DES PROJETS AU NORD ET AU SUD



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Transcription:

DES PROJETS AU NORD ET AU SUD Une autre économie est possible. Fondée sur le respect d une éthique aux antipodes de la logique capitaliste ou néolibérale, cette économie alternative se nomme, entre autres, économie sociale ou économie solidaire. Partout dans le monde, elle se met au service d hommes et de femmes qui cherchent des réponses, souvent pratiques et rapides, aux difficultés quotidiennes qu ils rencontrent : subsistance alimentaire, santé, précarité financière, logement, emploi Cette économie-là ne vise pas le profit mais bien le développement des individus et de la collectivité. PAR PATRICK DEVELTERE, PASCAL LAVIOLETTE ET EMMANUELLE ROBERTZ Non seulement, une autre économie se crée aux niveaux local et national, mais, à l ère de la globalisation, elle s enrichit fortement d initiatives développées hors des frontières respectives. Des expériences nouvelles et solidaires du Sud ont donné naissance à des projets similaires au Nord, tout comme des initiatives solidaires du Nord ont nourri des expériences au Sud. Certaines expériences mutuelles d épargne-crédit en Afrique sont calquées sur le modèle des caisses Raiffeisen (Allemagne) ou Desjardins (Québec) et sur les institutions de crédit solidaire bâties sur le modèle de la Grameen Bank au Bangladesh. Cette dernière regroupe autour de principes mutualistes plus d un million de membres, des femmes en majorité, qui vivent dans une pauvreté extrême. Organisés en groupes de cinq, les membres reçoivent des petits prêts avec lesquels ils peuvent entreprendre des activités génératrices de revenus. Ce système de microcrédit solidaire est maintenant expérimenté dans des dizaines de pays au Sud comme au Nord. 71

Un autre exemple cocasse de ce croisement d idées se trouve à la fois au Québec et au Pérou où des femmes ont imaginé, sans «concertation internationale», de se retrouver pour cuisiner ensemble afin de réduire les couts de production des repas. Elles sont aujourd hui des milliers, dans les deux pays, à s organiser entre elles pour créer des restaurants populaires et des ateliers de cuisine, augmentant par là leur bien-être grâce à un travail collectif, mais relevant également d autres défis majeurs : rompre leur isolement social, discuter de citoyenneté, etc. Depuis, une délégation de femmes péruviennes a visité quelques expériences de cuisines collectives québécoises et vice-versa. L exclusion et la pauvreté se vivent partout, et partout des hommes et des femmes se rencontrent pour tenter d améliorer le sort des plus démunis, des plus fragiles. Même si les réponses apportées diffèrent parfois, notamment en raison des contextes historiques et culturels, c est la même philosophie qui réunit des entrepreneurs d un nouveau type. VERS UN RÉSEAUTAGE DE L Si l économie sociale et solidaire se construit et se vit essentiellement au niveau local, elle a toujours eu une ambition internationale, comme en témoignent les nombreux réseaux internationaux qui l ont regroupée et promue depuis sa naissance à la fin du XIX e siècle tels l Alliance coopérative internationale (A.C.I.) et ses 760 millions de membres, le World Council of Credit Unions (Woccu) comptant 108 millions de membres, l Alliance internationale de la mutualité (A.I.M.) comptant plus de 66 millions de membres ou, encore, l Association internationale des investissements dans l économie sociale (Inaise) avec des membres dans dix-sept pays du Nord et du Sud. Ces dernières années, un nouveau dynamisme a traduit une volonté de globalisation des pratiques solidaires à un niveau planétaire. Plusieurs rencontres internationales ont réuni penseurs et acteurs pour une économie alternative, et ont suscité une foule de contacts bilatéraux et multilatéraux. Citons, entre autres, la Conférence internationale sur l économie sociale au Nord et au Sud (Ostende, 1997), les Rencontres internationales sur la globalisation de la solidarité (Lima, 1997, et Québec, 2001). Enfin, l économie solidaire a été aussi l un des sujets débattus au Forum social mondial, qui a eu lieu en 2002 à Porto Alegre (Brésil). Le développement d internet a certainement joué en faveur de cette récente internationalisation de l économie sociale et solidaire en étant un véritable catalyseur d idées, créant pour elle une plateforme de rencontres et d échanges. On y trouve des centaines de sites nationaux, mais également des portails internationaux interreliés (voir liste en fin d article). En outre, un nom de domaine entièrement réservé à l économie sociale, «.coop», a été imaginé et lancé par une coopérative anglaise : à côté des «.com», «.net» ou «.org», le «.coop», permettra de renforcer l identité du secteur de l économie sociale. 72

