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Transcription:

1 Luc Capdevila, «Mort», dans Dictionnaire encyclopédique de la Deuxième Guerre mondiale dirigé par Guillaume Piketty et Jean-François Muracciole, Paris, Robert-Laffont, Col. Bouquins, 2015, p. 825-831. MORT. La mort prend une forme particulière dans la guerre. Les communautés de combattants consentent à tuer et acceptent de mourir pour défendre l identité de leur groupe. La mort violente domine. Elle porte atteinte à l intégrité des corps, jusqu à leur disparition. «Bien mourir» à la guerre obéit à des rites, des valeurs, des pratiques propres à l événement, mais c est un destin individuel rare, car la mort de guerre est brutale, soudaine, massive. La Grande Guerre a marqué en ce sens un palier quantitatif et qualitatif. Durant le conflit le plus meurtrier que l humanité avait connu jusqu alors dans un temps court de quatre années, la mort directe infligée sur le champ de bataille y a été supérieure en proportion aux décès provoqués par les désordres engendrés par l événement guerrier (famines, épidémies, blessures mal soignées). Au cours du premier conflit mondial, les 9 à 10 millions de tués sont surtout des soldats tombés sous le feu de l artillerie. La deuxième guerre mondiale a franchi un nouveau seuil de violence avec 40 à 50 millions de tués généralement retenus, dont les deux-tiers sont des civils, héros, martyrs et victimes mêlés. Car d un conflit à l autre les formes de la guerre totale ont changé, et avec elles la mort provoquée. À la différence de la Grande Guerre, le bilan démographique du second conflit mondial est moins précis, il donne lieu encore à discussion, parfois à polémique. Au-delà de la diversité des méthodes de dénombrement et de la concurrence entre les groupes de tués intervenant dans la construction des catégories, cela tient à l amplitude sociale et au déploiement technologique et industriel de la violence produite pour détruire qui conduit à complexifier la mesure et l étendue de l hécatombe généralisée. La faim : 250 000 personnes en Grèce occupée en sont mortes selon la Croix-Rouge entre 1941 et 1943. La mort différée : 14 000 décès prématurés de déportés en France d après-guerre, au cours des dix années qui ont suivi leur retour des camps ; plus des deux-tiers des 370 000 victimes des deux bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 ont péri après l explosion en raison des brûlures et des radiations durant les quatre décennies qui ont suivi le conflit. L origine diverse des statistiques qui définissent les catégories, selon qu elles proviennent des institutions militaires, des ministères, des organismes internationaux, des associations, font que l on en reste prudemment à des ordres de grandeur pour interroger à travers la mort, qui se décline en autant de drames individuels et collectifs, ce que furent le conflit et ses dynamiques. Les tués de la deuxième guerre mondiale invitent ainsi à identifier et à désigner les violences particulières déployées durant l événement, l éclatement du théâtre des opérations, les caractéristiques du processus de totalisation, la diversité du phénomène guerrier selon les lieux et les populations.

