DEUXIÈME SECTION DÉCISION

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Transcription:

DEUXIÈME SECTION DÉCISION Requête n o 30123/10 José Luís FERREIRA SANTOS PARDAL contre le Portugal La Cour européenne des droits de l homme (deuxième section), siégeant le 4 septembre 2012 en une Chambre composée de : Françoise Tulkens, présidente, Danutė Jočienė, Isabelle Berro-Lefèvre, András Sajó, Işıl Karakaş, Paulo Pinto de Albuquerque, Helen Keller, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 24 mai 2010, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, M. José Luís Ferreira Santos Pardal, est un ressortissant portugais, né en 1955 et résidant à Braga (Portugal). Il a été représenté devant la Cour par M e J. Resende Neiva, avocat à Braga. A. Les circonstances de l espèce Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

2 DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 1. L action en responsabilité civile devant le tribunal de Santo Tirso (affaire interne n o 541/2000) Le 25 octobre 1997, le requérant fut victime d un accident de la route, alors qu il circulait comme passager à bord de son véhicule. Gravement blessé, le requérant fut admis aux urgences de l hôpital São João à Porto. Il fut hospitalisé au centre de santé de Boavista jusqu au 16 décembre 1997 puis suivi en rééducation jusqu en avril 1998. La compagnie d assurance du requérant, la société F., remboursa les frais d hospitalisation et médicaux du requérant jusqu à la fin de l année 1998. Dans une lettre datée du 15 mars 1999, la compagnie d assurance informa le requérant qu il était considéré comme guéri avec un taux d incapacité permanente partielle pour le travail de 28,8 %. A une date non précisée, le requérant assigna la société F. devant le tribunal de Santo Tirso d une action en responsabilité civile, réclamant 91 927 850 escudos portugais (soit environ 459 000 euros - ci-après «EUR») pour les dommages corporels subis des suites de l accident. Ayant souscrit une assurance responsabilité civile obligatoire, le requérant estimait, qu en l espèce, il devait être considéré comme un «tiers», couvert par son contrat, dans la mesure où il ne conduisait pas le véhicule lors de l accident. A l appui de sa demande, le requérant invoquait la directive 90/232/CEE du Conseil, du 14 mai 1990, relative à l assurance de la responsabilité civile automobile, transposée au niveau interne par le décret-loi 130/94 du 19 mai 1994 ayant amendé le décret-loi 522/85 du 31 décembre 1985. Il soutenait que, consécutivement à cette directive, le contrat d assurance responsabilité civile couvrait les dommages corporels subis par le preneur d assurance ayant été victime d un accident de la circulation alors qu il était passager dans son propre véhicule. Par un jugement du 2 décembre 2002, le tribunal débouta le requérant de sa prétention. Il considéra que le contrat d assurance que le requérant avait passé avec la société F. ne couvrait pas les dommages corporels qu il avait subi des suites de l accident même s il ne conduisait pas son véhicule au moment des faits. Le requérant fit appel du jugement devant la cour d appel de Porto lui demandant de saisir la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après «CJCE»), désormais Cour de justice de l Union européenne (ci-après «CJUE»), d une question préjudicielle dans le but de déterminer si la directive 90/232/CEE du Conseil avait étendu la couverture de l assurance responsabilité civile aux dommages corporels subis par le preneur d assurance dans le cas où celui-ci ne conduisait pas le véhicule au moment de l accident. Le 22 avril 2004, la cour d appel de Porto prononça un arrêt de rejet, confirmant le jugement du tribunal de Santo Tirso. Par ailleurs, elle jugea qu il n y avait pas lieu de saisir la CJCE de questions préjudicielles pour les motifs suivants :

DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 3 «(...) Il n est pas non plus justifié d effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice des Communautés européennes de la question posée par le requérant dans la mesure où notre législation a intégré la directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990 à travers le décret-loi 130/94 du 19 mai 1990, citée par le demandeur en appel, étant sûr que les doutes allégués ne se posent pas à ce tribunal. (...)» Le requérant se pourvut en cassation devant la Cour suprême, réclamant à nouveau le renvoi préjudiciel devant la CJCE concernant l interprétation à donner à la directive 90/232 du Conseil transposée au niveau interne par le décret-loi 130/94 du 19 mai 1994. Par un arrêt du 14 décembre 2004, la Cour suprême débouta le requérant de sa demande. S appuyant notamment sur un arrêt de la Cour suprême du 18 mars 1997, elle estima : «(...) Les [trois] directives [automobiles] n ont jamais eu pour objectif d étendre la couverture de l assurance au propre preneur d assurance. Ce dernier est exclu de la garantie en vertu de l article 1 1 du décret-loi 522/85, vu le concept même d assurance obligatoire comme assurance en faveur des tiers. Aussi, l article 7 1 et 2 du décret-loi 522/85 ne peut être interprété au sens que le preneur d assurance est un tiers aux fins d une indemnisation par l assurance pour les préjudices qu il a subi lorsque le véhicule assuré était conduit par une autre personne. (...)» S agissant de la demande de renvoi préjudiciel, elle jugea : «(...) celui n aurait lieu que s il s agissait d appliquer [en l espèce] directement le droit communautaire et si le tribunal avait des doutes sur l interprétation de la directive, ce qui n est pas le cas, car nous n appliquons pas directement le droit communautaire, mais le droit national (article 7 1 et 2 du décret-loi 522/85, avec la rédaction du décret-loi 130/94) et nous n avons aucun doute quant à l interprétation à adopter à cet égard. (...)» 2. La procédure en responsabilité civile extracontractuelle devant le tribunal de Braga (affaire interne n o 9180/07.3BBRG.G1S1) En décembre 2007, le requérant introduisit devant le tribunal de Braga une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l Etat pour erreur judiciaire dans le cadre de la procédure devant le tribunal de Santo Tirso. En l occurrence, il réclamait le paiement de 554 831 EUR de dommages et intérêts. A l appui de sa demande, le requérant invoquait l arrêt de la CJCE Katja Candolin e.a. contre Vahinkovakuutusosakeyhtiö Pohjola e.a.(c-537/03) du 30 juin 2005 qui avait reconnu que le fait que le passager victime d un accident soit le propriétaire du véhicule était sans incidence par rapport à l assurance obligatoire de la responsabilité civile automobile. Il se référait aussi à deux arrêts de la Cour suprême, du 30 juin 2005 et du 16 janvier 2007, faisant droit à l approche qu il avait défendue devant le tribunal de Santo Tirso. Le requérant estimait aussi que la Cour suprême avait failli à l obligation de saisir la CJCE d un renvoi préjudiciel alors qu il n était alors plus possible de faire appel.

