Faire autorité «entre les murs» : mission impossible?



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Transcription:

Faire autorité «entre les murs» : mission impossible? Bruno ROBBES Maître de conférences en Sciences de l éducation Université de Cergy-Pontoise/IUFM de Versailles Ancien professeur des Écoles maître formateur Formateur en pédagogie institutionnelle On s est peut-être réjoui un peu vite, du côté des professionnels de l école, que l attribution de la Palme d or du dernier Festival de Cannes au film «Entre les murs» de Laurent Cantet soit l occasion de montrer au grand public la vie ordinaire d une classe de quatrième d un collège de zone d éducation prioritaire et de rendre hommage à «ces jeunes professeurs courageux qui exercent leur métier dans des conditions si difficiles». Après avoir vu ce film, je crains qu une majorité de l opinion publique ne retienne qu «avec de tels élèves, on ne peut pas enseigner», que «ces élèves n ont décidément pas leur place au collège» Les discours anti-pédagogiques plus que jamais dans l air du temps de ceux qui, loin des classes et des élèves, défendent des savoirs qu ils ont renoncé à transmettre seront alors confortés. Commençons d abord par interroger le statut de ce film 1. Nous avons à faire à une fiction qui ressemble à un documentaire : il y a là matière à piéger bien des professionnels (en particulier les jeunes enseignants) et a fortiori les personnes peu familières du monde scolaire. En même temps, ceux qui connaissent la vie quotidienne d une classe telle que celle qui nous est présentée savent que cette fiction nous montre des aspects existant bel et bien. Ce qu il nous faut avoir à l esprit avec ce film, c est qu il ne nous montre pas la réalité dans sa totalité, mais un point de vue sur une réalité. Cette évidence de l art cinématographique est un préalable essentiel à garder à l esprit. Ceci ne nous empêche pas de nous placer du point de vue du professionnel car n en doutons pas, c est ainsi que le film sera vu et «compris», comme une fiction documentaire. D ailleurs, le statut ambigu du héros principal ex (et toujours?) enseignant mais aussi auteur, chroniqueur et acteur renforcera ce parti pris. Reconnaissons malgré tout à François Bégaudeau/Marin un certain courage, celui d avoir incarné à l écran l histoire d une relation d enseignement qui part à la dérive Ainsi donc, ce film pose bien plus de questions sur la pratique professorale qu il n apporte de réponses. C est peut-être une bonne chose, mais encore faut-il permettre au jeune professeur d être à même d y déceler les «erreurs» de positionnement et de communication du professeur/acteur, de les analyser en terme de déficit de compétence professionnelle, d envisager d autres modalités possibles d action à partir d une pratique d enseignement structurée par des repères, par une certaine éthique du rapport au métier et à l élève. Avant de reprendre ce point en conclusion, je me propose de repérer les questions que le film pose du point de vue de l exercice de l autorité celle du professeur dans sa classe à partir de mes travaux sur cette problématique 2 mais aussi des interventions 1 Il est ici indispensable de se reporter aux intentions du réalisateur. 2 Voir notamment Robbes, B. (2006, 28 mars). Les trois conceptions actuelles de l autorité. Site du CRAP Cahiers pédagogiques [En ligne]. www.cahierspedagogiques.com/art_imprim.php3?id_article=2283 ; Robbes, B. (2008, avril). L enseignant

«éclairantes» de quelques acteurs du film : des élèves, le professeur d histoire-géographie et le principal. Première et dernière image de l autorité enseignante Le film commence par un gros plan de François. L image de jeune professeur «plutôt cool» qu il dégage va donner son caractère et sa tonalité au personnage Suivent les premières minutes du premier jour de classe, avec l entrée et l installation des élèves dans la salle de cours : certains ont gardé leur capuche ou leur casquette, d autres se bousculent, s invectivent, crient. Le professeur parvient tant bien que mal à établir un minimum de silence et entame un discours sur le temps perdu à s installer. Des réflexions fusent Puis il demande aux élèves de sortir une feuille, d en faire une étiquette et d y inscrire leur prénom. Nouvelles prises de parole d élèves qui