Léa Une petite fille d Enghien-les-Bains
"Toute cette histoire est incroyable, je retombe en enfance, avec mes petits copains et copines que j'aimais. Et c'est arrivé hier, le jour de l'anniversaire de ma mère. C'est quand même bizarre... Ce matin même je voyais la photo de mes 7 ans, prise par Jeannine, qui trône sur ma bibliothèque, Ta sœur Simone est aussi sur la photo et je pensais à vous très tendrement, car on n oublie pas son enfance. Quelle coïncidence!" Ce message de Léa, ce signe de vie, je l'attendais depuis longtemps. Léa, cette petite fille de dix ans qui, le 4 février 1944, a vu ses parents pour la dernière fois parce qu ils étaient juifs.
Le 4 février 1944, Léa et son papa, en revenant de courses, rue de la Barre, voient une voiture bien reconnaissable stationnée devant leur maison. Il n y a aucun doute quant au motif de la venue de la police. Sur les conseils de son papa, Léa part se réfugier chez une voisine, proche de la famille, sa meilleure amie, Louise C. Malheureusement l accueil n est pas celui auquel elle s attend : l «amie» lui claque la porte au nez. Désemparée, perdue, Léa se résigne à rejoindre ses parents, mais à la vue de la police elle se sauve à travers le jardin et va frapper à la porte de la famille S.. Il n'y eut pas de réactions de la part de la police ; on peut supposer que la dénonciation ne portait que sur les parents. La famille S. qui est en train de dîner, recueille Léa, le temps de lui donner une soupe, puis Monsieur S. l emmène à Paris où sa tante l attend. Pendant quelques semaines Léa vit cachée chez des amis de sa tante, mais elle n est pas au bout de ses peines ; il lui faut rejoindre sa sœur Jeannine à Lyon. Depuis le débarquement des Alliés en Afrique du Nord la France est occupée en totalité et les déplacements sont surveillés. Pour effectuer le trajet Paris-Lyon il faut payer quelqu un pour accompagner Léa en train jusqu à Lyon. Après être restée cachée quelques jours à Lyon, Léa part pour un pensionnat à Montcarra, en Isère. Elle effectue le trajet en car, toute seule. Pétrifiée, elle pleure en silence pendant tout le voyage.
A Montcarra, dans ce pensionnat improvisé, elle vit sous un nom d emprunt. Elle couche dans la paille. Elle va à la messe tous les jours en chantant avec ses camarades, «Maréchal, nous voilà!». Fin août 1944, Montcarra est libéré. Jeannine vient chercher Léa, elles ont hâte de rentrer. Elles font le trajet de retour sur Paris en auto-stop. A Enghien, c est la désolation, le pavillon est inhabitable. Il a été vidé, pillé. Il n y a plus de meubles, plus rien. Tout a été volé. Léa doit retourner en pension. C est au 6, rue de Malleville, chez Madame Deltour, qu elle passe le rude hiver 1944-45. La maison est glaciale, la nourriture est maigre et la discipline sévère, voire humiliante. Léa ne supporte pas et fait tout pour en sortir. Elle est placée chez une dame, rue de l Arrivée à Enghien, jusqu au jour où elle tombe malade et doit être hospitalisée à l Hôpital des Enfants Malades à Paris. Après sa convalescence, elle intègre l Institution de Madame Rophé à Neuilly-sur-Seine, puis est pensionnaire de l Institution Boileau d Auteuil et fréquente le Lycée Jean de La Fontaine à Paris. En 1954, après une formation au Cours Commercial Pigier, elle obtient son premier emploi auprès d un impresario chargé d échanges culturels à la Salle Gaveau à Paris. Grâce à ce travail, Léa accède à son indépendance. Enfin, elle ne sera plus ballottée, humiliée. Elle va s épanouir dans ce milieu culturel et artistique.
Sur cette photo, Léa est avec ses parents peu de temps avant le drame. Avec son sourire elle est prête à accueillir tous les petits enfants du quartier. Au printemps 1945, sa sœur Jeannine et son frère Lazare se rendent tous les jours à l Hôtel Lutétia où sont accueillis les déportés à leur retour des camps nazis, dans l espoir de retrouver leurs parents. Malheureusement leur démarche reste vaine. Ils apprendront plus tard que leurs parents sont morts en déportation le 15 février 1944 à Auschwitz-Birkenau A cette époque le frère et la sœur de Léa n ont pas terminé leurs études. Ils ont en charge une petite sœur de dix ans traumatisée qu ils essaient de protéger comme ils le peuvent.
Tout de suite après le drame, quand mes parents ont évoqué la venue de la police, j ai retenu que les Allemands avaient emmené Léa et ses parents. Plus tard, j ai appris que Léa avait pu se sauver et j ai compris que nous ne reverrions peut-être plus jamais ses parents. Dans les années soixante-dix, ma sœur Simone a obtenu son adresse et lui a écrit. Léa lui a répondu gentiment. Elle vivait désormais aux Etats-Unis et elle avait tourné la page de son enfance. Les années passaient et il m'était impossible de regarder la maison du Boulevard Sadi Carnot sans penser à Léa et à ses parents. Je revoyais cette famille qui m'accueillait toujours avec une grande gentillesse, son père qui me prenait dans ses bras, je me remémorais les jeux auxquels Léa m associait malgré mon jeune âge. J avais besoin de la retrouver pour lui témoigner mon amitié, lui dire que je n avais pas oublié. Après plusieurs tentatives infructueuses au fil des années, en octobre 2015, j ai décidé de téléphoner à son frère Lazare. Malheureusement, j ai appris qu il était décédé ainsi que sa sœur Jeannine. Sa veuve a bien voulu me communiquer le téléphone du fils de Jeannine : j avais le lien qui me reliait à Léa. Enfin j allais retrouver Léa, la petite fille qui montait et descendait les escaliers à toute vitesse, qui imaginait toujours des nouveaux jeux, qui avait une énergie débordante. Qu était-elle devenue? Comment s était-elle reconstruite?
Léa vit à Philadelphie, Elle s est adaptée à la vie américaine mais n a pas renié son passé français, malgré les mauvais souvenirs. Sa fille, ses petites-filles ont la double nationalité et parlent couramment le français. Elle fait partie d'un groupe francophone et d'un cercle de lecture français. Elle est restée attachée à Enghien, mais elle a du attendre de nombreuses années avant de pouvoir parler de son passé. Elle sait qu elle a eu beaucoup de chance de ne pas suivre ses parents et elle n oublie pas tous les enfants qui sont morts dans les camps. C est la première fois que Léa se confie pour reconstituer son parcours. Maintenant, elle souhaite que Claire et Madeleine connaissent l histoire de Yaya, une petite fille d Enghien-les- Bains. Léa, avec son mari, Nori, Léa avec sa fille Ellen et ses petites filles, Claire et Madeleine.