire vers du médiatique, nous introduisons l idée de branding 14 et d ethos 15. Grâce à ces notions, nous pouvons définir ce qui, dans la pratique des blogs d écrivain, relève d un processus d éclosion et de mise en visibilité d une «marque personnelle», leur nom et leurs livres. En outre, nous montrons que leur image d auteur leur permet de rassembler autour d eux un petit groupe de suiveurs, internautes qui les soutiennent à la manière d un fan club. Mais cette configuration procède d une irradiation minimale, car elle n offre aux écrivains qu une visibilité réduite. Nous faisons également apparaître qu il existe des points communs entre la communication sur le web et les salons littéraires, mais les groupes qui se forment sur la toile relèvent plus d une logique de niche, car les internautes sont touchés par une forme de nomadisme. Par ailleurs, le fait que les usagers puissent poster du contenu sans passer par un circuit éditorial a pour conséquence de banaliser des procédés réservés auparavant à la communication littéraire. À sa manière, le web ressemble à un immense espace de jeu vidéo où chacun est libre de jouer un ou plusieurs rôles et, dans une certaine mesure, de faire 13 Maingueneau (2004) a déterminé ce mécanisme sous le terme de «paratopie». 14 Terme qu on pourrait définir comme une logique d action marketing ou publicitaire qui cherche à positionner une marque dans l esprit du consommateur. 15 Nous avons une approche discursive de l ethos. Voir, par exemple, Amossy Ruth (2010), La Présentation de soi : Ethos et identité verbale, Paris, Presses Universitaires de France, «Interrogation philosophique». 6
l expérience littéraire de l ubiquité. En fait, par sa puissance, le web compromet le statut d écrivain ; si celui-ci peut faire entendre une légitimité, que des blogueurs sans notoriété ne possèdent pas, il y perd en même temps son privilège, parce qu il est cerné d écritures sur la toile, qui se présente elle-même comme une écriture globale. Les trois auteurs semblent donc pris à leur propre jeu, du fait que le geste littéraire se trouve en quelque sorte dépassé par le monde virtuel de l espace numérique. Le dispositif numérique remet également en question l une des spécificités mêmes du discours littéraire, à savoir sa capacité à s inscrire dans la durée. Cette magie du fait littéraire se trouve atteinte par la toile, qui substitue une logique de flux à la logique d archive qui domine dans le régime de l imprimé. L idée de laisser une trace s éloigne avec le web. Avec le web, c est ainsi une part de l illusio pour reprendre le terme de Bourdieu 16 qui se perd, autrement dit une partie de la puissance de la littérature. Quand seul existait le livre, l œuvre littéraire se distinguait des textes non littéraires (scientifiques par exemple) par son mode de publication et de circulation dans la société. Les écrivains, on le montre dans cette troisième partie, tentent de s introduire dans cet espace qui résiste à la littérature et qui leur pose un problème apparemment insoluble : comment s y livrer à une activité d écriture qui ne risque pas de mettre en péril leur art? Les écrivains-blogueurs font preuve d une certaine forme d opportuniste, dans la mesure où ils adhèrent de fait à la logique du web : une démarche collaboratrice mue par le sentiment que, finalement, l essentiel se joue «ici et maintenant» et qu il y existe un risque de se disqualifier si l on en est absent. Aussi, cette pratique nous semble-t-elle être à l opposé de l activité littéraire, qui repose sur le principe que «ça en vaut la peine». Dans ce schéma, le risque est que la postérité ne vienne jamais. Les trois auteurs agissent comme s ils étaient confrontés à une menace d un nouveau type : «passer inaperçu» de leur vivant. Ils se trouvent pour cette raison, croyons-nous, dans une situation qui aboutit à un dilemme, et plus précisément à une «double contrainte», c est-à-dire deux contraintes qui s opposent et qui aboutissent à l établissement d une situation a priori insoluble. En se servant du web, les écrivainsblogueurs adhérent implicitement, ou explicitement (pour Bon), à une reconnaissance immédiate et directe qui concurrence le type de relation présente au cœur de la littérature sous sa forme traditionnelle. Au terme de cette étude, nous pouvons donc affirmer que le web affecte le mode de fonctionnement de l activité littéraire, un phénomène qui témoigne d une perte d autorité générale de la littérature, mais qui ne signe pas pour autant sa disparition. 16 Bourdieu Pierre (1991), «Le champ littéraire», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, pp. 3-46. 7