ne l ont pas demandée. La caméra s arrête sur l étiquette de Chérif, flanquée du drapeau algérien Comment un professeur fait-il entrer ses élèves en classe? Quel comportement peut/doit-il exiger d eux à cet instant clé de la prise de contact? Comment se présente-t-il le premier jour? Comment les élèves sont-ils accueillis, salués, nommés, placés? Que faire du surgissement en classe de l appartenance à une double culture? Quelles règles mettre en place pour assurer les prises de parole? Autant de questions sans réponse, comme si cette «entrée en matière» allait de soit De même, l ultime plan du film laisse songeur : la classe est vide après le départ des élèves, laissant tables et chaises dans un désordre que le silence souligne! Le spectateur doitil comprendre cette image comme un condensé de la pratique professionnelle qui lui a été exposée? Poursuivons notre analyse L autorité statutaire du professeur, en tant que détenteur de savoirs, garant de leur validité et de leur transmission Dans plusieurs scènes présentant des situations d enseignement 3, seule la parole des élèves semble valider la justesse des réponses énoncées. Qu est-ce qui fait qu une réponse est juste? La parole du professeur ou de tel élève suffit-elle? Quels moyens les élèves ont-il à leur disposition pour valider leurs réponses? Comment un savoir est-il produit, distingué de la conviction ou de la croyance? Comment le professeur se positionne-t-il comme dépositaire de savoirs? Lorsqu à la fin du film, François demande aux élèves ce qu ils ont appris au cours de l année, sa réplique à l un d eux («si tu me le dis, je te crois») semble résumer ce qu est pour François un savoir valide. Dans d autres scènes 4, c est le sens et l utilité sociale du savoir transmis que les élèves interrogent. En toute fin de film également, les propos apeurés de cette élève disant au professeur son désarroi de n avoir rien appris ni compris des cours durant l année scolaire, témoignent de l immense détresse psychologique qui envahit tout élève en échec scolaire. François, qui semble découvrir le problème, apparaît bien démuni 5. De quels savoirs en termes de contenus d enseignement et de ressources pédagogiques notre héros dispose-t-il pour légitimer son autorité statutaire face aux élèves? et l autorité éducative : en finir avec l autorité naturelle? Site du mensuel de l université [En ligne]. http://www.lemensuel.net/l-enseignant-et-l-autorite.html. 3 Par exemple, celle de la conjugaison du verbe «croire». 4 Notamment celle qui traite de l imparfait du subjonctif. 5 De même dans la séquence de la réunion parents-professeur, l image donnée à voir est celle d un enseignant impuissant devant la réussite ou les difficultés des élèves.

Transmettre des savoirs passe peut-être d abord par la mise en place de conditions permettant à l élève de s autoriser à apprendre, avec l assurance que sa sécurité psychique sera garantie. François est au tableau. Il dresse la liste des mots incompris extraits d un texte à lire, que les élèves lui indiquent. L un d eux se trompe. Les autres rient. Le professeur ne réagit pas. Dans cette classe, un élève peut-il se tromper sans risquer immédiatement la moquerie? Quelle représentation notre professeur transmet-il du statut de l erreur? S il ne protège pas ses élèves des moqueries de leurs pairs, comment s autoriseront-ils à répondre devant la classe? Mais aussi, pourquoi ne se moqueraient-ils pas de leurs camarades à leur tour? Les conditions matérielles comptent aussi. Souleymane n a pas ses affaires et François semble impuissant. N a-t-il rien à exiger ou à mettre en place pour que l élève se mette au travail? Comment sa position de transmetteur de savoir pourrait-elle être reconnue des élèves, s il «permet» à l un d eux de ne rien faire? Lorsque le cas «Souleymane» sera discuté au conseil de classe, c est le professeur d histoire-géographie qui dira à son collègue : «notre boulot, ce n est pas que cet élève reste au fond et ne fasse pas de vague. Il faut aller les chercher les gamins. C est acheter la paix sociale, ton truc» 6. Le rapport à l élève «sujet d humanité» Les nombreuses situations où les élèves se moquent les uns des autres, s insultent ou insultent l enseignant, de même que le traitement dont Wei (seul élève de la classe d origine chinoise) fait