DEUXIÈME SECTION. AFFAIRE TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE. (Requête n o 1411/03) ARRÊT (satisfaction équitable) STRASBOURG. 13 octobre 2009 DÉFINITIF

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DEUXIÈME SECTION AFFAIRE TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (Requête n o 1411/03) ARRÊT (satisfaction équitable) STRASBOURG 13 octobre 2009 DÉFINITIF 13/01/2010 Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) 1 En l'affaire Turgut et autres c. Turquie, La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de : Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó, Işıl Karakaş, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2009, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date : PROCÉDURE 1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 1411/03) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet Etat, M mes Nihal Ayser Turgut, Nermin Solmaz Güneş et Ayşe Ayata ainsi que MM. Tevfik Güneş, Turgay Güneş, Saffet Güneş et Hurşit Güneş («les requérants»), ont saisi la Cour le 25 octobre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales («la Convention»). 2. Par un arrêt du 8 juillet 2008 («l'arrêt au principal»), la Cour a jugé qu'il y avait eu violation de l'article 1 du Protocole n o 1 (Turgut et autres c. Turquie, n o 1411/03, 93, 8 juillet 2008). 3. S'appuyant sur l'article 41 de la Convention, les requérants réclamaient certaines sommes pour les préjudices qu'ils estimaient avoir subis. 4. La question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l'a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, 101, et point 3 du dispositif). 5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations. Aucun accord permettant d'aboutir à un règlement amiable n'a été trouvé.

2 ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) EN DROIT 6. Aux termes de l'article 41 de la Convention, «Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable.» A. Dommage matériel 7. Pour le préjudice matériel, les requérants réclament 9 687 195 livres turques (TRL) (environ 4 942 446 euros (EUR)), soit un montant de 6 458 130 TRL (environ 3 294 964 EUR) correspondant à la valeur réelle du terrain, soit 63 TRL/m² (environ 32,14 EUR/m²) et une somme de 3 229 065 TRL (environ 1 647 482 EUR) à titre d'indemnité pour la privation de propriété subie par eux pendant la durée de la procédure, c'està-dire quarante ans. A cet égard, ils se fondent sur le rapport d'expertise présenté au tribunal de grande instance de Kandıra le 15 juin 2006. 8. Ils se réfèrent également au rapport d'expertise du 25 février 2008, qui a estimé la valeur du terrain à 7 140 846,60 TRL (environ 3 643 290 EUR), soit 69,66 TRL/m 2 (environ 35,5 EUR/m²) pour une superficie de 102 510 m 2, rapport présenté au même tribunal de grande instance de Kandıra à la demande du Gouvernement et ensuite contesté par ce dernier sur la base du rapport établi par le contrôleur auprès de la présidence de la Direction nationale des biens immobiliers (Milli Emlak Dairesi Başkanlığı), organe rattaché au ministère des Finances. En effet, le 10 mars 2008, le représentant du Trésor public a contesté le montant susmentionné en se fondant sur un rapport établi par le contrôleur auprès de la présidence de la Direction nationale des biens immobiliers, dans lequel la valeur du terrain s'élevait à 4 305 420 TRL (environ 2 196 640 EUR), soit 42 TRL/m 2 (environ 21,42 EUR/m²). 9. Quant à la superficie du terrain litigieux, les requérants versent au dossier un rapport d'expertise daté du 15 août 1975. Ce rapport indique que le terrain litigieux (parcelle n o 135) est entouré par les parcelles numéros 136 (nord), 125 et 133 (ouest) et 108, 109 et 78 (sud), et que sa superficie est de 102 500 m². 10. Les requérants indiquent clairement qu'ils ne demandent pas une restitutio in integrum mais une réparation par équivalent. 11. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes, qu'il juge excessives et dépourvues de fondement. Il verse au dossier le rapport précité établi par le contrôleur auprès de la présidence de la Direction nationale des biens immobiliers, dans lequel le terrain est évalué à 4 305 420 TRL (environ 2 196 640 EUR), soit 42 TRL/m 2 (environ 21,42 EUR/m²).

ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) 3 Dans ses observations datées du 8 janvier 2009, le Gouvernement rappelle que depuis l'établissement du rapport précité du 10 mars 2008, la valeur par mètre carré du terrain, soit 42 TRL/m 2, est restée inchangée. Par ailleurs, il fait valoir que, selon les registres anciens, la superficie totale du terrain était de 45 000 m² et que ce terrain avait été divisé en trois parcelles, portant les numéros 78, 135 et 136. La parcelle n o 136 avait été classée en tant que domaine forestier lors de la cadastration. Dans ces conditions, la superficie de 45 000 m² comprendrait les parcelles numéros 78 et 135. Après avoir déduit la superficie de la parcelle n o 78 (6 190 m²), il resterait une superficie de 38 810 m², ce qui correspondrait à la superficie originelle du terrain pour lequel l'ascendant des requérants avait un titre de propriété, établi en 1911, d'après les registres. Dans ses observations complémentaires du 24 février 2009, le Gouvernement soutient qu'il n'existe aucun document démontrant que les requérants ont acquis 57 000 m² en plus des 45 000 m², pour une superficie totale de 102 000 m² correspondant au terrain. Par ailleurs, les 45 000 m² seraient l'équivalent de 45 «dönüm» [decare, unité de superficie équivalente à 10 ares]. Dans la mesure où un dönüm correspondrait à 919 m², les 45 dönüm équivalent à 41 355 m². Après avoir déduit les 6 190 m² de la parcelle n o 78, la superficie restante serait de 35 165 m². En outre, le Gouvernement conteste l'évaluation faite dans le rapport d'expertise présenté au tribunal de grande instance de Kandıra le 15 juin 2006. Il soutient qu'il ne s'agit pas d'un rapport final contre lequel le Trésor public s'est opposé le 20 juin 2006. Enfin, pour comparaison, il verse au dossier l'acte de vente d'un terrain vendu en mars 2006 dans le même secteur, dont le prix au mètre carré s'élevait à 23,24 TRL (environ 14,3 EUR/m²). 12. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], n o 31107/96, 32, CEDH 2000-XI). Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d'appréciation quant aux modalités d'exécution d'un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l'obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l'etat défendeur de la réaliser, la Cour n'ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l'accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder, s'il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], n o 28342/95, 20, CEDH 2001-I).