4 DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL Par un jugement du 24 juillet 2008, le tribunal de Braga débouta le requérant de sa demande. Le tribunal fit valoir qu il n existait pas, au moment où l arrêt de la Cour suprême avait été prononcé, de jurisprudence nationale ou communautaire portant sur la question litigieuse. Il jugea par ailleurs que l obligation de saisir la CJCE d une question préjudicielle n était pas absolue et qu elle comportait des exceptions, notamment lorsqu il n existait pas de doute sur la manière de résoudre une question, à l instar du cas d espèce. Le requérant interjeta appel de cette décision devant la cour d appel de Guimarães. Par un arrêt du 23 avril 2009, la cour d appel de Guimarães fit partiellement droit au recours du requérant. Dans son arrêt, la cour d appel considéra que l assurance responsabilité civile automobile obligatoire excluait uniquement les dommages patrimoniaux et moraux causés au conducteur du véhicule sinistré, en application de la directive 90/232 du conseil, transposée au niveau interne par le décret-loi 130/94. Elle estimait ainsi que les dommages du preneur d assurance devaient être pris en charge par l assurance pour autant que ce dernier n était pas le conducteur du véhicule. La cour d appel se référa à l arrêt de la CJCE, Katja Candolin et à deux arrêts de la Cour suprême du 16 janvier 2007 et du 22 avril 2008, le premier arrêt reconnaissant que par «tiers» il fallait entendre toute personne pouvant imputer la responsabilité d un accident à autrui. Considérant la question litigieuse pertinente, elle jugea que la Cour suprême avait failli à l obligation de renvoi préjudiciel devant la CJCE en vertu de l article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (ci-après «Traité»), commettant ainsi une erreur grave et manifeste en violation du droit communautaire. S agissant de la responsabilité de l Etat pour erreur judiciaire, à la lumière de la jurisprudence communautaire, la cour d appel considéra que la responsabilité de l Etat était établie dès lors qu il était démontré que les juridictions internes n avaient pas respecté le droit communautaire, l existence d une loi interne pour régir ce type de responsabilité n étant pas nécessaire. La cour d appel condamna donc l Etat au paiement d une indemnisation de 479 091 EUR au requérant pour les dommages subis du fait de l accident. En représentation de l Etat, le ministère public se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Par un arrêt du 3 décembre 2009, la Cour suprême annula l arrêt de la cour d appel de Guimarães jugeant qu à l époque des faits le décretloi 48051 du 21 novembre 1967 ne prévoyait pas la responsabilité civile de l Etat pour des actes pratiqués dans l exercice de ses fonctions juridictionnelles, ajoutant : «(...) Compte tenu de la temporalité des faits, il ne reste aucun doute que ce qui est disposé dans la loi 67/2007 du 31 décembre, avec les modifications apportées par la loi 31/2008 du 17 juillet, ne trouve pas application en l espèce. (...)»

DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 5 Elle précisa aussi que le nouveau régime de responsabilité civile extracontractuelle de l Etat pour erreur judiciaire exigeait que la décision judiciaire litigieuse ait été annulée. B. Le droit interne pertinent 1. Le décret-loi 48051 du 21 novembre 1967 S agissant du régime de responsabilité civile extracontractuelle de l Etat prévu par le décret-loi 48051 du 21 novembre 1967, voir Paulino Tomás c. Portugal (déc.), n o 58698/00, CEDH 2003-VIII. 2. La loi 67/2007 du 31 décembre 2007 La loi 67/2007 du 31 décembre 2007 régit pour la première fois au Portugal la responsabilité de l Etat pour les dommages causés dans l exercice de ses fonctions juridictionnelles. En ce qui concerne la responsabilité de l Etat pour erreur judiciaire, l article 13 de la loi dispose : «1. Sous réserve du régime spécifiquement applicable aux situations de condamnations pénales injustes et de privation de la liberté, l Etat est responsable civilement pour les dommages causés par des décisions judiciaires manifestement inconstitutionnelles, illicites ou injustifiées en raison d une erreur grossière dans l appréciation des éléments de fait. 2. La demande d indemnisation doit être fondée sur l annulation préalable de la décision dommageable par la juridiction compétente.» 3. Le recours en harmonisation de jurisprudence de la Cour suprême Introduit par le décret-loi 303/2007 du 24 août 2007, l article 763 du code de procédure civile dispose : «1. Les parties peuvent faire appel devant la section plénière (pleno) des sections civiles de la Cour Suprême d un arrêt, rendu par la Cour suprême, en contradiction avec un autre arrêt, dans le cadre de la même législation et portant sur la même question de droit. (...).» L article 11 du décret-loi 303/2007 stipule : «1. (...) les dispositions du présent décret-loi ne s appliquent pas aux procédures qui étaient pendantes à la date de son entrée en vigueur. (...).»

