Travailler avec les technologies de l information et de la communication : une multiplicité de regards



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PRÉSENTATION Travailler avec les technologies de l information et de la communication : une multiplicité de regards Introduction Les technologies de l information sont omniprésentes dans les activités professionnelles. Gérer l information sous forme numérique, la traiter et communiquer constituent des compétences de plus en plus nécessaires aux salariés, quels que soient leur niveau hiérarchique ou le secteur dans lequel ils sont employés. L évolution de l économie conduit de plus en plus d entreprises à agir dans un monde globalisé, où le réseau et le mode projet deviennent dominants [BOL 99]. La mise en avant de la figure du marché et de ses avatars, la réactivité et le multiengagement des cadres, la flexibilité des acteurs subalternes, ou encore le passage des supports informationnels du papier à l électronique, entraînent une modification des rapports aux outils de communication. Les acteurs de l entreprise les utilisent davantage, et la numérisation de l information ainsi que les traitements qu elle permet, peuvent être considérés comme une nouvelle étape du modèle industriel [VEL 00], y compris dans le secteur des services [DUR 04]. Comprendre les usages de ces technologies de l information, récentes ou moins récentes, devient un enjeu important pour repenser les questions centrales du travail, qu elles portent sur les Présentation rédigée par Emmanuel KESSOUS et Jean-Luc METZGER.

14 Le travail et les technologies de l information compétences et les qualifications, la formation, les rapports hiérarchiques, les pratiques syndicales, l organisation ou la coordination des activités. Cet ouvrage collectif décrit et analyse l ensemble de ces dimensions, d un point de vue sociologique. Plus précisément, il propose plusieurs éclairages empiriques concernant les interactions entre usages des TIC et monde du travail. Ainsi, à partir d études de terrain, quatorze chercheurs, issus de disciplines voisines, livrent des analyses concernant aussi bien les transformations de l organisation du travail dans de grandes entreprises de service, que les modifications des pratiques professionnelles de travailleurs indépendants. Certains auteurs centrent leur propos sur les recompositions des savoirs et savoir-faire induits par la mise à distance ou la mobilité. D autres pointent le caractère ambigu de l utilisation de l informatique, dans un contexte de renouvellement permanent des dispositifs. Une large palette de situations est ainsi examinée, concernant aussi bien des agents de dépannage que des syndicalistes, des experts de l assurance que des managers, des cadres que des chefs de toutes petites entreprises (TPE). A qui s adresse ce livre? Ce livre s adresse aussi bien à des étudiants soucieux de compléter leur savoir faire technique, qu à des ingénieurs, des chercheurs et, plus généralement, à toute personne soucieuse de mieux comprendre l interaction entre certaines évolutions des TIC et les transformations du travail. Il a pour ambition de présenter une pluralité de méthodes utilisées en sciences sociales et d exposer les résultats obtenus à partir de différents paradigmes en concurrence. Le livre fait également le point sur la problématique des services en couvrant un spectre relativement large de problématiques récentes (des problèmes d organisation du travail aux questions de contrôle et d autonomie, en passant par la rationalisation de la relation client dans les centres d appel, le télétravail et la formation à distante). Certaines des contributions focalisent leur attention sur la production ou la coproduction de la relation de service et dialoguent, de ce fait, avec les tenants de ce courant [BAN 94]. D autres s intéressent davantage aux conséquences organisationnelles des transformations de l activité de service et se situent davantage sur les terrains plus classiques de la sociologie du travail [DUR 04, LEC 03]. De fait, la sociologie des usages des technologies de l information et de la communication est à l intersection de différentes disciplines, certaines étant ellesmêmes le fruit de recompositions antérieures : outre la sociologie du travail dont les concepts sont réinterrogées à la lumières des transformations récentes du monde du travail, on trouve la sociologie des organisations et de l acteur stratégique, la sociologie économique, la sociologie de l innovation, la sociologie de l activité et de