2 Un premier élément d appréciation permettant d évaluer le phénomène guerrier à travers la mort provoquée est proposé par Stéphane Audoin-Rouzeau dans une étude comparée de la mort au combat durant les deux conflits mondiaux. Le calcul consiste dans l évaluation des pertes quotidiennes sur le champ de bataille selon les belligérants. Sauf la Russie dont les pertes journalières au combat entre 1939 et 1945 sont 3,8 fois supérieures à celles de 1914 à 1918, pour l ensemble des autres forces elles sont nettement inférieures, toute proportion gardée, au cours de la deuxième. L indicateur choisi montrerait ainsi que la violence au combat est généralement plus élevée au cours du premier conflit mondial que lors du second. Mais, d un conflit à l autre, les pertes militaires, qui représentent l essentiel de la mort de guerre entre 1914 et 1918 avec 8,5 millions tués environ, en totalisant aux alentours de 16 à 17 millions de morts entre 1937 et 1945, ne réunissent plus que le tiers des tués du champ de bataille. À ce premier constat sur la mort militaire s ajoutent d autres éléments d appréciation. Une première variable consiste dans la période concernée. En France, la phase la plus meurtrière sur le champ de bataille correspond à la campagne de mai/juin 1940 avec 92 000 tués, soit plus de la moitié du total des pertes des forces françaises durant le conflit contre 11 000 morts et 4200 disparus entre le 6 juin 1944 et le 8 mai 1945, lors des combats de la libération. À l inverse, Christian Ingrao rappelle que la moitié des tués de l armée allemande se produit durant la dernière année du conflit, le paroxysme étant atteint en janvier 1945 lorsque le III e Reich totalise en un mois 10 % de ses pertes au combat contre l Union Soviétique. Il en est de même sur le front Asie-Pacifique, où les pertes nippones sont extrêmes pour la défense des îles durant la phase terminale du conflit. Le Japon recense la moitié de ses morts militaires et presque tous ses morts civils durant la dernière année d une guerre commencée en 1937. La deuxième variable porte sur la mortalité militaire en captivité. Elle accroit de plus d un tiers le total des pertes militaires allemandes. Côté soviétique, sur les 3 350 000 militaires capturés par la Wehrmacht en 1941, plus de 2 millions ont péri en 1942 à la suite des déplacements forcés, des privations ou pour avoir été exécutés. Viennent en effet d autres facteurs pour comprendre à travers la mort provoquée ce qui s est joué durant ce conflit : le respect ou pas des conventions internationales par les belligérants ; le cadre raciste du conflit ; les jeux d échelle de la guerre totale. En ce sens, l élément essentiel pour cette étude est la part dominante des civils parmi les victimes directes du champ de bataille, car ils sont dans la ligne de mire des combattants ou impliqués, d une manière ou d une autre, dans les combats. Tués sous les bombardements, massacres, exécutions, suicides collectifs, morts lors des déplacements forcés ou en déportation, privations organisées, génocides, guerre de partisans, réunissent les deux tiers des tués de la deuxième guerre mondiale. L analyse de la mort provoquée au cours de la seconde guerre mondiale est ainsi déclinée selon trois arguments. Le premier porte sur l amplitude du champ de bataille. Elle est différente de la Grande Guerre dans la mesure où au cours du second conflit elle est étendue à l espace social tout entier. Le second concerne la spécificité du processus de totalisation, qui diffère selon les belligérants dans les niveaux d engagement des sociétés et des individus disposés à tuer pour gagner la guerre et à mourir pour ne pas la perdre. Le troisième enfin consiste dans la dimension raciste du conflit. Le racisme a constitué un ressort essentiel de