6 DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 4. La procédure de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l Union européenne Concernant la procédure de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l Union européenne, voir Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, n os 3989/07 et 38353/07, 33-34, 20 septembre 2011. GRIEFS 1. En invoquant l article 6 1 de la Convention, le requérant affirme avoir été privé d un procès équitable et de son droit d accès à un tribunal en raison du refus des juridictions internes de saisir la CJCE d une question préjudicielle conformément à l article 234 du Traité. 2. Sur le terrain de l article 6 1 de la Convention, le requérant soulève également l iniquité de la procédure en responsabilité civile extracontractuelle devant le tribunal de Braga, contestant l arrêt de la Cour suprême qui a rejeté la demande de dommages et intérêts contre l Etat au motif que le régime en vigueur ne le permettait pas. Sous l angle de l article 13 de la Convention, le requérant dénonce le caractère inefficace de ce recours. EN DROIT Sous l angle de l article 6 1 de la Convention, le requérant estime que la décision de la Cour suprême de ne pas saisir la CJCE à titre préjudiciel est arbitraire et l a privé des garanties du droit communautaire, en portant atteinte à son droit d accès à un tribunal. Il juge que cette décision est insuffisamment motivée. Sur le terrain de l article 6 1, le requérant affirme également que l action en responsabilité civile extracontractuelle contre l Etat n a pas été jugée de façon équitable, dénonçant une divergence de jurisprudence concernant la responsabilité de l Etat pour dysfonctionnement de la justice ; en l occurrence, il invoque notamment deux arrêts de la Cour suprême en date du 8 septembre 2009 et du 31 mars 2004. Pour le requérant, ce mécanisme n a pas constitué un recours efficace, en violation de l article 13 de la Convention. Dans ses parties pertinentes, l article 6 1 de la Convention se lit ainsi : «1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)».

DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 7 Quant à lui, l article 13 de la Convention stipule : «Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l octroi d un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l exercice de leurs fonctions officielles.» A. Sur le refus de saisir la CJCE d une question préjudicielle La Cour rappelle qu aux termes de l article 19 de la Convention, elle a pour tâche d assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], n o 30544/96, 28, CEDH 1999-I). Dès lors, sauf dans les cas d un arbitraire évident, elle n est pas compétente pour mettre en cause l interprétation de la législation interne par ces juridictions (voir, par exemple, Ādamsons c. Lettonie, n o 3669/03, 118, 24 juin 2008). La Cour rappelle aussi qu il revient au premier chef aux autorités nationales, tout particulièrement aux cours et tribunaux, d interpréter et d appliquer le droit interne, le cas échéant en conformité avec le droit de l Union européenne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de leurs décisions (voir, mutatis mutandis, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], n o 26083/94, 54, CEDH 1999-I, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], n os 34044/96, 35532/97 et 44801/98, 49, CEDH 2001-II, et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi v. Ireland [GC], n o 45036/98, 143, ECHR 2005-VI). La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant une autre juridiction, qu elle soit nationale ou supranationale (voir, notamment, les arrêts Coëme et autres c. Belgique, n os 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, 114, CEDH 2000-VII, Wynen c. Belgique, n o 32576/96, 41-43, CEDH 2002-VIII et Ernst et autres c. Belgique, n o 33400/96, 74, 15 juillet 2003). En outre, lorsque, dans un système juridique donné, d autres sources du droit réservent un domaine juridique à l appréciation d une juridiction et instituent à la charge des autres cours et tribunaux l obligation de lui soumettre à titre préjudiciel les questions qui s y rapportent, il est dans la logique de pareil mécanisme qu avant de donner suite à une demande de renvoi à titre préjudiciel, ces cours et tribunaux vérifient s il est déterminant pour l examen du litige dont ils sont saisis qu il soit répondu à la question soulevée (ibidem).