l objet interrogent la capacité de François faire respecter l interdit de violence, en tant que dimension anthropologique fondatrice de l humain. Ce que nous avions noté dès la première heure de cours se vérifie : les quelques règles relatives à la prise de parole sont pour le moins mollement formulées. La parole n est donc pas instituée. Insultes et moqueries ne sont ni reprises ni sanctionnées. Dans le meilleur des cas, la réaction du professeur se limite à un propos moralisateur adressé à l élève transgresseur. Le rapport de François à l insulte et à la moquerie s exprime d ailleurs dans les multiples remarques personnelles qu il ne cesse d adresser aux élèves. Ainsi ne rate-t-il pas une occasion de les «charriez», ce qu Esméralda et Khoumba lui font remarquer («vous charriez trop. Il n y a aucune raison de charriez»). Mais François ne tire aucune conséquence de ces remarques, comme lorsqu il parle à Souleymane de «ses problèmes psychologiques», après un échange sur son homosexualité supposée qu il a contribué à développer (voir plus loin). De même, ce manque de «respect initié par l enseignant» 7 ne l atteint pas, au moment où un texte écrit par Khoumba (lu en voix off) exprime que «le respect est mutuel», que «moi, je vous respecte». Si François s adresse ainsi aux élèves, comment peut-il exiger d eux qu ils ne l insultent pas et ne s insultent pas entre eux? 6 La faiblesse de la prise en charge de l élève en difficulté scolaire dans ce film peut être comparée aux modalités mises en place par Sylvain Connac pour faire progresser Sofiane, dans le documentaire L école en France diffusé sur France 2 en avril 2006. Ce professeur des écoles utilise les techniques Freinet et la pédagogie institutionnelle 7 Dans nos entretiens sur l autorité, des professeurs avaient insisté sur l importance du respect initié par l enseignant comme posture éthique première contribuant à la reconnaissance de leur autorité. Résumé par le principe «je m applique à moi-même ce que j exige des élèves», ce respect n est pas sans rapport avec la pensée du philosophe Paul Ricœur qui vise à considérer l autre comme un autre soi-même.

Cette absence de parole respectueuse des élèves connaît son point d orgue dans la scène où François qualifie le comportement de deux élèves d «attitude de pétasse». Une analyse plus précise de l enchaînement des faits serait ici utile. Nous avons brièvement observé que tout commençait par une séquence de poésie qui tournait court. Les élèves demandent un retour de leur conseil de classe, mais François n a prévu aucun compte rendu alors même qu il est le professeur principal de la classe. Les paroles des deux élèves déléguées quant aux propos qu aurait tenu François lors de ce conseil («Souleymane est limité») sèment le trouble chez les autres élèves. L enseignant perd très vite le contrôle de la situation en insultant les deux déléguées. Il ouvre ainsi la voie à Souleymane qui se met à le tutoyer puis qui sort violemment de la classe, blessant Khoumba sur son passage. La conclusion d un tel incident pour l élève (rapport d incident, conseil de discipline puis exclusion du collège) paraît inéluctable. Pour François également, l incident s avère problématique (une collègue lui disant : «ça commence à se savoir que tu les as traités de pétasse. Je voulais te prévenir»), bien que les conséquences en soient bien moindres que pour l élève. Le rapport du professeur à la loi et à la règle Si de tels passages à l acte dénotent un manque d intégration de l interdit de violence et de ses incidences (respect de l intégrité psychique des sujets humains, régulation des paroles), le rapport plus global de François à l interdit s explicite dans plusieurs scènes où mis en présence d autres adultes du collège, il semble n avoir pas intégré la loi et la règle pour luimême. Lors d un échange entre professeurs sur la mise en place d un permis à points, François justifie sa tolérance avec la règle interdisant l usage du portable en classe, alors que son collègue d histoire-géographie insiste sur l importance que la même règle soit appliquée à tous. Après l épisode du tutoiement et de la sortie de Souleymane, lors de son entretien avec le principal concernant la sanction à lui infliger, François minimise les faits. Se sentant peutêtre en parti responsable