3 certaines mobilisations combattantes, il introduit une discrimination majeure chez les belligérants dans l acte de tuer, et en conséquence dans l étendue des communautés de deuil. L extension du champ de bataille à l ensemble de l espace social caractérise la violence déployée par les belligérants engagés dans le second conflit pour vaincre ou ne pas perdre. Les mécanismes de son expansion sont pluriels. Le premier dans la chronologie consiste dans la conquête de territoires par les puissances japonaise, allemande, italienne, pour accéder aux ressources et aux matières premières dont elles se considèrent privées. Mais les formes de la conquête puis les régimes d occupation diffèrent selon les territoires. La conquête de la Pologne par l Allemagne en septembre 1939 place d emblée les élites polonaises, auxquelles sont assimilés les Juifs, dans sa ligne de mire. Six Einstazgruppen sont alors rattachés à la Wehrmacht pour appliquer une politique consistant dans le massacre de catégories sociales identifiées : nobles, prêtres, intellectuels. On estime à 20 000 les victimes des fusillades massives perpétrées par les Einstazgruppen en septembre 1939. Il y en eut 50 000 de plus en octobre et novembre. Les massacres se poursuivent durant l hiver 1939-1940. Selon Edouard Husson, aux alentours de 57 % des avocats, 39 % des médecins, 29 % des universitaires, 27 % des ecclésiastiques polonais sont alors assassinés par les commandos SS et de la police. Une guerre de classes se joue simultanément du côté soviétique lors du massacre de Katyn et de ses suites selon Victor Zaslavsky, dirigée également contre les élites polonaises. Les hommes abattus sont des officiers d active ou de réserve, et des propriétaires fonciers. Ils appartiennent tous aux couches supérieures de la société, Beria insiste sur ce fait. Ce qui va de pair avec la décision du Politburo de déporter leurs familles vers le Kazakhstan, les mauvais traitements accompagnant leur transfert provoquant l hyper-mortalité des déportés. En Chine, la prise de la ville de Nankin par l armée impériale japonaise en décembre 1937 se poursuit dans le massacre de dizaines de milliers de prisonniers de guerre et de civils, mais pas de manière indiscriminée contrairement à ce qu a retenu la mémoire collective chinoise. Environ 95 % des 50 000 à 90 000 tués lors du sac, selon Jean-Louis Margolin, sont des hommes en âge de porter les armes. Si à Nankin l asymétrie homme/femme demeure dans la mort donnée lors de l extension de la violence du champ de bataille aux civils, c est une ligne qui bouge selon la nature des fronts. La surmortalité qui clive l Europe selon un axe est/ouest tient en partie à la différence des régimes d occupation, dirigés par le parti nazi à l est, alors qu ils sont régis par la Wehrmacht à l ouest. Alors qu en Europe occidentale la surmortalité voisine 2 % durant le conflit, elle présente des taux bien supérieurs dans les régions orientales : 10 % en URSS, 20 % en Pologne. Cet axe est/ouest, précise Pieter Lagrou, est nuancé selon un deuxième axe nord/sud, la surmortalité étant plus élevée dans les régions méridionales qu en Europe septentrionale, avec des taux de 7 % en Grèce, 10 % en Yougoslavie. La cohésion des sociétés serait le principal facteur d explication, les tensions politiques et sociales internes aux sociétés méditerranéennes en ce premier vingtième siècle dans les Balkans, en Italie, ouvrant au fil de la conflagration sur des conflits de guerre civile où les populations s affrontent et massacrent selon des clivages politiques, sociaux, voire ethniques.

4 L autre facteur d expansion du champ de bataille à l ensemble de l espace social relève du processus de totalisation lié au bombardement stratégique, en raison de la capacité technique des forces en présence à cibler les infrastructures et les ressources de l ennemi, dont participent les populations. Élément tactique de la guerre-éclair dirigée par la Wehrmacht pour désorganiser les forces franco-britanniques en mitraillant les colonnes de réfugiés de l exode en juin 1940, puis en bombardant les villes anglaises à partir de l été, il s agit par la suite en 1944 de terroriser la population en attaquant les cités avec les bombes volantes V1 et les missiles V2. Au total il y eut environ 60 000 victimes des bombardements en Angleterre, des civils pour la plupart ; soit un chiffre voisin de celui de la France correspondant généralement, dans ce cas, à des pertes collatérales des bombardements alliés. Les bombardements alliés deviennent à partir de 1943 un élément stratégique systématique pour clouer l ennemi au sol et désorganiser sa logistique. À ce premier objectif se rajoute celui de le faire plier, surtout au cours des derniers mois, en