8 DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL La matière n est toutefois pas dénuée de lien avec l article 6 1 de la Convention qui, en établissant que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) établi par la loi», renvoie aussi à la juridiction compétente, en vertu des normes applicables, pour connaître des questions de droit qui se posent dans le cadre d une procédure. Cet aspect prend un relief particulier dans le contexte juridictionnel de l Union européenne. En effet, l enjeu de la mise en œuvre du troisième alinéa de l article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (soit aujourd hui l article 267 du Traité sur le fonctionnement de l Union européenne) est, comme l a souligné la Cour de justice, «la bonne application et l interprétation uniforme du droit communautaire dans l ensemble des États membres», cette disposition visant plus particulièrement à «éviter que s établissent des divergences de jurisprudence à l intérieur de la Communauté sur des questions de droit communautaire» (Ullens de Schooten et Rezabek précité, 58). La Cour n exclut pas que, lorsqu un mécanisme de renvoi préjudiciel existe, le refus d un juge interne de poser une question préjudicielle puisse, dans certaines circonstances, affecter l équité de la procédure même si ledit juge n est pas appelé à se prononcer en dernière instance (voir notamment Predil Anstalt S.A. c. Italie (déc.), n o 31993/96, 8 juin 1999, et Herma c. Allemagne (déc.), n o 54193/07, 8 décembre 2009), que la juridiction compétente pour statuer à titre préjudiciel soit interne (voir les arrêts Coëme et autres, Wynen, et Ernst et autres précités, mêmes références) ou communautaire (voir, par exemple, Société Divagsa c. Espagne, n o 20631/92, décision de la Commission du 12 mai 1993, Décisions et rapports (DR) 74, Desmots c. France (déc.), n o 41358/98, 23 mars 1999, Dotta c. Italie (déc.), n o 38399/97, 7 septembre 1999, Moosbrugger c. Autriche (déc.), n o 44861/98, 25 janvier 2000, John c. Allemagne (déc.), n o 15073/03, 13 février 2007, et les décisions Predil Anstalt S.A. et Herma précitées). Il en va ainsi lorsque le refus s avère arbitraire (ibidem), c est-à-dire lorsqu il y a refus alors que les normes applicables ne prévoient pas d exception au principe de renvoi préjudiciel ou d aménagement de celui-ci, lorsque le refus se fonde sur d autres raisons que celles qui sont prévues par ces normes, et lorsqu il n est pas dûment motivé au regard de celles-ci. Comme elle l a précisé dans l arrêt Ullens de Schooten et Rezabek, précité ( 60), l article 6 1 de la Convention met à la charge des juridictions internes, une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle. En conséquence, lorsqu elle est saisie sur ce fondement d une allégation de violation de l article 6 1, la tâche de la Cour consiste à s assurer que la décision de refus critiquée devant elle est dûment assortie de tels motifs. Cela étant, s il lui revient de procéder rigoureusement à cette vérification, il ne lui appartient pas de connaître d erreurs qu auraient

DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL 9 commises les juridictions internes dans l interprétation ou l application du droit pertinent (ibidem, 61). Dans le cadre spécifique du troisième alinéa de l article 234 du Traité (soit l actuel article 267 du Traité sur le fonctionnement de l Union européenne) cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d un recours juridictionnel de droit interne qui refusent de saisir la CJUE à titre préjudiciel d une question relative à l interprétation du droit de l UE soulevée devant elles, sont tenues de motiver leur refus au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la Cour de justice. Il leur faut donc indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n est pas pertinente, que la disposition de droit de l UE en cause a déjà fait l objet d une interprétation de la part de la CJUE ou que l application correcte du droit de l UE s impose avec une telle évidence qu elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (ibidem, 62). En l espèce, la Cour constate que, dans son arrêt du 14 décembre 2004, la Cour suprême a refusé de saisir la CJCE considérant que l interprétation de cette directive ne soulevait aucun doute vue la jurisprudence nationale au moment des faits. La Cour considère, dès lors, que la motivation de l arrêt rendu par la Cour suprême est suffisante aux fins de l article 6 1 de la Convention, l interprétation des dispositions litigieuses échappant, en l occurrence, à la compétence de la Cour. Cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l article 35 3 de la Convention et doit donc être déclarée irrecevable conformément à l article 35 4 de la Convention. B. Sur le refus de reconnaître la responsabilité de l Etat pour erreur judiciaire S agissant des griefs tirés de l iniquité de la procédure en responsabilité civile extracontractuelle, la Cour ne s estime pas en mesure de se prononcer sur leur recevabilité et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l article 54 2 b) de son règlement. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Ajourne l examen des griefs tirés de l iniquité de la procédure de responsabilité extracontractuelle,

10 DÉCISION FERREIRA SANTOS PARDAL c. PORTUGAL Déclare la requête irrecevable pour le surplus. Françoise Elens-Passos Greffière adjointe Françoise Tulkens Présidente