II SCULPTURES DE BRONZE
TRAITEMENTS DE RESTAURATION ET ÉTUDE TECHNIQUE DE LA VICTOIRE EN BRONZE DORÉ Benoît Mille, Frédérique Nicot et Dominique Robcis La Victoire découverte à Arles est une applique en bronze, une catégorie de grande statuaire peu courante pour les œuvres d époque romaine (cf. supra, P. Picard). Contrairement à la statue du Captif réalisée en ronde-bosse (cf. supra, Mille et Robcis), le revers de l œuvre est ici accessible, ce qui facilite grandement l observation de la paroi interne de la statue. Lors de sa découverte, la surface de la victoire était en majeure partie recouverte de produits de corrosion du cuivre, ainsi que par une couche compacte de concrétions très adhérentes qui masquaient en grande partie la dorure. Pour la restauration, le choix s est porté sur une combinaison de traitements sélectifs et localisés. En effet, les hétérogénéités et la fragilité de la surface ne permettaient pas d envisager un nettoyage avec un seul procédé. Un panel de techniques assez large a été mis en œuvre afin d optimiser le traitement. Ainsi, selon les zones Figure 2 ~ Relevé des observations techniques effectuées sur la Victoire, face et revers. et leurs altérations, des procédés chimiques (résines échangeuses d ions, gels de complexants ou de solutions d acides faibles), ainsi que divers traitements mécaniques (bistouri, meulettes montées sur microtour et scalpel à ultrasons à diverses fréquences) ont été utilisés. Ce travail de longue haleine huit mois de restauration au total, dont quatre pour le seul drapé en bronze doré avait pour but d assurer la meilleure conservation possible de l œuvre et de mettre en valeur une dorure particulièrement bien préservée (fig. 1). Cette approche méticuleuse s est révélée très fructueuse, puisqu elle a permis de révéler de nombreuses informations sur les techniques de fabrication de cette pièce, mais également des indices sur son histoire matérielle. La Victoire est fragmentaire, et la cartographie des zones de soudure dévoile des informations fondamentales pour appréhender la nature et le nombre initial de pièces (fig. 2). Il est évident que le bras gauche est manquant. Réalisé en rondebosse, il était assemblé par une soudure en cuvette du même type que celles observées sur le Captif (cf. supra, Mille et Robcis). Dans le cas présent, une seule cuvette subsiste. Au revers, on observe de plus que du métal de soudure s est largement répandu dans la cavité interne de l épaule au cours de cette opération (fig. 2). Nous ne trouvons en revanche pas le moindre indice d assemblage dans la zone où l on attend le bras droit, et il est pratiquement certain que celui-ci n était pas représenté. Une deuxième soudure est très distinctement présente à l arrière de l épaule gauche, et correspond sans aucun doute au dispositif de fixation de l aile gauche de la Victoire (fig. 2 et 3). Il ne s agit cependant pas du départ de l aile à proprement parler, mais d une Figure 3 ~ Zone de la soudure de l aile gauche sur la Victoire. petite pièce intermédiaire dont la fonction était probablement double : dissimuler l assemblage corps-aile d une part, et augmenter la surface de contact entre le métal de soudure et les pièces à assembler d autre part. Enfin, une troisième soudure est présente au-dessus de l épaule droite (fig. 2). A cet endroit, une petite plaque subquadrangulaire est attachée à la pièce principale. Il pourrait éventuellement s agir d un fragment de l aile droite, mais ce n est pas l hypothèse la plus vraisemblable : la forme très étroite n évoque pas le départ d une aile, sans compter que la face inférieure de cette pièce reposait parfaitement à plat sur le support (fig. 4). Il est donc probable que l aile droite n était pas figurée. Cette pièce devait alors avoir une fonction technique (connexion avec d autres éléments du décor en bronze, patte de fixation sur le support ). Par ailleurs, on signalera ici la trace de deux tiges mises en place perpendiculairement à l applique, par coulée secondaire, au niveau de deux petites ouvertures pratiquées dans le bas du chiton (fig. 5). Ces deux tiges participaient à la fixation de l applique sur son support vertical. La statue était donc constituée à partir de trois éléments coulés séparément puis assemblés par soudure : la pièce principale (la tête, le chiton et les deux pieds), le bras gauche et l aile gauche. Il faut ajouter à ces trois pièces constitutives de la sculpture les quatre petites pièces techniques que nous venons de mentionner. Figure 1 ~ Visage de la Victoire avant et après restauration. 