bombardant les villes habitées en Allemagne et au Japon avec l emploi d armes conçues pour tuer massivement, telles les bombes incendiaires et les deux bombes atomiques. À la fin du conflit, aux alentours de 600 000 Allemands et 500 000 Japonais avaient été tués par les bombardements, principalement des civils, femmes, enfants, vieillards dès lors que les hommes en âge de porter les armes étaient engagés sur les fronts. Si les bombardements tuent alors des populations civiles de manière censée être indiscriminée, ce n est pas qu elles sont considérées comme des dommages collatéraux, qui ne peuvent être évités ou limités, mais parce qu elles sont identifiées comme une variable clef pour agir sur la résistance de l ennemi. Parce qu il a mis directement les populations urbaines sous le feu, le bombardement stratégique est caractéristique de la guerre totale telle qu elle a été déployée au cours du second conflit mondial. Le processus de totalisation précédant, entre 1914 et 1918, a consisté principalement dans la mobilisation de l ensemble des ressources dont disposaient les sociétés pour gagner le conflit, Ludendorff considérant que la guerre étant devenue in fine un but en soi, elle n était plus un instrument au service du politique. Mais la situation a changé lorsque Goebbels déclare la guerre totale au Palais des Sports de Berlin le 18 février 1943, après avoir annoncé à Hitler quelques jours auparavant qu après cette guerre il n y aurait plus ni vainqueurs ni vaincus, «seulement des survivants et des anéantis». En effet, si comme le souligne l article 6 de la Charte de l Atlantique le but de guerre des Alliés consiste dans «l anéantissement final de la tyrannie nazie» et que pour ce faire l essentiel des ressources est mobilisé et l ensemble des forces sociales subordonné à la guerre, le déchaînement des violences aboutit à des hécatombes effroyables parce qu ils se heurtent à un adversaire retord à la défaite. Un refus qui se traduit dans le «suicide combattant» des soldats allemands face à l avancée de l armée soviétique, lorsque l enjeu devient le territoire national. Entre janvier et avril 1945, l armée d Hitler comprenant des sections de Volkssturm composée d enfants et de vieillards continue malgré son délitement d infliger de lourdes pertes à l armée soviétique. Il en est de même avec le «suicide de combat» des forces nippones. Certes il participe de la culture de guerre des militaires japonais, mais il se systématise à la fin du conflit. Comme en Europe orientale pour les Soviétiques, en Asie-Pacifique les pertes étatsuniennes en 1945 sont presque aussi lourdes que celles de l ennemi lors des attaques d Iwo Jima et d Okinawa. Une

5 forme d aboutissement de la guerre totale se traduit à nouveau dans les suicides collectifs de civils japonais dans les îles du Pacifique, à Saipan, à Okinawa. Certes, ils sont parfois contraints par des militaires. Mais ils restent révélateurs de la terreur et du désespoir des populations assistant à l invasion de leur territoire par des soldats étatsuniens. Car le second conflit mondial est une guerre où le racisme est déterminant dans le comportement de nombreux acteurs, et ainsi dans la géographie de la mort. Cela tient au fait que parmi les buts de guerre de certains belligérants existe la volonté d anéantir un ennemi identifié ou un groupe particulier. La Shoah s impose de ce fait comme l événement central dans ce processus en raison de la logistique et de l industrie de mort mises en œuvre de manière systématique par les Nazis pour anéantir les trois-quarts de la population juive dans les territoires qu ils occupent. Plus généralement le racisme intervient dans les procès qui déterminent les formes de la guerre. Si en Europe occidentale les campagnes militaires puis l occupation sont inspirées le plus souvent par les normes et les pratiques de la guerre conventionnelle, dès septembre 1939 en Pologne le cadre conventionnel cesse de tracer l horizon du conflit sur le front oriental. À partir du 22 juin 1941, les événements qui se produisent dans les territoires soviétiques envahis et occupés par l armée allemande dessinent les lignes de la guerre totale sur le front oriental, en particulier en Ukraine et en Biélorussie. Il faut rappeler la