Gorée : les esclaves y pleurent encore Comme toutes ces nuits où la lune brille et éclaire nos rues ténébreuses, nous nous sommes encore retrouvés près du lac bordé d arbres dont certains, quand le soleil descend sur l horizon, envoient leur ombre sur cette nappe d eau qui s épuise. Assis dans le sable, le vin de palme à portée de la main, nous nous confions nos envies, nos désirs de voyager, partir loin de ces terres où nous vivons au jour le jour, sans espoir, plus vieux que nos jours, aussi malheureux que nos pères qui vivent moins longtemps qu ailleurs à cause des soucis de tous les jours. Des soucis? Comment pourrait-on y échapper? La sécheresse rabougrit nos champs et
les récoltes sont de plus en plus maigres. Il n y a plus de vie autour de nous, à quoi bon espérer que par ici l avenir sera radieux, que la nature sera plus clémente un jour. Comme toutes ces nuits de clair de lune, nous nous sommes encore retrouvés entre amis, pour causer ensemble. On parle de voyages et d aventures, de ceux qui ont quitté leur famille pour aller chercher une vie meilleure. Ces jeunes qui, las de souffrir, ont pris la mer ou la route et sont partis vers le nord, sans jamais revenir. Ces hommes qu on a connus, des parents ou des amis, qui ont décidé d aller vivre sous d autres cieux pour fuir la misère et tenter de venir en aide à ceux qu ils ont laissés derrière eux. On cause ensemble, la tête lourde d envie de tenter l aventure.
Il s est joint à nous le nouveau venu dans le quartier, celui qu on a toujours surnommé Donovan car il ressemble fort à un athlète qu on voit à la télé ; et il ne s en est jamais offusqué. Il est arrivé des États-Unis d Amérique peu avant le dernier harmattan. Il s est joint à nous l américain, comme pour chasser un ennui nocturne qui l aurait fait sortir de sa maison. Assis par terre parmi nous, silencieux comme un objet, il est là comme un des nôtres ou juste pour passer la nuit autrement que d être enfermé dans sa chambre, tout seul. Il n a peut-être pas envie de parler d aventure, lui qui a fait un si long voyage jusque chez nous. L Amérique, ce n est pas la porte à côté et la vie ici n est pas vraiment celle qu il a déjà connue : une vie rude qui fait fuir ceux qui y sont nés.
On parle de ces départs de plus en plus nombreux qui vident nos rues et nous plongent dans le regret d être restés là, toujours là à traîner comme des têtus sur une terre envahie par le désespoir. Tout est devenu calme autour de nous. Le lac semble endormi et les crapauds qui coassaient à tue-tête se sont tus un instant comme pour respecter le silence de la nature. La lune bien luisante rend la nuit agréable. Elle est là-haut, juste au-dessus de nos têtes comme si elle s obligeait à veiller sur nous, accrochée au firmament pour nous permettre de rester causer dehors. Le calme des maisons nous parvient à travers le souffle d un vent frais qui s élève du lac presque tari.
On s est tu, pour réfléchir sûrement, la tête chargée d envie de partir, partir loin pour fuir le cercle infernal de nos quotidiens fades et tortueux d une vie indigente. On s est tu, longuement. Donovan se fait servir un peu de vin de palme, puis se met à parler. «J avais pris, il y a deux ans, après avoir visité l île de Gorée, une décision que je n avais jamais rêvée prendre dans ma vie. Cette décision m avait amené à abandonner mon boulot, à quitter mon poste dans une grande banque. Je travaillais comme un fou, sacrifiais mes week-end et ne prenais jamais de vacances. Je gagnais bien ma vie. Je n avais jamais voyagé au-delà des États-Unis et la vie dans les autres pays ne me préoccupait guère, jusqu au jour où un collègue de travail qui habitait le même immeuble que moi, me suggéra de prendre trois semaines de vacances pour
voyager ensemble, visiter d autres pays et voir comment les gens vivent ailleurs. Nous avions donc pris nos vacances pour faire ce voyage à travers l Europe, puis le Canada, avant de rentrer chez nous. C était vraiment enrichissant et nous avions pris goût au voyage. Nous nous étions alors promis de visiter d autres pays du monde lors de nos prochaines vacances. «Nous avions appris que quelques africainsaméricains s organisaient pour visiter l Afrique et se rendre sur l île de Gorée pour voir de leurs propres yeux la maison des esclaves où étaient entassés nos ancêtres avant le voyage vers l Amérique. De cette île nous n en savions rien ; et de l Afrique en général, rien d intéressant ne nous était enseigné à l école. On n en entendait d ailleurs que très peu de choses. Le projet du voyage nous avait plu et les vacances bien préparées, nous étions partis avec un groupe de
onze personnes pour découvrir l Afrique et visiter l île de Gorée. «J avais découvert l Afrique dans une émotion indescriptible. La nature paraissait nue, crue ; et la vie semblait différente de la nôtre en Amérique. Mais c est la visite de Gorée qui m avait poussé à prendre la décision de venir vivre en Afrique. J étais bouleversé par cette maison des esclaves conservée en souvenir de nos ancêtres qui y étaient entravés et entassés avant la longue traversée de l océan, vers un monde dont ils n avaient jamais entendu parler, loin de ceux qui leur étaient chers, loin de la liberté qu ils avaient sur leurs terres. Une maison dont je garde toujours l impression que les pleurs et les lamentations des esclaves y sont toujours entendus par les visiteurs. Gorée, je vous assure, a tout changé dans ma vie Un peu de vin de palme, s il vous plaît.»