Présentation 15 l action située. Il n est pas dans l objet de ce livre de présenter et de confronter ces différents courants d analyse. On renverra le lecteur intéressé vers les ouvrages de référence et les manuels très bien faits présentant les apports respectifs de ces théories et les mettant en perspective historique : [GRA 99, SME 94, SWE 94, LEV 01, CUS 04] pour la sociologie économique ; [COS 98] pour la sociologie du travail ; [BER 85, BOU 02] pour la sociologie des organisations ; [COR 95, CRO 77, ALT 96] pour la sociologie de l innovation ; [LAL 96] pour la sociologie des relations professionnelles. Ce livre intéressera également les chercheurs concernés par la question de la diffusion des technologies de l information dans les services. En effet, le souci de demeurer accessible à un public non familier des controverses sociologiques, ne nous a pas conduit à réduire le niveau d exigence scientifique. Ainsi, outre les méthodologies mobilisées, dont certaines sont particulièrement innovantes, les arguments présents dans certains chapitres, par exemple ceux qui portent sur les interactions des salariés travaillant dans un centre d appel ou dans un espace ouvert (open space), renouvellent particulièrement l analyse. Enfin, chaque chapitre conciliant approche théorique et études de cas, le lecteur pourra comparer, pour un même type de situation (les centres d appel, par exemple), les différents modes d analyse proposés. L ensemble des cas analysés ici ont tous pour point commun de montrer le caractère plastique des dispositifs techniques, qui peuvent tout aussi bien être en partie reconfigurés par les usages que rejetés par les personnes concernées. Il est en effet admis par tous les auteurs que les dispositifs techniques n induisent pas mécaniquement l organisation, les comportements, les compétences, même si leur introduction peut accompagner de tels changements. En cela, une des finalités de cet ouvrage est de sensibiliser les ingénieurs sur le fait qu il ne faut pas omettre l utilisateur dans le processus itératif de conception de solutions informatiques et de communication. Une pluralité d approches Le lecteur peu familier avec l étude sociologique du travail pourra sans doute être déstabilisé face à la multitude des approches proposées dans ce livre. En réalité, cette large palette de perspectives nous paraît, à plus d un titre, pertinente pour rendre compte du travail. En effet, il convient de rappeler que les sciences sociales ne procèdent pas selon les mêmes critères de scientificité que les sciences naturelles. En ce qui concerne les phénomènes sociaux, il n est pas pensable (ni possible) de procéder par expérimentations successives en faisant varier des paramètres, toutes choses égales par ailleurs. Il n est pas non plus envisageable de dégager des lois (intemporelles et universelles) sur le fonctionnement des activités sociales. Par

16 Le travail et les technologies de l information ailleurs, en ce qui concerne plus précisément les études du travail à caractère sociologique, la multiplicité des approches ici proposées présente un autre avantage. En effet, un tel objet est d une grande complexité, puisqu il concerne aussi bien les conditions d emploi et de salaire, les processus de socialisation et de construction des identités, la maîtrise d une technicité et sa sensibilité aux renouvellement des technologies, ou bien encore l aptitude des organisations à s adapter à des contraintes changeantes. Aussi est-il légitime de chercher à multiplier les angles d analyse pour progresser dans sa connaissance. En faisant varier les focales (de l approche macrosociale aux microactivités) et les mises au point (du contexte dans lequel la décision de rationaliser à été prise, jusqu aux marges de liberté que les utilisateurs improvisent ou non dans l action), donc, en multipliant les questions que l on pose au social et les fragments que l on choisit d y prélever (les données), l on obtient plusieurs images du travail. Cette diversité présente plusieurs caractéristiques/avantages : tout d abord, elle rappelle que chaque constat, chaque résultat dépend des questions que le chercheur a privilégié (ce qui souligne, a contrario, ce que son analyse ne prend pas en compte) ; ensuite, elle