Cette démarche de réseautage des acteurs et penseurs de l économie sociale et solidaire a également lieu au niveau des régions et des pays du monde. En Europe, on retrouve, entre autres, l Interréseaux de l économie solidaire (Ires), le Réseau européen de l économie solidaire et du développement local et la Confédération des coopératives de production et de travail associé, des coopératives sociales et des entreprises participatives (Cecop). En Amérique du Nord, on peut citer le National Cooperative Business Association pour les États-Unis, et le Groupe de l économie sociale du Québec (G.E.S.Q.) pour le Canada. Deux exemples de réseaux en Amérique latine : la Confederación Latinoamericana de Cooperativas y Mutuales de Trabajadores (Colacot) et la Red Interamericana de Agriculturas y Democracia (Riad). En Afrique sont nés le Programme africain régional pour l économie sociale (Paresoc) et quelques réseaux locaux comme le Réseau des caisses populaires du Burkina Faso. Le réseautage est également asiatique avec, entre autres, les Central Asia N.G.O. Network et Asia Pacific Philanthropy Consortium. Enfin, l Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire organise des rencontres continentales de discussions visant l élaboration de stratégies pour une mondialisation alternative ; un des pôles de discussions porte sur la socioéconomie solidaire. AU-DELÀ DES DIFFÉRENCES, UN DÉNOMINATEUR COMMUN L économie sociale et solidaire s ancre, avant tout, au niveau local. Les communautés de base tentent de trouver des réponses à la pauvreté et à l exclusion par des expériences de microdéveloppement. Mais ces expériences, parce qu elles rentabilisent avec succès la solidarité, doivent bénéficier à d autres communautés et se nourrir du vécu d autres projets novateurs. Ces expériences, pour atténuer les difficultés liées au marché, doivent cesser de fonctionner de manière isolée. Elles ont aussi et surtout besoin de reconnaissance et de visibilité au sein de l économie et de la société en général. Voilà pourquoi les acteurs de l économie sociale et solidaire créent des réseaux locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Aujourd hui, de ces différents réseaux émerge un modèle économique et social qui désavoue la logique néolibérale dominante et replace l économie au service des gens, avec eux. Comme le dit Jean-Louis Laville 1, «il devient indispensable de rompre avec l illusion selon laquelle c est l économie de marché qui serait susceptible d améliorer les conditions de vie des habitants de la planète. Les vingt dernières années prouvent le contraire, l augmentation de la richesse marchande a été de pair avec la montée des inégalités, de la précarité et de la pauvreté au Sud comme au Nord. Aujourd hui, le marché n est pas la solution, c est le problème.» 1 Sociologue français, chargé de recherches au C.N.R.S. 73