1. Un prélèvement de métal a été effectué à cet endroit par le laboratoire A-Corros, son analyse par ICP-AES révèle l emploi d un bronze à 4 % d étain et 15 % de plomb. 172 173
Figure 4 ~ Pièce quadrangulaire soudée sur la Victoire, au-dessus de l épaule droite, vue depuis le revers (patte de fixation sur le support?) et canal d alimentation en métal de la tête. Figure 5 ~ Vue d ensemble du revers de la Victoire et trous pour la fixation de la Victoire sur le support vertical. Figure 6 ~ Gammagraphie de la Victoire, vue de dos. Remarquer les surépaisseurs de métal au niveau de la jonction du chiton et au niveau du bandeau de cheveux. L examen de la Victoire livre également de très intéressantes informations sur sa mise en forme, en définitive plus complexe que de prime abord. Nous avons affaire, comme pour le Captif, à une fonte à la cire perdue, mais les contraintes sont ici différentes, puisque les deux faces restent accessibles. Les marques laissées au revers au cours du travail de la cire sont nombreuses et permettent d appréhender relativement bien le travail effectué (fig. 2 et fig. 5). Les traces les plus visibles sont celles des jonctions des pièces de cire entre elles. Ainsi, si la pièce principale de bronze a effectivement été coulée en une seule fois, elle résulte pour l étape de mise en forme de la cire de l assemblage d un minimum de quatre pièces : la tête, le haut du chiton, le bas du chiton et le pied gauche. Le pied droit constituait probablement une cinquième pièce, mais du noyau comble encore cette zone et empêche l observation directe d une éventuelle jonction. L assemblage le plus spectaculaire est celui du Figure 7 ~ Traces d enlèvements de cire au rifloir. chiton : les deux pièces ont été juxtaposées sur une longueur de près de 5 cm, et de la cire molle a été pressée depuis le revers pour jointoyer le bas du vêtement dans la partie haute. Cela conduit évidemment à de fortes surépaisseurs de matière, visibles sur la gammagraphie effectuée au cea Cadarache (fig. 6). La jonction de la tête sur le corps s effectue bord à bord. Elle se remarque par un étalement de cire formant un bandeau à la base du cou. Le pied gauche est fixé au chiton de manière similaire. D autres traces sont visibles, en particulier celles d un outil à petites dents probablement un rifloir ayant servi à racler la cire en excédent (fig. 7). La question du procédé de mise en forme des quatre ou cinq pièces de cire que nous avons reconnues est plus délicate : étaient-elles directement sculptées (procédé sur positif), ou obtenues par moulage (procédé sur négatif)? Nous favorisons la seconde hypothèse : il nous semble en effet que la réalisation du chiton en deux pièces relève plus d une logique de moulage que de celle de façonnage. Toutefois, la très grande épaisseur de métal au niveau de la nuque suggère que le bandeau de cheveux a été rapporté sur la tête en cire (fig. 1 et 8). Certains détails de la Victoire pourraient donc avoir été sculptés directement en cire. Le revers de la Victoire conserve également le témoignage partiel du système d alimentation en métal pour la coulée. On peut en effet observer une tige de fort diamètre placée verticalement à l arrière de la tête (fig. 4) 1. Une seconde tige se devine au-dessus de la cheville droite à partir d un examen visuel très attentif, que confirme la gammagraphie ; elle est encore noyée dans le noyau réfractaire. Enfin, on retrouve le départ d une troisième tige, sous