montre comment, à chaque questionnement, correspond une méthodologie appropriée. Les différentes contributions de ce livre s appuient donc sur un panel de grilles analytiques et méthodologiques. L ensemble doit être perçu comme une boîte à outils présentant les différentes méthodologies en usage dans les sciences sociales. Ainsi le lecteur disposera d une première approximation des résultats que permet de mettre à jour l analyse statistique (chapitres 4, 6), l approche par entretiens qualitatifs (chapitres 1, 3, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 12), les observations in situ (chapitres 7 et 8) l analyse conversationnelle (chapitre 8), la monographie (chapitre 2), ou la méthode Delphy plus prospective (chapitre 13). Dans chaque contribution, nous avons veillé à expliquer le protocole méthodologique mis en œuvre, de manière à ce qu il soit possible pour un non spécialiste d en percevoir l intérêt par rapport à la question traitée. La plupart des travaux présentés ici ont été réalisés au ou en partenariat avec le laboratoire de Sociologie des usages et de traitement statistique de l information (SUSI) de la R&D de France Télécom 1. Ce laboratoire pluridisciplinaire, membre fondateur du GDR TIC, regroupe une quarantaine de chercheurs et une vingtaine de doctorants. Composé principalement de sociologues, d ethnologues, et de statisticiens, 1. Héritier du département Usages sociotechniques et du laboratoire Usage, créativité, ergonomie du CNET (Centre national d études des télécommunications).

Présentation 17 il a pour mission de développer une expertise globale sur l utilisation des services de télécommunications dans l ensemble des sphères d usage (personnelle, domestique et professionnelle). Il cartographie les grandes tendances et ruptures d usages, développe et intègre des technologies innovantes pour leur suivi, en allant de l analyse de trafic recueilli dans le service d information, jusqu à celle des interactions sur support vidéo (ethnométhodologie), en passant par des méthodologies plus classiques des sciences sociales (études qualitatives et quantitatives). Ce que travailler veut dire La notion de travail a beaucoup varié selon les époques et il est difficile d en donner une définition exhaustive. Sans remonter à la période préindustrielle, notons que le travail était considéré par les économistes classiques (Marx y compris) comme la source de la création de valeur. Ce n est qu avec les auteurs néoclassiques qu à été substituée à la valeur travail une approche en termes d utilité. Cette association du travail et de la création de valeur, ainsi que les gains de productivité liés à la spécialisation permettent aux économistes classiques d expliquer et de justifier les échanges internationaux, le salariat et l accumulation du capital. On peut également soutenir (comme H. Arendt, [ARE 61]) que le travail en tant qu il vise à la survie (de l individu et de l espèce) au moyen de la production d objets éphémères s oppose aussi bien à la production d œuvres durables (artistiques : l œuvre) qu à l activité politique (l action). Pour d autres, on doit comprendre sous le terme travail toutes les activités, qu elles soient rémunérées, comme le salariat, ou non rémunérées, comme celles exercées dans la sphère domestique ou du bénévolat. Cette acception du terme permet d ailleurs de prendre en compte des activités à la frontière entre les sphères professionnelle et domestique (voir chapitre 11). En partie grâce aux possibilités qu offre la diffusion des technologies de communication, et en partie par les traités internationaux, on assiste aujourd hui à une nouvelle phase de développement des échanges qui invite à s interroger sur la place du travail dans une économie globalisée. Ces nouvelles réalités (travailler dans des centres d appel, ou en mode projets dans le cadre d un réseau européen) modifient-elles les analyses élaborées au moment de la révolution industrielle et pendant les Trente glorieuses? C est également à ce type d interrogation que ce livre se propose de fournir des éléments de réponse. Dans cet ouvrage, nous n avons pas procédé en partant d une définition a priori du travail, mais en «réinterrogeant» des matériaux (entretiens, enregistrements vidéo et audio, questionnaires, contenus de messages électroniques, etc.), recueillis à l occasion d études d usage des TIC en milieu organisé. Plus précisément, nous avons privilégié, dans ces relectures, des questionnements sur l organisation du