Économie sociale, économie solidaire, développement local, développement communautaire, économie populaire De nombreux concepts circulent et se bousculent. En outre, ces concepts s emploient et se comprennent différemment selon les pays où ils sont utilisés, selon les contextes culturels et historiques où ils sont expérimentés. Il est dès lors vain de tenter une définition universelle. Néanmoins, des principes, des pratiques et des objectifs communs ou similaires réunissent les acteurs de l économie sociale et solidaire, au Nord comme au Sud. C est, d abord, le besoin ou la nécessité pour un groupe de base ou une communauté locale d améliorer des conditions de vie minimales par la production autogérée de biens et de services. C est, ensuite, une volonté d organiser des activités économiques qui ne sont pas fondées sur la recherche du profit, mais bien sur les services à rendre aux membres du groupe ou à la collectivité. C est, enfin, un type d organisation ou de structure (coopérative, mutuelle, association, fondation, groupe de base, club, O.N.G., etc.) qui peut être porteur de valeurs et de principes éthiques et sociaux rarement rencontrés dans le secteur privé classique et dans le secteur public. D où aussi son appellation de «troisième secteur» ou de «troisième système». Certains pays du Nord ont donné à l économie sociale et solidaire sa définition «officielle», tout en institutionnalisant une partie de ses initiatives. Pour la France, la Suède, le Québec et la Belgique, cette définition insiste sur une éthique de l activité économique : finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que profit ; autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus. L Italie, l Irlande et la France ont instauré un statut de coopérative d intérêt collectif. Enfin, les négociations européennes sur un statut d association européenne sont sur le point d aboutir En d autres lieux du monde surtout dans le Sud et dans bien des cas, les initiatives n ont pas d autre statut que celui de groupe communautaire, et nombreux sont ceux qui font de l économie sociale ou de l économie solidaire sans le savoir et sans être non plus reconnus par les autorités. RECONNAISSANCE POLITIQUE L économie sociale n est pas, pour autant, une invention récente. Elle est apparue, en Europe, dès le Moyen Âge, comme en témoignent l importance du compagnonnage ou, par exemple, l existence de coopératives fruitières dans le Jura (VII e siècle). Mais c est au cours du XIX e siècle que l économie sociale va se formaliser. Portée par les mouvements ouvriers et paysans, elle se manifeste au travers des coopératives de consommateurs ou de producteurs, des caisses rurales d épargne et de crédit, des systèmes de secours mutuel, etc. Ce qui est relativement neuf, c est l émergence de nouvelles formes d organisation, œuvrant dans une multitude de domaines et formant ce que d aucuns appellent même la nouvelle économie sociale ou l économie solidaire afin de la distinguer d institutions plus anciennes, plus institutionnalisées et plus proches des piliers politiques. 74

C est surtout cette nouvelle économie sociale (mais pas exclusivement non plus) qui, dans plusieurs pays, attire l intérêt des pouvoirs publics. L Europe élargit progressivement l espace alloué à l économie sociale et solidaire dans les tables rondes de décisions : les Conférences européennes de l économie sociale, il y en a eu huit à ce jour, en sont un bon exemple. Au Québec, un Chantier de l économie sociale, né en 1996 à l initiative du gouvernement, est à l origine de la création d environ trente mille nouveaux emplois. En Belgique, l économie sociale est devenue compétence fédérale en 1999 : depuis juillet 2000, un accord de coopération entre l État, les Régions et la Communauté germanophone est censé promouvoir l économie sociale et doubler l emploi dans l économie sociale d insertion, c està-dire celle qui s occupe essentiellement de publics précarisés. Il vise également à renforcer un esprit d entreprise socialement responsable et à développer les services de proximité. Il s agit donc d un accord de coopération sur l économie sociale, mais dont le terrain d action est nettement plus large : les entreprises socialement responsables et tous les services de proximité n étant pas forcément, même si ils respectent nombre de critères éthiques, des entreprises d économie sociale. Il semble, à première vue, que l économie sociale et solidaire soit aujourd hui davantage intégrée dans les politiques publiques du nord de la planète que dans celles du sud. La situation est bien plus complexe, si on prend conscience des grandes différences de conception de l État et de l espace véritablement occupé par celui-ci sur le terrain, au Sud d une part, et au Nord d autre part. Cependant, la révolution associative dans les pays de l hémisphère Sud fortement liée au désengagement de l État dans l économie et le social a attiré l intérêt des bailleurs de fonds. Ceux-ci attendent beaucoup de cette nouvelle société civile et de son économie sociale dans la provision des services sociaux et éducatifs, dans la démocratisation de la sphère publique et la mobilisation du capital social des pauvres. Un nombre croissant d États a également réagi en reconnaissant ce phénomène. En Amérique latine, plusieurs Constitutions font explicitement mention du rôle que doivent jouer dans la société le secteur communautaire (Équateur, 1977), le secteur social (Mexique, 1983), ou les coopératives (Brésil, 1988). Dans les Caraïbes anglophones, les législations sur les coopératives sont en cours de révision et de modernisation, sous la pression des caisses d épargne et des coopératives. Au Burkina Faso et aux Philippines, cette «société civile» est même représentée dans la deuxième chambre parlementaire. À l échelon mondial, l Organisation internationale du travail (O.I.T.) a lancé en 1998 le programme Step (Stratégies et techniques contre l exclusion sociale et la pauvreté) afin de promouvoir les instruments de l économie sociale. L O.I.T. a également entamé, lors de sa conférence de juin 2001, une discussion sur la recommandation 127, portant sur «le rôle des coopératives dans le développement économique et social des pays en développement». 75

