DES VARIANTES MUSICALES DANS LA TRADITION MANUSCRITE DES ANTIENNES DU REPERTOIRE ROMANO-FRANC. Description, typologie, perspectives.

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Transcription:

DES VARIANTES MUSICALES DANS LA TRADITION MANUSCRITE DES ANTIENNES DU REPERTOIRE ROMANO-FRANC. Description, typologie, perspectives. ou «Les perplexités d un éditeur» La thèse qui vous est soumise aujourd hui présente l originalité d associer les caractéristiques d une recherche fondamentale à celles de la recherche appliquée. En effet, les études que je mène depuis une quinzaine d années sur le répertoire romano-franc, et spécialement sur sa transmission, ont été stimulées ces derniers temps par une commande adressée à l Atelier de paléographie musicale de Solesmes : la préparation et l édition d un livre liturgique contenant près de 2000 antiennes grégoriennes nécessaires au chant de la liturgie des Heures dans les monastères bénédictins d aujourd hui. L enthousiasme bien compréhensible devant une tâche qui rappelle celle qu entreprirent, en leur temps, un Amalaire, un Guillaume de Volpiano ou le compilateur anonyme de l office des Chartreux, s est vu rapidement tempéré par ce que je suis tenté d appeler «les perplexités d un éditeur». Comme je l ai souligné dans la conclusion de la thèse, la recherche quelque peu «platonisante» d une hypothétique, unique et pure «mélodie authentique» qui a dominé les études grégoriennes de la première moitié du XX e siècle, a depuis longtemps cédé la place à une valorisation bien plus «matérialiste» des particularismes locaux, régionaux, nationaux ou culturels. Dans les deux approches, les variantes ont été au cœur de la problématique, mais ont joué un rôle diamétralement opposé : dans le premier, elles sont regardées comme les «écarts» par rapport à la version présumée «authentique» ; dans le second, elles ne sont rien moins que «la vérité» de tel courant régional ou culturel.

Pour ouvrir un chemin nouveau dans cette étude des variantes, un conseil m a guidé, celui que dom Jean Claire affirme tenir de son professeur de géologie : «Là où il y a une vallée sèche, il y a eu un cours d eau, même si c est il y a très longtemps». Ce conseil dont il ne s agit, pas, bien entendu, de critiquer ici la validité géologique dom Jean Claire en a magnifiquement tiré profit, en dégageant les mécanismes connus sous le terme d «évolution modale». A sa suite, j ai tenté d appliquer ce conseil pour mettre en lumière d autres phénomènes, notamment ceux qui sont exposés dans la thèse sous les titres de 2 e et 3 e types de variantes. Le sujet de la thèse est donc bien «Les variantes de la tradition manuscrite» La notion de variantes locales (ou régionales ou culturelles) se conçoit assez spontanément. Sur la base des données manuscrites, l esprit admet facilement que, par exemple, l abbaye de Saint-Denis chantait le soir de Noël la même antienne que l abbaye de Moissac, mais avec quelques notes de différence. On pourrait ainsi imaginer de constituer progressivement un catalogue, une sorte de base de données des variantes caractéristiques de chaque église locale ou de chaque tradition monastique. C est un tel projet que sous-tend la définition de notre 1 er type de variante. Avec quelques précautions qui seront rappelées plus bas. Mais, la recherche a révélé que les variantes matériellement constatées dans les manuscrits des traditions locales pouvaient, dans certains cas, revêtir une autre signification. Autrement dit : il y a «variante» et «variante». Il y a, en effet, un 2 e type de variantes, qui concerne un nombre de contextes musicaux assez limité. La divergence globale inscrite dans les traditions manuscrites diastématiques manifeste une difficulté, parfois même une impossibilité à noter un passage mélodique exceptionnel (au sens propre du terme). Les scribes auraient alors fait le choix de noter la mélodie «au mieux» des possibilités de leur système, tout en laissant subsister une imperfection, par exemple : modifier un enchaînement, décaler vers le haut ou vers le bas une incise, omettre ou ajouter une note, modifier un intervalle. Ce procédé exceptionnel encore une fois est possible dans un régime où la transmission orale demeure dominante. Et nous savons que c est le cas,