18 Le travail et les technologies de l information travail, l activité, les savoir-faire, la mobilité, l autonomie. Certaines thématiques, directement associées aux technologies de l information, comme le télétravail, la formation à distance ou la gestion de la relation de service à partir de centres d appel, ne sont pas oubliées. D autres sujets, comme la question de l autonomie au travail ou celle de la qualification et des compétences sont réinterrogés à la lumière des évolutions récentes qui accompagnent la diffusion de l informatique communicante dans les entreprises. Qu entendons-nous par technologies de l information et de la communication? Dans cet ouvrage, le lecteur entendra beaucoup parler de technologies de l information et de la communication (TIC), voire de nouvelles technologies de l information et de la communication (NTIC), sans qu il soit toujours aisé d en donner une définition précise. On peut néanmoins situer l origine de l intérêt pour ces questions dans les études portant sur la diffusion de l informatique bureautique dans les entreprises [ALT 85, GOL 99] et dans le débat entretenu par les économistes sur ce qu il est convenu d appeler le paradoxe de Solow, ce dernier constatant que, s il est possible de mesurer les investissements des entreprises dans l informatique, leurs effets sur la productivité sont beaucoup moins visibles 2. Sans donner une définition universelle du concept, nous proposons d appeler technologies de l information et de la communication l ensemble des dispositifs (équipements, logiciels, infrastructure, réseaux, terminaux ) permettant de traiter, de diffuser ou de codifier l information. Ces dispositifs ont des finalités d usage variées. Ils permettent l archivage et le partage des informations, la coordination ou la communication entre personnes ou entre services. Ils peuvent avoir des caractéristiques très différentes, selon qu ils intègrent de la communication orale ou écrite, des échanges synchrones ou asynchrones, des échanges d information selon des process structurés (on parle alors de workflow) ou non structurés (on parle alors de groupware). La messagerie électronique est le dispositif le plus courant de communication asynchrone et le téléphone celui de la communication synchrone, comme en témoignent les usages de l oral et de l écrit dans les organisations. L oralité perd aujourd hui de son importance au profit de la messagerie électronique qui valorise une communication rapide, moins formelle, sans formules de politesse et tolérante sur les erreurs grammaticales. La connexion des personnes, en permanence derrière leur écran, tend de plus en plus à promouvoir certains échanges immédiats qui 2. Sur l explication de ce paradoxe, on renverra le lecteur intéressé à [GRE 20] ainsi que [ASK 20].

Présentation 19 s apparentent à de la communication synchrone. De nouveaux outils, les messageries instantanées, diffusés d abord dans les relations personnelles, font aujourd hui leur apparition dans les entreprises pour tenter de concurrencer la messagerie électronique sur ce format d interaction, utile dans certains métiers. On assiste donc à une reconfiguration des caractéristiques par les utilisateurs qui invite à relativiser toute typologie a priori des outils de communication. Présentation du plan C est la diversité de ces usages, des mises en forme nécessaires à leur adoption, des mécanismes de diffusion ou de rejets des technologies de l information dans des situations variées de travail ou d apprentissage que nous traitons dans cet ouvrage. Quatre entrées sont privilégiées, couvrant la plupart des thématiques en débat sur les organisations. La première porte sur les types d organisation du travail accompagnant la mise en œuvre des TIC. La seconde s intéresse aux formes de coordination et de coopération caractérisant ces évolutions. La troisième traite de l introduction de la distance dans les situations de travail et de formation, en se centrant sur les compétences. Enfin la quatrième conclut l ouvrage en réinterrogeant la question, aujourd hui classique en sociologie du travail, de l autonomie et du contrôle à la lumière du développement des situations de mobilité. Dans la première partie Organisation du travail, Emmanuel Kessous (chapitre 1) s intéresse à la réorganisation de