L ÉCONOMIE SOCIALE CHERCHE SON PROPRE PROJET Clairement, les décideurs politiques affichent de plus en plus d intérêt pour le secteur de l économie sociale. Ce qui n est d ailleurs pas sans ambigüités. La première ambigüité, d ordre idéologique, demeurera insoluble : l économie sociale, on l a vu, est loin d être uniforme et ses acteurs ne partagent pas forcément les mêmes histoires, ni les mêmes objectifs. Aussi, certains, par de nouvelles pratiques économiques, veulent démontrer qu un autre monde est possible tandis que d autres, également par de nouvelles pratiques économiques, travaillent dans et avec le modèle économique dominant, mais avec plus d éthique, en revendiquant une place plus grande aux côtés de l économie de marché et de l économie publique. Certains projets d économie sociale et solidaire s inscrivent enfin dans une démarche politique nettement plus limpide : ils rejettent l idée d une humanisation du système capitaliste ; ils revendiquent une économie internationale nouvelle et proposent l économie solidaire comme modèle de rechange au modèle néolibéral. La seconde ambigüité, l instrumentalisation ou, plutôt, les instrumentalisations, faites par le politique, font l objet de résistances de la part des acteurs de l économie sociale. Pour eux, par exemple, pas question de limiter l économie sociale à l insertion de personnes exclues, précarisées, peu qualifiées. Si l économie sociale doit aider à redonner une chance à une catégorie de la population abandonnée par le système économique classique, elle doit aussi, de façon corollaire, aider à mettre en place les conditions qui réduisent ou suppriment l exclusion. L économie sociale n est pas uniquement un moyen efficace pour réduire le chômage. De même, l économie sociale n est pas seulement un moyen efficace pour occuper des terrains économiques délaissés par les entreprises ou les P.M.E. classiques, ou pour remplacer les pouvoirs publics dans des domaines où ceux-ci se désengagent (le secteur de la santé dans les pays du Sud, par exemple). En affirmant haut et fort que l économie sociale n est «pas un sparadrap pour la société, comme le dit Jacques Defourny 2, mais un laboratoire de pratiques alternatives à l économie orientée vers le seul profit», les acteurs de l économie sociale éviteront d être un élément marginal d une politique classique. UNE ÉCONOMIE INNOVANTE ET EN MOUVEMENT En Europe, l économie sociale s intéresse, aujourd hui, à tous les secteurs d activités, avec des méthodes ou des techniques parfois en pointe. La coopérative Xylowatt, née dans le giron de l Université catholique de Louvain, l illustre particulièrement bien qui a mis sur pied une filière de production de l électricité à partir de déchets de bois. Autre exemple : RESe-NET. Cette association belge, financée par les autorités publiques fédérales, régionales et communautaires, regroupe quinze partenaires, actifs dans le secteur de l économie sociale, autour de deux objectifs : démocrati- 2 Professeur d'économie sociale, U.Lg. 76