4 ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) 13. Dans son arrêt au principal, la Cour a constaté que les requérants avaient été privés de leur bien par une décision judiciaire et que le but de la privation entrait dans le cadre de l'intérêt général (paragraphe 90), ce qui revenait à dire qu'aucun acte illégal ou arbitraire n'avait été constaté. La Cour a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole n o 1 en se fondant sur les considérations suivantes (paragraphe 91) : «[E]n cas de privation de propriété, afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et une absence totale d'indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l'article 1 du Protocole n o 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Nastou c. Grèce (n o 2), n o 16163/02, 33, 15 juillet 2005 ; Jahn et autres c. Allemagne [GC], n os 46720/99, 72203/01 et 72552/01, 111, CEDH 2005-VI ; Les Saints Monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A n o 301-A, p. 35, 71 ; et N.A. et autres, précité, 41). En l'espèce, les requérants n'ont reçu aucune indemnité pour le transfert de leur bien au Trésor public, par application de l'article 169 2 de la Constitution. La Cour note que le Gouvernement n'a invoqué aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l'absence totale d'indemnisation.» 14. Compte tenu des considérations qui précèdent, la Cour estime que, dans la présente affaire, la nature de la violation constatée ne lui permet pas de partir du principe d'une restitutio in integrum. Le caractère licite de pareille dépossession se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l'etat défendeur, les conséquences financières d'une mainmise licite ne pouvant être assimilées à celles d'une dépossession illicite (Scordino c. Italie (n o 1) [GC], n o 36813/97, 249-250, CEDH 2006-V, et Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), n o 25701/94, 75, 28 novembre 2002). 15. En outre, la Cour rappelle avoir dit dans son arrêt au principal (paragraphe 90) que : «[l]a protection de la nature et des forêts et plus généralement l'environnement constituent une valeur dont la défense suscite dans l'opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu. Des impératifs économiques et même certains droits fondamentaux, comme le droit de propriété, ne devraient pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l'environnement, en particulier lorsque l'etat a légiféré en la matière (...)» Selon la jurisprudence constante de la Cour, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. L'article 1 du Protocole n o 1 ne garantit cependant pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale. Des objectifs légitimes «d'utilité publique» peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur des biens

ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) 5 expropriés (voir, mutatis mutandis, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, 121, série A n o 102, Broniowski c. Pologne [GC], n o 31443/96, 182, CEDH 2004-V, et Scordino, précité, 95). 16. A la lumière de ces considérations et pour déterminer la réparation adéquate, la Cour prendra en compte l'ensemble des pièces du dossier présentées par les parties ainsi que des informations pertinentes dont elle dispose (voir, mutatis mutandis, N.A. et autres c. Turquie (satisfaction équitable), n o 37451/97, 18, 9 janvier 2007). Plus précisément, elle juge opportun de se baser sur les conclusions des expertises effectuées au cours de la procédure nationale, même si elle ne s'estime pas liée par le montant auquel elles ont abouti (voir, dans le même sens, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], n o 2334/03, 85, CEDH 2009-...). 17. En outre, malgré la confusion existante concernant la superficie du terrain et la taille d'un dönüm, la Cour va prendre en considération la superficie de 45 000 m² (équivalant à 45 dönüm) qui était établie dans plusieurs documents officiels. 18. A cet égard, la Cour note que les requérants présentent des rapports d'expertise établis par les experts désignés par le tribunal, à leur demande ou à celle du Gouvernement. Ces rapports, rédigés en 2006 et en 2008, ont évalué le terrain à 32,14 EUR/m² et 35,5 EUR/m² respectivement. La Cour constate que le Gouvernement présente également un rapport d'expertise établi en 2008 par le contrôleur auprès de la présidence de la Direction nationale des biens immobiliers, dans lequel la valeur du terrain est estimée à 21,42 EUR/m². 19. Compte tenu de ces éléments y compris de l'objectif légitime d'utilité publique poursuivi par l'ingérence litigieuse et statuant en équité, la Cour juge raisonnable d'accorder aux requérants conjointement la somme de 1 350 000 EUR pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme. B. Dommage moral 20. Les requérants s'en remettent à la sagesse de la Cour pour le dommage moral. 21. Le Gouvernement estime qu'il n'y a pas lieu d'accorder une somme à ce titre. 22. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour estime que le constat de violation constitue une réparation suffisante (voir, a contrario, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), n o 31524/96, 40-42, 30 octobre 2003).

6 ARRÊT TURGUT ET AUTRES c. TURQUIE (SATISFACTION ÉQUITABLE) C. Frais et dépens 23. Les requérants réclament le remboursement des frais sans étayer leurs prétentions ni présenter aucun document à ce titre. 24. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis, précité, 54). 25. La Cour observe que les prétentions des requérants au titre des frais et dépens ne sont pas étayées, ni accompagnées des justificatifs nécessaires. Il convient donc d'écarter cette demande. D. Intérêts moratoires 26. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ, 1. Dit a) que l'etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 2 de la Convention, 1 350 000 EUR (un million trois cent cinquante mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ; b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ; 2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2009, en application de l'article 77 2 et 3 du règlement. Françoise Elens-Passos Greffière adjointe Françoise Tulkens Présidente