la relation commerciale autour de la figure du client. Dans un contexte où la concurrence s intensifie, l objectif est de gagner en efficacité organisationnelle, tout en étant plus attentif et plus réactif aux sollicitations de la clientèle. Pour cela, l organisation modifie ses structures, de manière à permettre la constitution de grands pôles de spécialisation. Un système d information commun aux différents protagonistes de la relation client est mis en place, de manière à réaliser l unité de la connaissance et les transferts de responsabilité au bon moment. Ce chapitre s intéresse plus particulièrement aux conséquences de ces nouvelles interdépendances sur le contrôle par les salariés de la qualité de leur travail et sur leurs perceptions de situations d injustice. Nous verrons que la satisfaction du client comme bien commun est difficile à obtenir dans un processus de transformation organisationnelle dont le premier effet est de passer par pertes et profits les solidarités antérieures entre salariés. C est à une autre dimension de la transformation des organisations que s intéressent Dominique Cardon et Julien Morel (chapitre 2). Par une étude du déploiement d une application informatique de prise de congé sur l Intranet, les auteurs montrent comment les directions parviennent à mobiliser un workflow pour déplacer vers le salarié la flexibilité gagnée par l organisation, tout en lui suggérant

20 Le travail et les technologies de l information qu il en retirera une plus grande autonomie. Ce déploiement permet simultanément la disparition des soutiens de proximité et leur regroupement dans des centres d appel distants. Cet exemple illustre l ambivalence qui caractérise certains dispositifs d informatisation, contribuant à la fois à rationaliser et à intensifier le travail, tout en reportant sur les salariés des tâches dont ils étaient précédemment déchargés. Dans sa contribution, Fanny Carmagnat (chapitre 3) rappelle les réticences éprouvées par les acteurs syndicaux pour utiliser les TIC dans une perspective militante. Elle identifie néanmoins l émergence de certains usages de l Intranet, notamment pour diffuser des informations au sein des différentes structures syndicales. Elle examine également l état de la réglementation en matière d utilisation de la messagerie électronique à des fins syndicales dans les entreprises et montre, enfin, comment, dans certaines situations conflictuelles, les militants de multinationales utilisent la messagerie électronique pour favoriser l action collective dans leur groupe. Cette étude confirme et complète les résultats antérieurs de la sociologie des relations professionnelles. Dans la deuxième partie Communication et coordination au travail, Alexandre Mallard (chapitre 4), en s appuyant sur une étude quantitative, décrit les pratiques de sociabilité téléphonique au travail dans les très petites entreprises. Il identifie cinq façons de téléphoner au travail, correspondant à cinq groupes d entreprises et il montre ainsi une diversité des modes de communication indépendamment des formes de l activité, des secteurs et de la taille des entreprises. L auteur évoque en conclusion le lien apparent entre les pratiques téléphoniques et les usages d Internet. Par une approche qualitative, David Weinberger (chapitre 5) complète les résultats précédents, en regardant plus précisément les processus conduisant les travailleurs indépendants à intégrer Internet dans leur activité. En mobilisant le concept d appropriation, il en arrive à la conclusion que ces mécanismes d adoption relèvent davantage de la prescription indirecte des clients que d une décision délibérée du chef d entreprise. Houssem Assadi et Jérôme Denis (chapitre 6) s intéressent quant à eux à la place de la messagerie électronique dans les grandes entreprises et à l impact de son succès sur des situations de surcharge informationnelle. Par un protocole de recherche particulièrement innovant, consistant à coupler entretiens qualitatifs, quantification des mails reçus et émis et qualification des correspondants, les auteurs réexaminent la place de l écrit dans la communication au travail. Ils mettent ainsi en évidence les périodes de forte communication et l utilisation de cet outil dans différentes configurations de travail. Leur analyse débouche sur une typologie de quatre figures contrastées du renouvellement des correspondants.