d une situation qui a dégénéré, il ne parvient pas à faire la part des responsabilités respectives et du répréhensible. C est encore le professeur d histoiregéographie qui, dans un échange entre les enseignants et le chef d établissement, indique un point de repère («il n y a rien qui justifie qu on puisse tutoyer le professeur, insulter tout le monde, quitter le cours sans autorisation»). Un peu plus loin, François vient d exprimer ses réserves quant à la tenue d un conseil de discipline pour Souleymane (justifiées cette fois par le risque d un retour au Mali décidé par le père) 8. Dans la scène qui suit, on le voit fumer au réfectoire, ce qui oblige l agent de service à lui rappeler l interdit. Ces deux scènes successives permettent de se demander ce qui fait autorité au collège pour notre professeur : le règlement intérieur, les personnels du collège, le père, son propre arbitraire Le professeur adulte ou copain, ou la dimension générationnelle de l autorité enseignante Le peu de poids de la parole professorale se vérifie dans plusieurs situations où l enseignant demande aux élèves le droit de s exprimer. Ainsi par exemple, après un échange verbal plutôt vif, Esméralda dit à François «je vous autorise». La dimension asymétrique de l autorité du professeur est alors niée, au bénéfice d une inversion des places adulte/jeune. 8 Certes, rien n est simple dans ce type de situation Là, le père n est pas reçu. L image donnée à voir de la mère est celle d une femme qui, bien que ne comprenant pas le français, cherche à préserver son autorité sur son fils et sa dignité face à l institution scolaire.

La question du positionnement générationnel de François est d ailleurs récurrente, qui se manifeste dans la plupart des situations didactiques présentées. Les cours prennent la forme de discussions peu dirigées, où les interactions verbales tournent immanquablement à la relation duelle. L effet d alternance des plans rapprochés tantôt sur le professeur tantôt sur tel élève vient souligner ce mode de relation, de même que la mise sur le devant de la scène de certains élèves plus que d autres. Les aspects exclusivement relationnels et les préoccupations privées créent des conflits qui supplantent toute possibilité de transmission de savoir. C est par exemple le cas lorsque François s adresse une nouvelle fois à Khoumba afin d exiger d elle qu elle lise à voix haute («je m en fous que t as pas envie de lire»). Ici, l élève semble ne plus supporter l excès d intérêt que le professeur lui porte et qui la surexpose devant le groupe. François cherche-t-il à être le «copain» de ses élèves? C est ce qu il dit à Khoumba lorsqu il la garde à la fin de ce même cours, pour lui reprocher son comportement et exiger d elle des excuses immédiates. Le moment mérite que l on s y arrête, car l entretien va tourner à l avantage de l élève 9. L enseignant est seul dans la classe avec l élève. La porte ouverte permet à deux camarades de Khoumba d observer la scène. Le professeur engage l échange verbal : - «je veux que tu t excuses. - Je m excuse monsieur d avoir été insolente avec vous. - Mets-y de la conviction. Je m excuse monsieur d avoir été insolente avec vous. - Je m excuse monsieur d avoir été insolente avec vous. C est bon, je peux y aller s il-vousplaît?». Alors que Khoumba quitte la classe, on entend dans le couloir : «je le pensais pas, hein». Les séquences sur l autoportrait sont un autre exemple qui mériterait en soi une analyse didactique et pédagogique 10 où les frontières entre professionnel et personnel se brouillent. Lorsque François justifie le bien-fondé d un tel écrit par la formule «c est pour me permettre de mieux vous connaître», il s entend répondre : «ce que je ressens, ça me regarde» ou encore «je raconte pas ma vie à tout le monde» Le professeur s autorise alors à ajouter : «ce n est pas le prof qui parle, c est l être humain». Les objectifs d apprentissage sont ainsi détournés, dans le but que le professeur atteigne l intimité des élèves. La tentative pour valoriser la production de Souleymane n y change rien : l élève paraît étonné d une réussite qui semble due au hasard. Quels critères lui permettraient de vérifier qu un objectif d apprentissage aurait été atteint? Quelles précautions prendre avant d afficher une production où l élève s expose personnellement? Seul l émotionnel professoral fait loi. Nous avons déjà évoqué la scène où Souleymane, incité par d autres élèves, finit par demander à François «s il est homo». Cette séquence fonctionne comme en réciprocité avec celles sur l autoportrait puisque ici, c est le professeur qui va susciter des incursions dans son espace privé : François insistera longuement pour que l élève l interroge, puis il prendra le temps de discuter avec l ensemble de la classe avant de livrer l information. 