plusieurs décennies, et même plusieurs siècles parfois, après la mise en place des systèmes de notation musicale. D autres chercheurs, notamment R. Fischer et Ch. Atkinson ont été amenés à prendre ce fait en considération. A l opposé, il existe un cas bien circonscrit mais très fréquent, à l inverse du précédent où certains scribes peut-être en raison de leurs conceptions théoriques notent différemment des passages mélodiques identiques, ou bien notent de façon identique des passages mélodiques différents. C est le contexte de la notation du degré mobile, si bémol ou si bécarre : notre 3 e type de variantes. Ces variantes font progresser notre connaissance de la notation du degré mobile dans les divers centres liturgiques, mais aussi de sa pratique. Dans cette recherche, une difficulté épistémologique notable s est présentée. Je ne serai jamais assez reconnaissant à celui qui a su me mettre en garde, au bon moment, sur le risque majeur qu elle faisait planer sur mon projet. Depuis les travaux de plusieurs chercheurs, notamment Helmut Hucke, Leo Treitler, Kenneth Levy et Peter Jeffery, une véritable tension semble instaurée entre tradition orale et tradition écrite. Le chant s est-il fixé au moment de sa mise par écrit, ou bien sa fixation est-elle notablement antérieure à l invention progressive des techniques de notation? ou bien encore cette fixation est-elle postérieure à la mise par écrit? A cet égard, je pense notamment aux questions discutées sur les procédés d ornementation. Mais comment savoir, puisque l écrit est le seul medium qui nous relie au geste vocal des chanteurs? Nous sommes confrontés à ce que dom Jean Claire a parfois appelé, avec un peu d humour, le «mur du IX e siècle». C est ce qui explique le positionnement final, un peu rigoureux, de la recherche, sur deux points, notamment. D une part, elle se tient résolument sur le plan des traditions manuscrites, qu elle présente, avec leurs particularités, leurs similitudes, leurs différences et parfois leurs incertitudes. Les traditions orales sous-jacentes et surtout coexistantes

aux manuscrits sont toutes proches : elles affleurent en permanence, mais n interfèrent pas. De même, les réflexions et les traités des théoriciens. D autre part, elle privilégie délibérément un genre musical, celui des antiennes de l Office, auquel elle se limite, sans s interdire toutefois quelques incursions dans les antiennes du Propre de la messe, lorsque celles-ci sont affectées par des phénomènes similaires (référence aux travaux d Atkinson et de Fischer, et certaines variantes dans les versets d offertoires). On ne saurait assez insister sur l importance de cette rigueur. L examen comparé des mélodies romaines et romano-franques montre audelà des différences une étonnante similitude dans l esthétique des pièces d un même genre musical. Les genres musicaux apparus à des époques différentes semblent, de notre point de vue comparatif du XX e siècle, avoir été traités de façon propre lors du remaniement romano-franc, et ils sont aussi affectés de manière diversifiée par les phénomène des variantes. Mais, avec ces dernières réflexions, nous entrons déjà dans le domaine des perspectives! Elles sont résumées dans la conclusion de la thèse : interactions entre notation et transmissions orales (exemple de Einsiedln 121 et de la superposition de lettres «contradictoires» dans l intonation de Confirma hoc), processus de composition (les antiennes n obéissent pas aux procédés modernes, cf. W. Arlt), et la question de l un et du multiple (comment expliquer à la fois l étonnante diversité et l unité du répertoire transmis par les manuscrits?) Ces réflexions soulèvent finalement l une des questions centrales de la musicologie médiévale actuelle, digne peut-être de remplacer le central problem de Wili Apel : le statut de l écrit dans son rapport à l oralité. On pourrait le formuler en conclusion sur la base de trois citations : 1. «Si les sons ne sont pas retenus de mémoire par le chantre, dit Isidore de Séville au début du VII e siècle, ils sont perdus, car on ne peut pas les écrire».

2. Lorsqu Amalaire nous décrit le cantor montant à l ambon pour chanter le répons-graduel, il ne manque pas de signaler dans ses mains la présence d un livre, et il précise «sine necessitate legendi». 3. Plus étonnant peut-être, les ravages de la persécution Vandale de Genséric (428-477) en Afrique du nord ont laissé une trace dans le Martyrologe romain du 5 avril. Le jour de Pâques, le diacre à l ambon se vit abattre d une flèche pendant le chant de l Alléluia pascal. Et la chronique, dont la critique a été faite par M. Huglo continue : «et le livre lui tomba des mains». Qu y avait-il donc dans ce livre, à une époque où la notation n existait pas, et pour un chant dont le texte était réduit au seul mot Alleluia? Daniel Saulnier E.P.H.E., Paris, le 28 juillet 2005. Après délibération, le Jury, composé de : M. Frédéric Billet (Paris IV), président, Mme Marie-Noël Colette (E.P.H.E.), directeur de thèse, M. Thomas F. Kelly (Harvard University), M. Jean Vezin (E.P.H.E.), a attribué la mention «Très honorable avec félicitations» à l unanimité et déclaré la thèse publiable en l état.