Présentation 21 Dans une perspective analogue mais avec un protocole de recherche fort différent reposant essentiellement sur des observations in situ, Caroline Datchary (chapitre 7) propose dans une contribution fort stimulante d inverser les termes du débat. Ainsi, pour cette dernière, si on a avec justesse mis en évidence les situations où une avalanche informationnelle créait des situations de surcharge, peu d auteurs ont tenté de montrer comment les personnes géraient ces situations de crise. Pour traiter ces questions, elle s appuie sur trois terrains contrastés, le premier portant sur l organisation de salons événementiels, le second sur le travail des traders en salle de marché, le troisième sur l activité d un manager. Dans sa perspective, les TIC peuvent être considérés comme des outils de gestion de la communication mais également comme des attracteurs cognitifs signalant aux acteurs qu il convient de basculer rapidement sur une autre activité. S inscrivant dans un sociologie pragmatique s intéressant à «l action qui convient» [THE 90], Caroline Datchary nous invite à considérer positivement la notion de dispersion, y voyant une compétence nécessaire à des situations de travail fortement équipées en technologies de l information en tout genre (ordinateurs, téléphone, téléphone mobile ) et non valorisées dans les politiques de ressources humaines des entreprises. C est une posture voisine qu adoptent Christian Licoppe et Marc Relieu (chapitre 8), en amorce de la troisième partie Travailler à distance : quelles compétences? Dans leur contribution, consacrée aux techniciens de service aprèsvente, les auteurs décrivent une compétence également fort peu valorisée, celle de la capacité à mettre en phase les applications informatiques avec les dispositions du client, de manière transparente pour ce dernier. Les auteurs mobilisent un corpus vidéo permettant d enregistrer simultanément les interactions langagières que le technicien a avec le client et les opérations qu il réalise sur son poste informatique. Il leur est alors possible, en s appuyant sur une analyse fine des interactions au téléphone et sur leurs accointances avec l activité menée par le salarié, de mettre en évidence les habiletés de ce dernier lorsqu il part d une situation où les temporalités des deux cours d action sont disjointes et qu il convient de les remettre progressivement en phase. Jean-Luc Metzger (chapitre 9) s intéresse quant à lui à la spécificité du travail des télévendeurs non-voyants en centre d appel et analyse les effets ambigus du changement informatique sur leur capacité à s insérer professionnellement. En effet, si l informatique adaptée au moyen d interfaces spécialisées peut être une ressource pour le travail en centre d appel des non-voyants, les évolutions successives des logiciels, en aménageant de manière non systématique les interfaces, remettent en cause à la fois les compétences et l employabilité des travailleurs réinsérés. L auteur montre ainsi que l adaptation au poste de travail n est jamais acquise et suggère en

22 Le travail et les technologies de l information conclusion de prendre en compte les utilisateurs non-voyants dès la conception des nouvelles versions logicielles de manière à assurer une insertion pérenne. Emmanuel Kessous (chapitre 10) aborde une autre dimension de la fragilité des compétences, dans son analyse des nouvelles formes de gestion des sinistres. L introduction des technologies de l information dans les mécanismes complexes de l expertise dans le secteur de l assurance a pour but à la fois de réduire les coûts de cette activité et d améliorer la relation de service pour le client. Deux processus sont étudiés. Le premier porte sur la gestion par téléphone des sinistres d habitation. Le second traite de la gestion des sinistres automobiles par des photographies prises par le garagiste et envoyées à l expert par Internet. Dans les deux cas, la gestion à distance nécessite des compétences distinctes de l expertise classique. Dans le second cas, le problème est complexifié par le fait que le bon déroulement de l opération dépend également des compétences acquises par le garagiste qui, outre son savoir-faire métier, doit s acquitter de prises de vue interprétables par un tiers. Dans un secteur où la confiance n est pas le ressort principal de la coordination, on