l épaule gauche. Ces tiges ont été réalisées en cire et assemblées sur la pièce principale par une jonction à la cire. Elles sont placées au niveau des trois zones où le creux est le plus important on peut même parler de haut-relief pour ces endroits. La fonction de ces tiges est de servir de canal d alimentation en métal faisant office de pont pour les zones situées de part et d autre du creux. Ce n est certainement pas par hasard que le canal d alimentation de l épaule gauche a été retiré. Il faut ici se souvenir que le bras gauche a été soudé au corps : le fondeur avait donc besoin d un bon accès pour la réalisation de l assemblage. Destinée à être exposée en extérieur, la Victoire était dorée, contrairement au Captif. La technique de réalisation de cette dorure n a pas encore véritablement été étudiée, mais quelques remarques peuvent déjà être faites. D une part, il est certain que l on est en présence d une dorure réalisée à la feuille. Les nombreuses zones de recouvrement entre les feuilles permettent même d avoir une idée assez précise des modules de feuilles d or utilisées : quadrangulaires, de l ordre de 80 à 100 mm de côté, ce qui est très proche des formats encore utilisés de nos jours (fig. 8). La technique d application de ces feuilles reste en revanche à déterminer. D autre part, de petits amas de produit brun orangé ont été mis en évidence. Ils sont organisés en 174 175
une couche fine et régulière à la surface de la dorure, ont été préservés par les traitements de restauration et ont fait l objet d analyses (cf. infra, N. Bouillon). Ces dernières ont révélé sans ambiguïté la présence de cire et d une substance saccharique. A notre connaissance, ce type de traitement de finition ou de protection sur un bronze doré antique n a encore jamais été observé ; il ouvre de nouvelles pistes d investigation pour l histoire de la statuaire antique. Cette couche de matériau organique a été miraculeusement conservée du fait des conditions particulières de conservation de l œuvre (milieu aquatique) et de l approche méthodique de la restauration. Des lacunes de trois types différents ont été décelées au niveau de la dorure, qui révèlent des informations essentielles pour l histoire matérielle de l œuvre. Le premier type de lacune correspond à des zones d usures antiques de la dorure localisées essentiellement dans les parties saillantes, à mi-hauteur du corps. C est un indice direct que l œuvre était disposée à hauteur d homme, dans un lieu de passage, et non pas isolée ou en hauteur. Le deuxième type de lacune correspond à des zones qui n ont jamais été dorées : dessous du bras gauche aujourd hui disparu et petite pièce au-dessus de l épaule droite (cf. article La Victoire ). La dorure a donc été réalisée après l assemblage du bras et des ailes, voire une fois l œuvre en place sur son support. Les parties qui n étaient pas visibles ou accessibles n ont pas reçu de dorure. Enfin, le bas du drapé au-dessus de la cheville droite présente une troisième zone non dorée, mais il ne s agit pas ici d une simple épargne de dorure : des enlèvements de bronze ont été effectués à l aide d un ciseau au niveau d un pli saillant du chiton (fig. 2 et 9). L explication la plus probable est qu une autre applique de bronze venait en superposition à cet endroit, dont la mise en place a nécessité un ajustement ponctuel du chiton de la Victoire (fig. 9). La restauration de la Victoire constitue une exceptionnelle opportunité d étude d une applique de bronze de grandes dimensions d époque romaine, Figure 8 ~ Cartographie des limites des feuilles d or et de leurs zones de recouvrement. Figure 9 ~ Enlèvement de bronze effectué au ciseau (ajustement pour la mise en place d une applique voisine). Figure 10 ~ Canaux du système d alimentation en métal au revers de l un des Grands Dauphins en bronze doré du musée des Beaux-Arts de Vienne. 176 177