ser l accès aux nouvelles technologies de l information et de la communication, et les introduire davantage dans le tiers secteur afin de pouvoir mieux lutter contre l exclusion sociale. Au Pérou, dans le bidonville de Villa el Salvador, plus de trois mille associations de quartier et sectorielles se sont créées. Le mouvement associatif y a développé son parc industriel, cogéré par la municipalité et les associations locales d entrepreneurs. En Afrique de l Ouest, plusieurs mutuelles de santé et d autres associations de microassurance ont vu le jour. Elles sont une réponse populaire et solidaire à la crise du secteur de la santé qui laisse la grande majorité de la population sans protection sociale. Soutenues par certains gouvernements et agences internationales, elles ont créé leurs propres structures de concertation, de promotion et d accompagnement aux niveaux nationaux et régionaux. LA SOLIDARITÉ DE L ÉCONOMIE SOCIALE À la recherche d une autre mondialisation, tous les acteurs de l économie sociale ne présentent pas cette dernière comme la panacée à tous les maux de la planète ou comme le substitut d une politique sociale nationale et internationale. Beaucoup d entre eux invitent les autorités publiques et les acteurs économiques classiques à s investir dans une économie plus sociale et solidaire. Et, de leur côté, ces acteurs cherchent des instruments et des moyens pour promouvoir leur secteur ou mouvement, pour le structurer, pour le financer, pour le moderniser et l internationaliser. Ce sont les raisons d être majeures des collaborations diverses et multiples au sein même du tiers secteur. Des agences financières, banques coopératives et mutuelles d épargne et de crédit sont appelées à devenir le bras financier du secteur. Dans certains cas, il s agit d institutions financières préexistantes, comme la Unity Trust Bank, en Grande-Bretagne, ou la Banca Populare Etica, en Italie. Dans d autres cas, de nouvelles institutions sont créées. Dans bon nombre de pays, des structures d appui à la création et à la gestion des nouvelles initiatives d économie sociale et solidaire sont mises en place. Des centres universitaires à vocation internationale (voir le réseau E6 en Europe), via les recherches qu ils entreprennent et les formations qu ils dispensent, donnent également un appui à cette redynamisation et internationalisation du secteur. Enfin, les programmes d appui au développement de l économie sociale au Sud sont de plus en plus nombreux. Les acteurs les plus importants sont les organisations internationales des coopératives et mutuelles, les O.N.G. des grandes structures coopératives, mutualistes et syndicales occidentales, ainsi que les O.N.G. de développement greffées sur la nouvelle économie sociale au Nord. 77

RÉSISTER ET CONSTRUIRE Plusieurs centaines de milliers d initiatives solidaires, un peu partout dans le monde, innovent pour lutter contre les causes et les effets de l exclusion et de la pauvreté. Les porteurs de ces initiatives, on l a vu, s inscrivent dans de multiples réseaux internationaux créant un mouvement certes embryonnaire, très diversifié et hétérogène, mais qui résiste et qui construit. Cependant, rien ne permet, à l heure actuelle, de préciser dans quelle mesure cette nouvelle économie sociale globalisée pourra devenir un acteur international puissant, respecté et mobilisateur. En 2005, une troisième rencontre internationale sur la globalisation de la solidarité se tiendra à Dakar : un pas de plus dans la construction d une alternative économique internationale? Patrick Develtere, Pascal Laviolette et Emmanuelle Robertz Patrick Develtere est chercheur à Hiva-Développement durable, K.U.Leuven. Pascal Laviolette est coordinateur du Groupe Nord/Sud d économie sociale et solidaire, Solidarité des alternatives wallonnes. Emmanuelle Robertz est chercheur au Centre d économie sociale, Université de Liège. Bibliographie et références internet Économie sociale au Nord et au Sud, Defourny J., Develtere P. et Fonteneau B., De Boeck Université, Bruxelles/Paris, 1999. Économie solidaire - Une perspective internationale, Laville J.-L. (éd.), Desclée De Brouwer, Paris, 1994. «Économie sociale, coopération Nord-Sud et développement», Favreau L. (dir.), Économie et solidarités, vol. 31, n 2, Presses universitaires du Québec. <www.aim-mutual.org> <www.asianphilanthropy.org> <www.civicus.org> <www.concertation.org> <www.cooperative.org> <www.coop.org> <www.econosoc.org> <www.ecosol.socioeco.org> <www.inaise.org> <www.uqah.uquebec.ca/crdc-geris> <www.woccu.org> 78