perçoit aisément les problèmes qui peuvent survenir avec la délégation via les TIC d une partie de l expertise technique. Jean-Luc Metzger (chapitre 11) examine l importance de l acquisition de compétences collectives pour accomplir les activités de télétravail et de téléenseignement. Plus précisément, il montre qu apprendre et travailler à distance nécessite plusieurs catégories de compétences, notamment celles consistant à articuler les différents temps sociaux et à mobiliser un collectif d entraide. L auteur construit une grille d analyse permettant d examiner les formes de lien social (anomie, réseau, microcommunauté) et l applique à plusieurs situations d enquête. Il met ainsi en évidence les effets dysfonctionnels (surtravail, abandon en formation) du manque de collectif dans la mise en œuvre du travail et de l apprentissage à distance. Dans la quatrième partie, Travailler en mobilité : autonomie ou contrôle, Alexandre Largier (chapitre 12), à partir d études comparatives concernant le travail de techniciens en déplacement sur de vastes territoires, mobilise les concepts d autonomie et de contrôle pour mettre en évidence la variété des situations de la mobilité. Celleci se différencie selon le degré de formalisation de l activité, l organisation du temps de travail, mais aussi le type de relation qu entretiennent les salariés ente eux. L auteur souligne que l influence des dispositifs techniques et des supports (planning, dossiers) de l activité sur les modalités d exercice de l autonomie et du contrôle ne peut donc être appréciée qu au travers de l étude des usages. Anca Boboc et Laurence Dhaleine (chapitre 13) concluent l ouvrage par une réflexion prospective à partir d études menées grâce à la méthode Delphi auprès de

Présentation 23 deux groupes d experts (académiques et industriels). Elles proposent un panorama des usages futurs du multimédia mobile et des évolutions des contextes professionnels d usage (mobilité/nomadisme/sédentarité). Les deux auteures insistent dans leur conclusion sur la diversité prévisible des modes d articulation entre contrôle et autonomie, en fonction du contenu des activités et des compétences requises pour traiter une information plus abondante. Ce large panorama offre une base argumentée pour l élaboration de scénarios prospectifs et permet aux auteures de mener une analyse réflexive sur les apports de la méthode elle-même. Si chaque partie traite une question précise, elle ne l épuise pas pour autant et le lecteur pourra trouver dans d autres parties des éléments complémentaires à sa réflexion. Ainsi, le thème de l autonomie, concernant a priori la dernière partie, est également présent, mais de manière secondaire, dans les chapitres 1, 2 et 9. Dans une autre perspective, les centres d appel tiennent une place centrale dans la troisième partie, mais des éléments les concernant sont également présents dans les chapitres 1 et 2. La question des compétences, située au cœur de la partie consacrée à «la mise à distance» du travail, est également présente dans la première et la seconde partie. Quant à la question de la relation client, il en est question en filigrane des chapitres 1, 8, 9, 10. Une lecture croisée de l ouvrage est donc possible en fonction des centres d intérêts. Nous espérons que par ces nombreuses facettes qui constituent autant d entrées dans l ouvrage, le lecteur trouvera dans cette contribution collective, un livre de référence sur la question du travail et des technologies de l information dans les entreprises de service. Bibliographie [ALT 85] ALTER N., La bureautique dans l entreprise, Editions ouvrières, 1985. [ALT 96] ALTER N., Sociologie de l entreprise et de l innovation, PUF, 1996. [ARE 61] ARENDT H., La condition de l homme moderne, Pocket, 1961. [ASK 20] ASKENAZY P., CHRISTIAN G., «Le paradoxe de la productivité : les changements organisationnels facteur complémentaire à l informatisation», Economie et statistique, N 339-340, 2000, 9/10. [BAN 94] DE BANDT J., GADREY J. (sous la direction de), Relations de service, marchés de services, CNRS éditions, 1994. [BER 85] BERNOUX P., La sociologie des organisations, Seuil, 1985. [BOL 99] BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. [BOU 02] BOUSSARD V., CRAIPEAU S., DRAIS E., GUILLAUME O., METZGER J.-L., Le sociomanager. Sociologie pour une pratique managériale, Dunod, 2002.