succession des ordres donnés par les Nazis et par la hiérarchie militaire pour éliminer sans jugement les cadres politiques soviétiques, pour ne pas appliquer les conventions internationales envers les prisonniers de guerre de l armée rouge, pour exterminer les Juifs assimilés, comme en Pologne, aux élites ennemies. Si les fusillades de masse perpétrées contre les Juifs sont commises par les Einstazgruppen et les bataillons de police du SD, les militaires de la Wehrmacht et leurs auxiliaires fournissent la logistique, et portent la responsabilité des massacres de prisonniers de guerre. Les statistiques sont effroyables. Entre octobre et décembre 1941 plus d un million de prisonniers russes sont abattus. Au même moment, des centaines de milliers de Juifs sont massacrés. Les exécutions par fusillades dépassent le rythme de plusieurs dizaines de milliers par jours en août et en septembre 1941. Plus de 33 000 personnes sont massacrées les 29 et 30 septembre 1941 à Babi-Yar, près de Kiev. Au total, on compte plus de morts en Russie et en Pologne réunies que dans tout le reste de l Europe, entre 1939 et 1945. Conjointement, l essentiel des 3 500 000 soldats allemands morts entre 1939 et 1945 tombent sur le front oriental ; ils ne sont que 128 000 à mourir sur le front occidental durant la même période, soit 3,6 % des pertes militaires du Reich pour les combattants originaires des territoires de l Allemagne actuelle. Mais en moyenne, 50 fois plus de civils sont tués en Pologne et en URSS qu en Allemagne une proportion voisine de celle de la France mais avec une distribution différente dans les conditions du trépas, une majorité de civils étant morts en déportation. Une dissymétrie voisine est observable sur le front Asie-Pacifique, selon que les forces japonaises sont engagées en Chine ou contre les armées des États-Unis et du Commonwealth. En Allemagne, comme au Japon, la conflagration reste pour l essentiel une «guerre de soldats». Selon un même ordre d idée, alors que le taux de mortalité des prisonniers de guerre occidentaux est de 4 % dans les camps allemands, il est de 27 % dans les camps tenus par l armée nippone, mais les prisonniers chinois ne sont pas inclus dans cette dernière statistique,

6 car pour ce qui les concerne, le taux de mortalité est proche de 60 %, à l image de celui des prisonniers de guerre soviétiques dans les camps allemands. L expérience de la mort de guerre varie ainsi beaucoup plus selon les belligérants qu en 1914-1918. Elle diffère aussi selon les échelles, que l on pense aux troupes coloniales sénégalaises et marocaines engagées dans la campagne de France en mai/juin 1940 puis mobilisées dans les Forces Françaises de Libération ; aux 130 000 Alsaciens-Lorrains engagés de force dont 30 000 sont décédés et 10 000 portés disparus ; aux dizaines de milliers de Yougoslaves juifs, tziganes, serbes, communistes croates massacrés par l État oustachi ; à la tragédie des soldats du Commonwealth et des troupes nippones engagés dans la jungle birmane. Au Japon, alors que plus de soixante villes sont bombardées, les trois-quarts des victimes civiles proviennent de Tôkyô, Nagasaki et Hiroshima. L hécatombe généralisée est à l échelle de la guerre totale déployée entre 1937 et 1945, certes. Mais la dissymétrie des fronts, l asymétrie des expériences, l immense hétérogénéité des formes de la mort reçue dessinent des communautés de sens presque étanches et les cercles de deuil qui forment le socle des mémoires fragmentées de la seconde guerre mondiale. Luc Capdevila Bibliographie : Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henry Rousso (dir.), La violence de guerre 1914-1945, Complexe, 2002 * Luc Capdevila, Danièle Voldman, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (19 e -20 e siècles), Payot, 2002 * Victor Zaslavsky, Le massacre de Katyn. Crime et mensonge, Perrin, 2007 * Édouard Husson, «L appareil de terreur de Himmler, le commandement de la Wehrmacht et les projets génocidaires du régime nazi. Le développement des méthodes d extermination en Pologne et en Union soviétique (1939-1941)», Revue d histoire de la Shoah, n 187, 2007, p. 59-92 * Jean-Louis Margolin, L armée de l empereur. Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, Armand Colin, 2007.