et a ainsi permis de découvrir quelques-uns des secrets de la fabrication de ces grands bronzes. Mais on retiendra aussi l apport de la restauration et de l étude technique à la compréhension globale de l œuvre. Ainsi, par la cartographie des soudures, nous sommes en mesure d affirmer que le bras droit n était pas représenté et qu il en était probablement de même pour l aile droite. Le dispositif d accroche de la sculpture sur son support a également été précisé. Nous avons même décelé la présence très probable d une autre applique venant se superposer au niveau du bas de la tunique de la Victoire. Nous souhaitons enfin attirer l attention sur le relief de Grands Dauphins de bronze découvert dans la ville de Vienne (Isère), dont la restauration vient tout juste d être achevée par le cream de Vienne, et pour lequel le c2rmf mène actuellement une étude technique approfondie (Mauchin 2009). Tout comme la Victoire, il s agit d appliques, une catégorie d œuvres particulièrement rares. Comme à Arles, les dauphins ont été découverts dans le Rhône. Et surtout, la Victoire d Arles et les dauphins de Vienne partagent de nombreux traits techniques : parties réalisées en haut-relief, voire en ronde-bosse, dégraissage de la cire au rifloir, jonctions cire-cire, canaux d alimentation pour relier les zones séparées par de forts creux (fig. 10), soudures, dorure à la feuille. Arles appartenait à la province de Narbonnaise, Vienne en était la capitale. Les relations entre les deux cités étaient faciles, par l entremise du fleuve. La confrontation des deux études permettra peutêtre d élucider le rapport qui existait entre ces deux œuvres. Figure 11 ~ Grands Dauphins, détail du chevauchement des feuilles d or carrées, musée des Beaux-Arts de Vienne. A NA LYSE DE L A COUCHE DE PROT ECT ION DE L A DORU R E L observation des coupes stratigraphiques du prélèvement VB01 permet de conclure sur une stratigraphie complexe à cinq couches. L analyse chimique élémentaire 1 indique la présence de calcium, probablement sous forme de carbonate dans les couches les plus épaisses (1, 3 et 5). Ces couches sont séparées par de très fines couches (2 et 4) qui contiennent du calcium (sous forme de carbonate?), des aluminosilicates de fer (ou fer sous forme d oxyde) et des oxydes de cuivre. La nature et la faible épaisseur de ces couches laissent penser qu il pourrait s agir de dépôts de particules et de matériaux d altération qui se seraient intercalés entre plusieurs couches de protection successives. Sur la coupe stratigraphique S2, on distingue également des morceaux de feuille d or, des agrégats d oxyde de cuivre, ainsi que des gros grains de silice (sous forme de quartz?). L aspect plus hétérogène et plus chargé en matériaux inorganiques tels que les aluminosilicates de fer ou les grains de silice de la couche de surface est logique, car il s agit de la couche la plus exposée aux corps étrangers provenant du Rhône. L analyse de la matière organique par GC/MS 2 permet de mettre en évidence la présence de cire et d une substance de nature saccharique. La faible spécificité des signaux ne permet pas de statuer sur la nature précise de ce matériau. De même, le très faible signal obtenu lors de l analyse des acides aminés ne permet pas de conclure sur la présence en quantité non négligeable d un matériau protéique. Synthèse des résultats de l analyse de la couche rouge recouvrant encore la dorure par endroits, rapport du 28 mai 2009 Nicolas Bouillon ➍ ➋ ➌ ➊ ➎ 1. Microscope électronique à balayage : appareil Philips XL 30 SEM, canon LaB 6, microanalyse X EDAX, mode low vacuum ; conditions d analyse 20 kev, mode BSE. Service commun de microscopie électronique, université de Provence, M. Notonier. Chaque coupe a été analysée au MEB. L imagerie a été effectuée en mode BSE (contraste chimique). ➍ ➌ ➎ ➋ ➊ L analyse chimique élémentaire a été réalisée couche à couche. 2. Chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse : appareil Trace DSQ de la société Thermo Electron. Analyse réalisée avec agent de dérivation MethPrepII pour analyse des cires, BSTFA pour les sucres et MTBSTFA pour les protéines. 178 179