9 Ce passage peut être rapproché de la façon dont Alain obtient les excuses de Myriam, dans une monographie travaillée par Francis Imbert. Voir Imbert, F. (2004). Enfants en souffrance, élèves en échec. Paris : E.S.F., p. 229-235. 10 Lorsqu il est donné à des élèves qui n y sont pas habitués la possibilité de parler d eux sans cadre à l expression (consignes, limites, méthodologie), notre expérience nous a montré que les écrits à tonalité transgressive et provocatrice pouvaient fuser : revendication proclamée d une supériorité du pays d origine ou de la religion, propos sexistes ou racistes, valorisation de comportements délinquants Une reprise par le professeur (voir avec d autres professionnels ou partenaires institutionnels) s avère alors indispensable.

Inversion des places générationnelles, recherche de relations privilégiées avec certains élèves, partage d informations ayant trait à la vie privée Le film fait l éclatante démonstration de l échec des relations de professeur «copain», dont les élèves ne sont pas dupes. François n est ni véritablement reconnu comme professeur transmetteur de savoirs, ni apprécié comme adulte/éducateur situé à sa place, distincte de celle des jeunes. Dans le film, c est le principal qui figurera cette autorité éducative, à deux reprises : lorsqu il explique aux élèves la signification de l acte de «se lever» quand un adulte entre dans une classe (civilité, respect) ; lorsqu il reçoit Souleymane exclu de cours. Là, il commence par rappeler son statut, distinct de celui de l élève, en signifiant la double dimension institutionnelle et générationnelle de son autorité («je ne t ai pas demandé de t asseoir Souleymane. Assieds-toi maintenant»). Remarquons qu en nommant l élève, il le reconnaît comme sujet singulier. Puis il ouvre à l échange par un «je t écoute», montrant ainsi que la tenue d une position d autorité n est nullement antinomique d une possibilité de parole de l élève. Pour conclure, quelques propositions de démarche possibles en formation d enseignants Conservant le point de vue du professionnel de la classe, un travail d analyse de certaines scènes du film peut être utile, surtout avec de jeunes professeurs qui pourraient y trouver matière à déprimer! Le choix des scènes à travailler ne manque pas. Je me propose donc plutôt d indiquer quelques éléments de démarche. Après avoir choisi une scène selon la thématique que le formateur souhaite aborder (voir ci-dessus), il me semble possible de visionner une séquence puis de la couper à un moment précis, pour poser des questions telles que : quelles actions du professeur observe-ton (décrire très précisément les propos, gestes, regards, déplacements )? Quels en sont les effets sur les élèves? Quel(s) problème(s) se pose(nt) là? Comment le professeur pourrait-il agir autrement, afin d éviter autant que possible de se retrouver en difficulté et pour permettre aux élèves d apprendre? Enfin, quels principes d action un enseignant confronté à une telle situation peut-il retenir? Il serait également envisageable de travailler à partir du texte original du livre de François Bégaudeau, qui décrit avec plus de détails le déroulement temporel des situations. Les interactions verbales enseignant/élève seraient alors étudiées, et à travers elles les réactions des élèves aux propos du professeur. Là encore, il s agirait de repérer comment et à quel moment les situations «dérapent», puis d élaborer collectivement d autres savoirs d action possibles du professeur «pour ne pas en arriver là», à la manière de ce que permet l analyse d entretiens d explicitation telle que je l ai conduite dans mes travaux de recherche. Là en effet, la description minutieuse des actions du professeur dans une situation spécifiée s apparente au passage d un film au ralenti.